Je reproduis ci-dessous un texte publié en une du quotidien La Démocratie (Paris), le 17 avril 1914, sous le titre de rubrique « Libres propos ».
« S’il est homme critiqué, c’est bien le correcteur, celui qui s’est donné dans sa vie, la très fâcheuse mission de corriger dans une toute petite pièce donnée comme l’on donne une aumône, les inévitables « coquilles » si généreusement distribuées par les typographes. Sa besogne est aride, parfois amère : sous la blanche lumière d’une lampe, il parcourt de ses yeux fatigués des épreuves plus ou moins lisibles ; un doigt de sa main gauche fixé sur la copie de l’auteur, suit la succession ininterrompue des lignes et le fil d’Ariane d’une pensée dont le reflet est parfois rebelle et dont la continuité s’interrompt soudain sous le fâcheux effet d’un quelconque distraction.
« Derrière l’humble personne de ce travailleur modeste, les linotypes chantent leur monotone mélopée : elle n’a rien d’harmonieux cette succession de bruits qui imite à s’y méprendre le cliquetis de fantastiques cisailles qui s’agiteraient dans le vide : une désagréable odeur de plomb fondu s’attarde dans l’atmosphère de l’atelier : les lampes électriques projettent sur les machines et sur les gens le brillant reflet de leur impassible clarté. Obstinément penché sur les placards que le prote transmet avec une désespérante régularité, le correcteur examine soigneusement les lignes rigides, fixe les lettres, surveille une ponctuation capricieuse et veille avec un soin jaloux à ce que rien ne défigure la pensée d’un auteur inconnu.
« Ô l’obscure tâche !
« Les connaissances de ce paria des ateliers de typographie doivent être assez étendues pour qu’elles puissent facilement embrasser tous les domaines de l’intellectualité : un dictionnaire est le compagnon fidèle et discret, le précieux arbitre qui résout tous les conflits entre l’orthodoxie et la syntaxe : la patience est la vertu nécessaire et son rôle est d’autant plus ingrat qu’elle doit s’exercer en des heures de fièvre et de surmenage, alors que la pensée devance avec une inquiétude fébrile une plume trop rétive et trop lente à son gré.
« La monotomie [sic] apparente des heures sombre dans le souci de ne point retarder le labeur des typographes : aussi, est-ce d’un œil bienveillant que le correcteur à ses rares instants de loisirs voit les formes du journal s’emplir : les lignes s’ajoutent aux lignes[,] les paragraphes aux paragraphes, les colonnes aux colonnes : une masse uniformément noire donne à ces heures une de ces joies que des profanes ne soupçonnent point : nous n’aurions jamais cru que le plomb, ce vil et populaire métal, pût éveiller d’aussi douces émotions…
« Dans la solitude de ton bureau, travaille petit correcteur : obstine-toi avec amour sur l’ingrate tâche et songe à ceux qui, le lendemain, liront ce journal sur lequel tes yeux se sont si patiemment attardés : songe à tout cela, songe au bien que pourront faire dans les âmes les lignes corrigées par toi, et dis-toi que ton humble travail a contribué à reproduire avec le plus de fidélité possible, la pensée de ceux qui se sont consacrés au rude apostolat de la plume.
L. de J. »