Conte de Noël : Victor, the printer’s devil

À l’oc­ca­sion des fêtes de Noël, j’ai choi­si de publier une belle his­toire de fra­ter­ni­té humaine, liée au monde de l’im­pri­me­rie, publiée à Paris au milieu du xixe siècle. Un prin­ter’s devil est un appren­ti com­po­si­teur, employé très jeune pour les tra­vaux les plus salis­sants de l’a­te­lier. Sou­vent mal­trai­té par les ouvriers comme par les maîtres, il doit apprendre à se défendre, tant phy­si­que­ment que ver­ba­le­ment, et devient « un vrai diable, tapa­geur, tour­men­teur, rai­son­neur, flâ­neur, batailleur » (dixit l’in­tro­duc­tion du texte). Mais Vic­tor va mon­trer aus­si sa géné­ro­si­té. (J’ai res­pec­té l’or­tho­graphe et la ponc­tua­tion d’o­ri­gine, ne cor­ri­geant que les rares coquilles.) 

Une des gra­vures illus­trant le texte The Prin­ter Devil. Une vision bien trop propre, étant don­né les tra­vaux qu’on réserve à l’apprenti.

Vic­tor Dutuy, grand et gros gar­çon de qua­torze ans, appren­ti com­po­si­teur depuis deux ans chez M. Fié­ville, impri­meur à Rouen, n’était pas moins franc gamin que tous ses hono­rables col­lègues de la même par­tie. Je ne vous dirai pas non plus que sa toi­lette était plus soi­gnée, ses manières plus choi­sies, sa conver­sa­tion plus recher­chée que celle de tous ses cama­rades. C’était un vrai prin­ter devil1 dans toute l’acception du mot ; cepen­dant, sous cette rude et assez gros­sière écorce, bat­tait un cœur sen­sible. Vic­tor s’enthousiasmait à la lec­ture d’un beau trait2 ; un acte de géné­ro­si­té le trans­por­tait ; tout ce qui était noble et beau trou­vait faci­le­ment le che­min de son [â]me. Ne vous figu­rez pas pour­tant que Vic­tor épan­chât ses émo­tions en phrases plus ou moins sen­ti­men­tales ; le gar­çon était fort peu excla­ma­tif et phra­seur encore moins. C’est beau ça ! s’écriait-il, et là s’arrêtait son expan­sion. Ou bien : Voi­là un gaillard qui peut se van­ter d’avoir mon estime… Et c’était tout. Mais pour ne pas par­ler beau­coup, Vic­tor ne pen­sait pas moins. Or, vous sau­rez que les parens3 de Vic­tor, sans être riches, étaient de labo­rieux ouvriers qui vivaient assez bien, et lais­saient à leur fils le pro­duit de son tra­vail, pro­duit bien mince encore, avec la seule recom­man­da­tion d’en faire un bon usage ; ils avaient assez de fois éprou­vé leur enfant, pour lui don­ner, sans dan­ger, cette hono­rable marque de confiance.

L’étrange voisin d’en face

Dans la mai­son qu’habitait la famille de Vic­tor, et dans une chambre, dont les fenêtres don­naient juste en face des croi­sées de celui-ci, vivait un pauvre jeune homme, dont l’existence sin­gu­lière, la tour­nure et les manières étaient de nature à exci­ter une curio­si­té moins prompte à s’allumer que celle de notre gar­çon. Léon, le jeune homme en ques­tion, sor­tait régu­liè­re­ment tous les jours vers neuf heures du matin, et s’absentait jusque vers cinq heures de l’après-midi ; alors, il ren­trait chez lui, et ne sor­tait plus que le len­de­main à la même heure que la veille. D’un aspect sérieux, quoique doux, d’une poli­tesse constante, mais froide, vis-à-vis de tous ses voi­sins, Léon ne s’était lié avec aucun d’eux, ce qui contri­buait davan­tage encore à lui atti­rer leur atten­tion ; car les gens du peuple sont géné­ra­le­ment com­mu­ni­ca­tifs ; ils aiment à se lier entre eux ; ils savent qu’à tout ins­tant, ils peuvent avoir besoin l’un de l’autre, et il est mille cir­cons­tances o[ù] la bonne volon­té d’un voi­sin obli­geant n’est pas à dédai­gner. La conduite de Léon devait donc leur sem­bler étrange, et ils se deman­daient ce que pou­vait être et faire le pâle et sévère jeune homme. Vic­tor n’était pas un des moins empres­sés de sou­le­ver le voile qui cou­vrait la vie du voi­sin mys­té­rieux ; mais, plus naïf et plus har­di que les autres, il ne man­quait pas une occa­sion de s’en rap­pro­cher. S’il le voyait paraître un moment à sa fenêtre : « Bon­jour, M. Léon, vous vous por­tez bien, » lui disait-il aus­si­tôt. Si par hasard, il le ren­con­trait le dimanche, sor­tant ou ren­trant, il ne man­quait pas de phrases toutes faites pour cher­cher à enta­mer la conver­sa­tion : « Il fait bien beau aujourd’hui, M. Léon, est-ce que vous n’irez pas pro­me­ner un peu : vous res­tez tou­jours enfer­mé chez vous, cela doit nuire à votre san­té. » Le jeune homme sou­riait avec bien­veillance aux avances ami­cales de Vic­tor, lui répon­dait en peu de mots, et remon­tait chez lui, ou quit­tait sa croi­sée. Il était évident que ce jeune homme tenait à ne pas se lier avec aucun de ses voisins.

