J’ai trouvé à la Bibliothèque nationale une brochure de sept pages, sobrement titrée Le Correcteur d’imprimerie, demandant pour les correcteurs une augmentation de salaire. Achevée d’être rédigée à Paris le 10 octobre 1867, elle est signée de « Cyrille Pignard, correcteur, Rue de l’École-de-Médecine, 111 », et imprimée chez « Félix Malteste et Ce, 22, rue des Deux-Portes-Saint-Sauveur [rue Dussoubs depuis 1881, 2e arrondissement] ».
« Aux yeux d’un homme de lettres ou d’un éditeur ignorant du fait, écrit Pignard, le correcteur passe pour tenir le premier rang dans la hiérarchie administrative d’une imprimerie » et « doit toucher un beau denier dans la rétribution des services rendus ». « Nous sommes bien loin de cette réalité », se lamente notre confrère. « Notre salaire quotidien varie de 5 à 6 francs1, et cela depuis de bien longues années, sans aucune amélioration dans notre sort ; tandis que le travail de l’ouvrier subit chaque jour une amélioration proportionnée aux exigences de la vie matérielle. » Encouragé par la récente création de la Société des correcteurs (en 1866, avec le soutien de l’imprimeur Ambroise Firmin-Didot), il demande donc « la juste rémunération [des] travaux [du correcteur]». Voici son argumentaire.
“Nos voix n’avaient pas d’écho”
« Jusqu’ici nous avons vécu d’une vie égoïste ; aucun lien fraternel n’est venu réunir les faisceaux disjoints de notre corporation. Disséminés un par un, deux par deux, dans toutes les imprimeries de Paris, éparpillés sans moyens d’entente, sans lien de cohésion, nos réclamations individuelles se sont produites, nous avons protesté contre la situation anomale qui nous était faite ; mais nos voix n’avaient pas d’écho, nous prêchions dans le désert.
« Grâce à notre nouvelle association, qui promet les plus heureux résultats, toute force nous est donnée pour nous faire entendre et revendiquer au nom de tous les droits de chacun. Des mesures énergiques doivent être prises dans l’intérêt commun, une rénovation complète est nécessaire. Je propose donc d’appliquer les six bases suivantes au nouvel ordre de choses, avec l’adhésion toutefois de MM. les maîtres imprimeurs, chose indispensable, je l’avoue ; je prie en outre, ces messieurs d’excuser la forme impérative de mes conclusions, forme que j’ai choisie pour sa clarté et sa précision.
« 1o MM. les maîtres imprimeurs ne recruteront leur personnel de correction que dans notre Société même.
« 2o Toute personne désirant faire partie de notre corporation devra préalablement être examinée par une commission nommée ad hoc et choisie au sein même de la Société2.
« 3o Le correcteur sera sous la dépendance immédiate du maître imprimeur.
« 4o Le correcteur attaché aux journaux quotidiens touchera 3,000 francs d’appointements par année au minimum.
« 5o Le correcteur attaché à une imprimerie pour toutes lectures aura droit à 9 francs par jour pour neuf heures de travail effectif.
« 6o Les épreuves lues aux pièces, premières ou bons à tirer indistinctement, seront payées à raison de 8 francs pour 100 francs de composition. Quant aux surcharges, le prix en sera loyalement débattu entre les intéressés.
« Toutes ces mesures me semblent parfaitement réalisables. Je sais que quelques-unes m’aliéneront certains esprits ; on me fera certainement des objections, mais je les attends de pied ferme, et suis profondément convaincu que par cette voie seule nous pouvons atteindre notre but et nous relever de notre déchéance imméritée. Cette vieille maxime trouve ici tout naturellement sa place : Qui veut la fin veut les moyens.
« Quant à la question de salaire, nos réclamations ne me semblent pas outre-passer3 les bornes du droit, du juste. Cette question est d’une majeure importance non-seulement sous le rapport matériel, mais encore et surtout pour l’élévation du niveau moral et intellectuel de notre association. En effet, combien de jeunes gens, riches de science, d’intelligence et de santé, choisiraient notre profession de préférence à bien d’autres, au professorat par exemple, s’ils n’en étaient détournés par le fantôme menaçant du mal-être et des privations continuelles, par la triste perspective de ne travailler que pour du pain, et d’être, après une longue existence de labeur incessant, aussi avancés au seuil de la mort qu’à l’aurore de la vie ! Que dis-je ? plus pauvres, car au moins au printemps de la vie on chérit l’avenir avec toute la foi de l’illusion, on caresse le plus doux des songes, l’espérance ! — Il ne faut pas perdre de vue que la correction n’est pas un refuge pour certains personnages qui se disent déclassés4, pas plus que pour le vieux typographe, dont les doigts raidis par les ans ne savent plus lever la lettre. Non, c’est une carrière libérale par excellence, qui a fourni à la société maintes illustrations, qui est appelée, je n’en doute pas, à en fournir encore, et dont nous devons tous tenir haut le drapeau !
