Le monsieur n’était sans doute pas commode. « Socialiste utopique et disciple de Fourier, [Alphonse Toussenel (1803-1885)] était aussi anglophobe et antisémite. […] Ses études d’histoire naturelle […] lui servaient parfois à exprimer ses pensées philosophiques1. » Son œuvre principale est L’Esprit des bêtes. Vénerie française et zoologie passionnelle2. Dans un Avertissement à la première édition (Librairie sociétaire, 1847), ses éditeurs prennent leurs distances avec ses propos : « […] nous n’endossons point la responsabilité de certaines doctrines dans lesquelles il semble se complaire, notamment ses théories au sujet du capital, et ses sentiments à l’égard du Juif et de l’Anglais. » Suit une page d’errata, volontairement placée en tête d’ouvrage, où Toussenel s’en prend au correcteur. J’avoue que l’éloquence de l’auteur m’a assez amusé.
ERRATA
« La plupart des écrivains ont encore la singulière habitude de placer à la fin de leurs volumes une page de rectifications qu’ils intitulent errata, et dans laquelle ils se complaisent à entasser tous les crimes de la typographie. Cette disposition m’a toujours paru peu logique, parce qu’il est peu logique d’attendre que les gens se soient cogné le nez pour leur crier : casse[-]cou ! Jugeant donc que le meilleur moyen d’empêcher le lecteur de tomber dans un piège était de lui signaler le péril à l’avance, j’ai rompu avec l’usage, et j’ai placé cette page des crève[-]cœurs, cette page des rectifications en tête de l’ouvrage, pour que chacun fût tenu de la lire.
« Un philosophe immense, Gavarni, a écrit : « Chacun sa misère ! Le lièvre a le taf3, le chien les puces, le loup la faim ; l’homme a la soif… et la femme a… l’ivrogne ! »
« L’Auteur a le Correcteur, dont l’analogie est à faire. Le pire de tous les correcteurs est le correcteur trop savant, l’amant jaloux de la grammaire, l’ennemi de la fantaisie et de la couleur locale. C’est à lui que j’en ai4. C’est contre sa tyrannie que je proteste par les lignes ci-après.
« J’avais écrit, page 32 de l’Introduction : toutes les sciences sont la même, ce qui n’est peut-être pas français, mais ce qui a un sens clair ; le correcteur a imprimé : toutes les sciences sont les mêmes ; ce qui est peut-être français, mais ce qui n’a aucun sens. Le lecteur est prié de lire : sont la même.
« J’avais écrit, page 180, que le domaine du cheval s’étendait des portes de la Chine aux rives du Danube. Le tyran, porté à suspecter d’exagération toute assertion de chasseur, a substitué de son autorité privée les portes de l’Asie, qui commencent tout près de la fin du Danube, à celles de la Chine ; ce qui pourrait bien diminuer de quelque million de lieues carrées l’empire du cheval. Dans l’intérêt du noble quadrupède, je ne saurais accepter une pareille réduction.
« J’avais dit, article rat, page 244, que le perroquet nocturne et le diablotin de la Guadeloupe habitaient des terriers comme le tadorne (canard des Alpes). On a imprimé : des terrains, ce qui ne signifie rien du tout ; ce qui est une erreur d’autant plus déplorable, que la circonstance de la demeure souterraine était indispensable ici pour expliquer la destruction des deux espèces par le rat.
« Si la fantaisie me prend de poster mes chasseurs au crochet5 comme dans l’histoire du professeur de mathématiques à lunettes, le correcteur me fait dire : porté au crochet.
« C’est lui aussi et non pas moi qui attribue à l’ours la passion des olives ; j’avais dit des alises, ce qui est tout différent. Suum cuique6.
« Par exemple, c’est bien moi et non pas lui qui ai prêté aux abeilles cette répartition éminemment vicieuse (grammaticalement parlant) : à chacun suivant leurs besoins. lci le correcteur est innocent, ou du moins il n’a commis d’autre crime que de n’avoir pas corrigé.
« C’est encore moi, moi tout seul qui me suis avisé de raccourcir de cent ans l’âge des jeunes vierges de Jupiter, pour avoir confondu avec une légèreté sans excuse l’année de cette planète avec celle de Mars. Que le mépris de l’astronomie ne retombe que sur moi !
« Je connais un cabiai de la taille d’un énorme porc-épic et qui n’a que fort peu de rapports avec le cochon d’Inde des collèges. Si j’ai bien voulu accepter la dénomination de cabiai pour ce dernier quadrupède, c’est par pure complaisance ; qu’on ne le trouve pas mauvais.
« Ces crimes-là sont les erreurs capitales de ce volume, avec quelques omissions de particule et quelques confusions de genre, quos [sic, quas7]… incuria fudit8, comme dit Horace, et sur lesquelles il serait véritablement puéril de s’arrêter. Que le lecteur nous pardonne donc nos offenses, ainsi que nous les pardonnons au correcteur qui nous a offensé. […] »
J’avais déjà publié un texte du xviie siècle disant que « la plûpart des Correcteurs d’Imprimerie ne sont pas de fort habiles gens, parce que ce métier si necessaire & si utile, n’a rien qui attire les personnes d’esprit ». Toussenel en a, lui, après les correcteurs trop savants.
☞ Lire aussi « Sainte-Beuve recadre son correcteur ».
- Fiche Wikipédia.
- Où il ne cache pas son nationalisme, écrivant par exemple (p. 116) que la France est « une terre où Dieu avait placé le cœur de l’humanité et le foyer de vie intellectuelle, d’où devaient jaillir jusqu’aux extrémités du monde le sang régénérateur, l’idée régénératrice de liberté et de fraternité, la terre du Bon Dieu en un mot, la commune patrie des autres peuples, où toute cause juste devait être sûre de trouver des martyrs, tout proscrit un refuge ». Cité par Metapedia.
- La peur, la frousse. Voir taf dans le TLF.
- Que j’en ai, pour que j’en veux (deux barbarismes pour un !) (Note du correcteur.)
- « Angle de l’enceinte où l’on a vue sur deux routes », précise-t-il entre parenthèses, à la page incriminée.
- « À chacun le sien. » Voir Jedem das Seine, sur Wikipédia.
- Comme quoi un correcteur peut être utile…
- « Que la négligence a répandues » — Art poétique.