Plus d’une fois, à une heure avan­cée dans la nuit, Vic­tor avait vu la chambre de Léon encore éclai­rée, et, à tra­vers les légers rideaux de mous­se­line, il avait cru l’apercevoir assis à sa table et tra­vaillant. Il n’en fal­lait pas davan­tage pour por­ter au plus haut degré l’intérêt que lui ins­pi­rait déjà le jeune homme stu­dieux et ran­gé ; d’autant plus que rien dans sa per­sonne ne res­pi­rait l’aisance : « C’est un pauvre diable, s’était dit Vic­tor, qui se tue le corps et l’âme à tra­vailler, et qui ne m’a pas l’air du tout bien calé4, fau­dra voir ça un peu… » Mais com­ment arri­ver à la décou­verte de ce qui l’intéressait si fort ; car, mal­gré son édu­ca­tion impar­faite, il sen­tait bien qu’il y aurait eu de la bas­sesse à com­mettre une indis­cré­tion, et qu’il pou­vait, par une impru­dente curio­si­té, se rendre impor­tun à celui qui en était l’objet, et peut-être même lui cau­ser une peine réelle ; il se creu­sait donc inuti­le­ment l’esprit et déses­pé­rait d’arriver à son but ; les cir­cons­tances le ser­virent mieux que ses petits calculs.

“Un de ces jeunes amans de la gloire”

Un jour vint où le jeune homme ne sor­tit pas ; cha­cun s’en éton­na ; puis, un autre jour sui­vit celui-ci, et un troi­sième encore ; depuis trois jours, on n’avait pas vu Léon, et le cœur de ces bonnes gens s’émouvait d’inquiétude pour le pauvre iso­lé. Vic­tor, plus que les autres, en éprou­vait une véri­table peine ; il avait pres­sen­ti que quelque grand mal­heur acca­blait son voi­sin. Le soir du troi­sième jour venu, il réso­lut de mettre un terme à son incer­ti­tude : quand toutes les lumières furent éteintes aux divers étages de la mai­son, il prit sa chan­delle et se diri­gea vers son voi­sin. Il frappe… Point de réponse… Il frappe encore… Même silence… Il regarde… La clé n’est point sur la porte… Quelque chose dit à Vic­tor qu’il ne doit point s’arrêter à la vaine crainte d’affliger le jeune homme ; il pousse for­te­ment la porte, dont la ser­rure, vieille et usée, cède à ses pre­miers efforts… Il s’avance dans l’intérieur de la chambre… Un spec­tacle affreux s’offre à sa vue… Léon est éten­du sans connais­sance sur son mau­vais gra­bat, et, à la pâleur de ses joues, à la froi­deur de tout son corps, il est facile de voir qu’il est depuis long-temps dans ce dan­ge­reux état. Vic­tor sent qu’ici sa bonne volon­té est impuis­sante ; il rentre pré­ci­pi­tam­ment chez lui, et aver­tit son père de ce qu’il vient de faire et de voir. Celui-ci n’hésite pas ; en deux minutes, il est habillé, et bien­tôt un méde­cin, ame­né par lui, vient don­ner des soins au pauvre jeune homme. À la pre­mière ins­pec­tion, il déclare que le malade est tom­bé de fai­blesse et d’inanition.….5 D’inanition ! s’écrie Vic­tor, lorsqu’il n’avait qu’à par­ler pour nous voir tous venir à son secours : ce que c’est que l’orgueil !… Après une heure de soins empres­sés, Léon revient à lui ; mais il divague ; il a le délire… Et des mots, entre­cou­pés et sans suite, se pressent sur ses lèvres. — « La gloire.… Vain songe ! Mou­rir si jeune… Sans avoir rien fait… Repous­sé par tout6… Pas un édi­teur… Une œuvre si com­plète… Le fruit de tant de veilles.… Périr avec moi… Sans avoir vu le jour… Et pour être pla­cée au rang des plus belles,… il ne manque peut-être à mon œuvre, que de pou­voir être appré­ciée du public… » Tels sont les lam­beaux de phrases que pro­nonce le jeune homme. — Vic­tor a tout com­pris. — Léon est un de ces jeunes amans de la gloire, qui la recherchent à tout prix ; c’est un auteur, un poète peut-être, qui meurt de faim parce qu’il n’a pas un nom illustre, et qu’aucun édi­teur ne veut se don­ner la peine de lire son œuvre, ni cou­rir le risque de l’éditer…