Pour l’intérêt de tous
« Je ferai remarquer que les mesures dont nous demandons l’adoption ne sont pas prises uniquement dans nos intérêts, elles sauvegardent encore ceux du maître imprimeur. En augmentant le salaire du correcteur, le patron choisira tout naturellement les hommes les plus éclairés, et le nombre de ces énormités qui font quotidiennement le désespoir et la torture des journalistes et des auteurs ira sans cesse en diminuant et finira même par se restreindre aux rares exceptions. Il est en outre à remarquer que le correcteur qui lit bien lit vite une épreuve ; or, en suivant cette donnée, le personnel de correction sera moindre, les épreuves seront mieux lues, le correcteur sera mieux payé, plus considéré, le maître imprimeur ne payera pas davantage ; en un mot, il y aura satisfaction de part et d’autre.
« On a souvent mis en avant la question de compter à l’auteur le travail du correcteur ; mais l’objection qui se présente est tellement irréfutable qu’on a dû forcément y renoncer. En effet, l’auteur peut répondre par cette argumentation irrésistible : Je paye tant pour l’impression de mon ouvrage ; je ne puis entrer dans les détails de mauvaise exécution ; je paye tant pour être imprimé, et non pour que l’on me gâte mon travail, etc. — Mais comme la mauvaise exécution typographique provient souvent des mauvais manuscrits, ne pourrait-on pas faire exécuter par des correcteurs spéciaux un travail de révision, de préparation de copie, de retranscription même, lorsque l’écriture est illisible ou à peu près, — ce qui n’arrive que trop fréquemment, car nous sommes à même de savoir que les auteurs, en général, ne brillent pas par la calligraphie, — et coucher cette dépense sur le mémoire d’impression, avec cette légende : Préparation de copie ?
« Je soumets ces quelques observations à la réflexion de MM. les maîtres imprimeurs, en les priant de s’enquérir par eux-mêmes si j’ai forcé les couleurs du triste tableau de notre situation. Puissent-ils y mettre un terme et nous donner un peu de bien-être. Nous n’avons pas de tarif, nous travaillons à discrétion ; nos plaintes ne fatiguent pas souvent leurs oreilles ; en revanche, nous nous adressons à leur conscience. Mon Dieu ! nous demandons bien peu de chose, comme Diogène : notre place au soleil. »
- Information à peu près confirmée par Larousse en 1869 : « Le maximum du traitement des correcteurs en seconde, dans les maisons dites à labeurs, c’est-à-dire dans celles où se font les ouvrages de longue haleine, ne dépasse pas 8 fr. pour dix heures de travail ; et encore ce prix est-il exceptionnel : deux ou trois correcteurs au plus, à Paris, sont arrivés à ce chiffre de salaire, qui représente à peine une somme annuelle de deux mille deux ou trois cents francs, défalcation faite des jours fériés, c’est-à-dire à peu près les appointements d’un troisième de rayon aux Villes de France ou au Bon marché ! La grande majorité des correcteurs en seconde touche de 6 à 7 fr. par jour (de 10 heures). » Voir mon article.
- Ce sera une réalité au Syndicat des correcteurs de Paris, fondé en 1881, ancêtre de l’actuelle section des correcteurs du Syndicat général du Livre et de la communication écrite CGT.
- Le trait d’union disparaîtra dans le Dictionnaire de l’Académie en 1878.
- Il est probable de Pignard réponde ici à Eugène Boutmy, qui écrivit l’année précédente : « Et pourtant, qu’est-ce que le correcteur ? D’ordinaire un déclassé, un transfuge de l’Université ou du séminaire, une épave de la littérature ou du journalisme, et que les circonstances ont fait moitié homme de lettres, moitié ouvrier. » Voir De savoureux portraits de correcteurs.