Le len­de­main, le malade va mieux ; on peut espé­rer son retour à la san­té ; mais la conva­les­cence sera longue et pénible… Cepen­dant, Vic­tor rentre tou­jours une heure plus tard, et part pour son ate­lier une heure plu­tôt ; la famille remarque avec plai­sir cet accrois­se­ment d’activité et croit que son enfant songe à aug­men­ter ses petits profits.

“Un grand Monsieur noir”

Les jours ont fait place aux semaines, et les semaines aux mois ; Léon ne s’est pas encore levé de son lit : le jour est enfin venu, où il va lui être per­mis de se remettre peu à peu à ses tra­vaux ; ses bons voi­sins sont venus à son secours, et il ne manque de rien… Ils sont tous pré­sens, lorsqu’appuyé sur le bras de madame Duty, il se lève, et se dirige vers son bureau.… Il s’assied, et remue des papiers entas­sés les uns sur les autres ; il cherche avec agi­ta­tion.…. Enfin, lorsqu’il semble avoir acquis la preuve que l’objet dont il s’inquiète est dis­pa­ru ; il penche sa tête sur sa poi­trine, et des pleurs rares et brû­lans coulent le long de ses joues ; on s’empresse autour de lui… On le ques­tionne… Il se lève enfin, et d’une voix forte, quoique pleine de larmes, il s’écrie : J’avais com­po­sé un ouvrage, c’était tout mon espoir ; pen­dant ma mala­die, mon manus­crit est dis­pa­ru ; on me l’a volé sans doute… À ces mots, la porte, entr’ouverte depuis quelques ins­tans, s’ouvre tout-à-coup7 ; c’est Vic­tor : — On ne vous a pas volé votre manus­crit, M. Léon, parce qu’il n’y a pas de voleur par­mi des braves gens comme nous ; mais on vous l’a impri­mé, et le voi­là, ajoute-t-il en lui remet­tant un volume tout fraî­che­ment bro­ché. — Impri­mé ! Mon ouvrage impri­mé ! — Et tiré à 1,500 exem­plaires, M. Léon. — Et quel est l’ange conso­la­teur à qui je dois un tel bien­fait. — N’y a pas d’ange là-dedans, M. Léon, c’est votre ser­vi­teur. — Quoi ! il serait pos­sible ! Oh ! viens, Vic­tor, bon et géné­reux enfant, viens que je t’embrasse comme mon meilleur ami, comme mon frère ! je te dois deux fois la vie ; car je te devrai peut-être la célé­bri­té. — Cela se pour­rait, M. Léon. — Que veux-tu dire ? — C’est qu’il y a un grand Mon­sieur noir, qui vient quel­que­fois à l’imprimerie, et qui dit comme ça que c’est fiè­re­ment beau ce qu’il y a là-dedans. — Et pen­dant que Léon consi­dère son volume, l’ouvre à toutes les pages, semble en contem­pla­tion devant lui, et recueilli dans un bon­heur inex­pri­mable, cha­cun de ques­tion­ner Vic­tor… C’est donc pour ça que tu tra­vailles par jour deux heures de plus depuis deux mois. — Oui, papa ; mais je ne suis pas seul, et quand je leur ai conté la chose, les autres ont vou­lu s’y mettre aus­si, et tous les ouvriers y ont tra­vaillé. — Ah ! vous êtes tous de braves gens ; viens, mon Vic­tor, que je t’embrasse. — Et les impri­meurs ? — Ont tra­vaillé une heure de plus aus­si. — Mais le papier ? — Je gagne 10 sous par jour, je les ai mis ; on a fait, pour ce qui man­quait, une col­lecte dans l’atelier, et voi­là. — C’est donc bien beau ce livre-là. — Je ne sais pas, moi ; mais d’après ce qu’a dit le grand Mon­sieur noir, dont je vous par­lais tout à l’heure, et qui paraît s’y connaître, faut croire que c’est très-beau. — Qu’est-ce que c’est que ce grand Mon­sieur noir que tu nous dis ? — Je ne sais pas non plus ; mais il m’a deman­dé l’adresse de M. Léon, et je la lui ai don­née ; peut-être qu’il vien­dra ; mais on entre ; tenez, c’est jus­te­ment lui… Vous vou­lez par­ler à M. Léon ? Le voi­là, Mon­sieur. — Il ne fal­lut rien moins que ces paroles pour tirer Léon de l’extase où il était plon­gé. — Mon­sieur, j’ai par­cou­ru votre ouvrage à l’imprimerie ; il me paraît aus­si bien pen­sé que bien écrit ; je venais vous pro­po­ser de m’en rendre l’éditeur, pour la pre­mière et la deuxième édi­tion, moyen­nant 6,000 francs. Léon accep­ta avec empres­se­ment… Quand l’éditeur fut sor­ti : Mon jeune pro­tec­teur, dit-il à Vic­tor, com­ment te témoi­gner ma recon­nais­sance ? Je sens bien que je ne puis ni ne dois te par­ler de récom­pense… — Eh ! vous avez bien rai­son, M. Léon, je ne vends pas mes ser­vices à mes amis, je les donne, et si vous vou­lez bien me regar­der comme votre ami, ce sera ma meilleure récom­pense. — Oh ! oui, mon ami, tu le seras, et tou­jours, toi qui m’as ouvert le che­min de la gloire.

Grâce à ce pre­mier ouvrage qui l’a pla­cé au rang qui lui appar­te­nait par­mi les écri­vains, Léon est deve­nu un homme célèbre ; il est riche aujourd’hui ; son ami Vic­tor a ache­té, avec la bourse de Léon, un bre­vet d’imprimeur, et il exerce à son compte.

Il faut voir comme les édi­tions des œuvres de M. Léon, impri­mées chez Vic­tor Dutuy, sont cor­rectes, élé­gantes et soi­gnées. Il n’y en a pas qui puisse lut­ter avec elles pour la beau­té des carac­tères et la net­te­té du tirage. Vic­tor Dutuy y met tant de zèle, de goût et d’exactitude, qu’il est facile de voir qu’il tra­vaille.…. comme pour un ami.….

Que conclure de tout ce qui pré­cède ?… Que, dans toute[s] les classes de la socié­té, ou peut ren­con­trer des indi­vi­dus qui en sont l’honneur, et qui le seraient encore des classes les plus éle­vées ; que jamais la per­sé­vé­rance, le tra­vail et la bonne conduite, ne demeurent sans récom­pense. Voyez plu­tôt : Léon était sage autant que tra­vailleur ; il ins­pi­ra de l’intérêt à tous ses voi­sins, et cet inté­rêt ne fut pas sté­rile puisqu’au jour du besoin tous s’empressèrent autour de lui. Mais la géné­ro­si­té de carac­tère, l’humanité de Vic­tor, por­tèrent aus­si leurs fruits : Léon, d’abord pro­té­gé par lui, devint à son tour son pro­tec­teur, et lui ren­dit en recon­nais­sance ce qu’il en avait reçu en huma­ni­té. Gar­dez-vous pour­tant de croire que tou­jours une bonne action trouve ain­si sa récom­pense. Non : l’on ren­contre beau­coup d’ingrats, qui, loin d’aimer leurs bien­fai­teurs, semblent rou­gir du ser­vice qu’on leur a ren­du, et pour qui la recon­nais­sance est un pesant far­deau. Est-ce une rai­son pour ces­ser d’être bien­fai­sant ? Non certes ; l’homme géné­reux fait le bien pour le plai­sir de le faire, pour le bien­fait lui-même ; il ne compte sur la recon­nais­sance de per­sonne ; sa récom­pense, c’est l’estime des hon­nêtes gens, la satis­fac­tion, dont l’accomplissement d’une bonne action rem­plit tou­jours notre cœur, et enfin la cer­ti­tude, qu’à défaut même de l’estime des hommes et de la gra­ti­tude des obli­gés, Dieu, qui n’oublie jamais, lui tien­dra compte de ses œuvres.

ARTHUR DE FILLIÈRE.

Extrait de : « The Prin­ter Devil. (Le diable de l’im­pri­me­rie.) », dans Les Enfans peints par eux-mêmes, sujets de com­po­si­tion don­nés à ses élèves par Alexandre Saillet, maître de pen­sion. Paris, Deses­serts, édi­teur, pas­sage des Pano­ra­mas, gale­rie Fey­deau, 13, 1841, p. 164-170.


  1. En anglais, la bonne ortho­graphe est prin­ter’s devil. Voir le Wiki­pe­dia anglais. ↩︎
  2. Acte ou parole. Pen­ser à trait de géné­ro­si­té ou trait de génie. ↩︎
  3. Bien que cette ortho­graphe ait été rec­ti­fiée par l’A­ca­dé­mie en 1835, ce texte l’é­crit encore « à l’an­cienne », de même que, plus loin, amans, long-temps, plu­tôt ou très-beau. ↩︎
  4. Bien éta­bli, riche. ↩︎
  5. J’ai lais­sé le nombre de points de sus­pen­sion d’o­ri­gine. ↩︎
  6. Coquille : par­tout. ↩︎
  7. Fau­tif, même à l’é­poque : tout à coup. ↩︎

“Parler d’amour”, romance d’un correcteur, 1939

Dans une nou­velle inédite de Lucien Ray, publiée par la revue Ciné­monde, Sté­pan Arkai­le­vitch, amou­reux de Simone, n’ose lui avouer un ter­rible secret : pour sur­vivre, il a dû, un temps, se résoudre à « d’obs­cures besognes de cor­rec­teur d’im­pri­me­rie ». Mais en lui bat « un cœur affec­tueux et tendre ». Extraits.

photo illustrant la nouvelle "Parler d'amour" dans "Cinémonde" n° 576, novembre 1939
Illus­tra­tion de la nou­velle « Par­ler d’a­mour », dans Ciné­monde, 1939.

Une ten­dresse ardente et sin­cère unis­sait ces deux êtres qui n’a­vaient pas de secret l’un pour l’autre. Une confiance entière et jus­ti­fiée s’é­tait éta­blie entre eux une fois pour toutes.

Pour­tant, en dépit d’une entente par­faite, il y a des sujets que les couples les plus unis pré­fèrent ne pas aborder.

Quel être n’a pas sa tare secrète, sa souf­france cachée qu’il redoute de dévoi­ler même à l’être qu’il aime le mieux au monde et qui pour­tant est capable de com­prendre et de cal­mer sa dou­leur ? Simone en voyant son mari si défait com­prit aus­si­tôt le motif de sa détresse, de son angoisse.

Sté­pan, d’o­ri­gine étran­gère, était arri­vé très jeune à Paris où il avait fait ses études et connu des débuts dif­fi­ciles. Des années durant, il lui avait fal­lu lut­ter pour pour­suivre ses cours, vivre misé­ra­ble­ment d’obs­cures besognes de cor­rec­teur d’im­pri­me­rie, tra­vaillant la nuit dans une atmo­sphère char­gée de vapeurs plom­bées, au milieu du vacarme des lino­types, du fra­cas des rota­tives.

Sté­pan, avec beau­coup de cou­rage, avait lut­té, lut­té contre la fatigue, contre la faim et contre l’amour.

C’est contre l’a­mour qu’il devait com­battre avec le plus d’o­pi­niâ­tre­té, parce qu’il avait un cœur affec­tueux et tendre, un besoin d’ai­mer invin­cible, une soif de ten­dresse qui le tour­men­tait nuit et jour. Mais il ne se sen­tait pas le droit de lier à son exis­tence pré­caire une autre exis­tence. Pour ne pas suc­com­ber à la ten­ta­tion, il adop­ta une atti­tude néga­tive devant l’a­mour. Il en rit, il le nia, il le raya de sa vie.

Cela dura long­temps ain­si, jus­qu’au jour où il ren­con­tra Simone. Ce jour-là, mal­gré ses théo­ries, il tom­ba éper­du­ment amou­reux et il dut recon­naître que sa tris­tesse en fut toute illu­mi­née. De longs mois, il ado­ra en silence Simone qu’il voyait chaque jour et qui ne se dou­tait pas de la pas­sion qu’elle avait éveillée.

Mais tout finit bien :

Gal­va­ni­sé par cette admi­rable com­pré­hen­sion fémi­nine, il osa sor­tir de son sous-sol empuan­ti. Il s’en­har­dit, lui, le cor­rec­teur, jus­qu’à pro­po­ser des articles et des contes à la rédac­tion, du deuxième étage. Cette ascen­sion était sym­bo­lique. Peu à peu, il sor­tit de l’or­nière, il écri­vit des scé­na­rios. Il réus­sit même à en faire tour­ner un.

Ciné­monde, no 576, novembre 1939.

“Le Correcteur”, de Marco Lodoli

"Le Correcteur" de Marco Lodoli

« Dans le peu de temps libre qu’il lui res­tait, après avoir expur­gé son énième livre, Fan­ti­no se bala­dait dans la ville en scru­tant les affiches et les enseignes des maga­sins, les ins­crip­tions sur les murs. Il n’était pas content tant qu’il n’avait pas trou­vé une erreur, même petite, même insi­gni­fiante et ridi­cule : pour chaque quar­tier, il se conten­tait d’une apos­trophe oubliée, d’une petite vir­gule. Alors il ren­trait chez lui et disait : ça suf­fit pour aujourd’hui. Mais ensuite, une fois au lit, sa manie le repre­nait, alors il ral­lu­mait la lumière et il com­men­çait à éplu­cher les annuaires du télé­phone, cin­quante, soixante colonnes à chaque fois. Il lui fut facile de com­prendre que Mon­sieur Maria­ni Par­lo était en réa­li­té Maria­ni Car­lo. Qui­conque doté d’un peu de patience pou­vait sai­sir cela. Il lui fal­lut un peu plus de métier pour loca­li­ser le numé­ro de télé­phone erro­né d’une ali­men­ta­tion : il ne pou­vait pas com­men­cer par sept, dans cette zone-là de la ville. Cela devait être un cinq : le matin, il appe­la le maga­sin pour véri­fier son hypo­thèse. Il com­man­da une bou­teille de vin rouge très coté et la but au gou­lot, en se féli­ci­tant dans son for intérieur. »

"Boccacce" de Marco Lodoli

Extrait de la nou­velle « Le Cor­rec­teur », de Mar­co Lodo­li, dans Boc­cacce, tra­duit de l’italien par Lise Cha­puis et Dino Nes­su­no, illus­tra­tions d’Alban Cau­mont, L’Arbre ven­geur, 2007, p. 49-52.

Il n’y a que les roman­ciers pour ima­gi­ner un cor­rec­teur infaillible. J’en connais au moins un autre en lit­té­ra­ture : le « Pro­fes­sore » de George Stei­ner, dans Épreuves (voir le résu­mé dans ma sélec­tion « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire »). Curieu­se­ment, lui aus­si italien.

Dans la vraie vie, je n’en ai pas connu. Par contre, il est vrai que nous sommes nom­breux à avoir du mal à décro­cher, comme le raconte aus­si Muriel Gil­bert, dans Au bon­heur des fautes.

Fan­ti­no et le Pro­fes­sore sont liés par un point com­mun. Un triste constat : « Que d’im­pré­ci­sions dans le grand livre du monde, […] et quelle souf­france de ne pou­voir les corriger. »

“La Coquille”, nouvelle de Jacques des Gachons, 1908

Jacques des Gachons, 1927
Jacques des Gachons. Agence Rol, 1927. © BNF.

Le 27 juin 1908, dans son sup­plé­ment lit­té­raire, Le Figa­ro publiait une nou­velle inédite de Jacques des Gachons (1868-1945), inti­tu­lée La Coquille. J’en repro­duis un large extrait. 

Récem­ment ins­tal­lé en ban­lieue de Paris, le nar­ra­teur est intri­gué par une des vil­las de son quar­tier et par son pro­prié­taire. Le soir, avant de ren­trer chez lui, il observe son voi­sin, et ses curieuses habi­tudes de lec­ture, à tra­vers la fenêtre éclai­rée de son salon. 

La Coquille, nouvelle inédite, titre du journal

« […] La Coquille, quel joli nom pour la mai­son d’un sage ! […]
On m’avait dit le nom de l’hôte de la Coquille, Isi­dore Bonin. Sans doute, s’il avait écrit, l’avait-il fait sous un pseu­do­nyme. Mais qu’im­por­tait ce mys­tère. Ce qui m’in­té­res­sait, ce n’é­tait pas le pas­sé, c’é­tait le pré­sent, c’é­tait la vil­la la Coquille.

« […] M. Isi­dore Bonin lit. Il lit gra­ve­ment, les doigts le long de sa belle barbe blanche. On sent qu’à mesure qu’il avance dans sa lec­ture, le plai­sir, comme un philtre, pénètre en lui ; par­fois, il hoche la tête à petits coups appro­ba­teurs ; d’autrefois [sic], le visage illu­mi­né, il sai­sit un crayon, sou­ligne un pas­sage, ajoute une croix en marge, puis il jette les bras en l’air et il rit, il rit. J’entends son rire de l’allée où je marche à petits pas peu­reux. M. Isi­dore Bonin, par­fois, rit trop fort. Cela me contra­rie un peu. Il est peu de livres qui pro­curent un si gros éclat de rire et M. Bonin rit très souvent.

« M. Bonin est métho­dique. À huit heures, il allume sa pipe et se carre un peu plus dans son fau­teuil. Sans doute, il rumine la nour­ri­ture intel­lec­tuelle qu’il vient de mâcher page à page. Il ferme les yeux et remue la tête de gauche à droite et de droite à gauche, vive­ment, avec une sorte de sou­rire. Ah ! il ne laisse pas le suc des livres s’échapper de lui à mesure qu’il lui arrive : il le retient, le retourne, le savoure ; il le fait sien.

« La pipe ache­vée, il reprend son crayon, feuillette le livre ter­mi­né et reporte au com­men­ce­ment du tome le numé­ro des pages anno­tées. Par­fois, il n’y résiste pas et lit, tout haut, à sa femme, qui, d’avance, approuve un des pas­sages par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant. La cita­tion se ter­mine d’ordinaire par une pan­to­mime que je n’ai jamais bien com­prise. Il compte avec ses doigts, jusqu’à cinq, par­fois jusqu’à neuf, devient grave, hausse les épaules, reste un moment immo­bile, puis il esquisse un geste d’irresponsabilité et laisse le sou­rire chas­sé reve­nir dans ses yeux.

« C’est cette petite scène finale qui, renou­ve­lée, m’intrigua tel­le­ment que je fus bien­tôt mor­du par le désir de faire la connais­sance de cet homme qui trou­vait tant de plai­sir dans les livres. »

N’y tenant plus, le nar­ra­teur cherche le moyen de péné­trer chez son voi­sin. Une ques­tion de voi­rie fait l’affaire.

« […] 
— Excu­sez-moi, mon­sieur, de vous avoir déran­gé, lui dis-je. Je n’aurais garde d’abuser de vos pré­cieux moments. Moi aus­si je vis par­mi les livres et je sais com­bien l’on aime peu à voir vio­ler leur bonne retraite. II faut plaindre ceux dont le logis n’est pas tapis­sé de ces chers amis…
D’un coup d’œil cir­cu­laire, je cares­sai les six ran­gées de reliures…
— Sans doute, sans doute, mur­mu­ra le vieillard, un peu confus.
— Les livres sont immor­tels. Ils ne meurent jamais que d’accident… Il nous en vient des temps les plus recu­lés… Il en est qui vivront peut-être des mil­liers de siècles après nous… Ce sont les fruits de l’homme et de Dieu…
— Sans doute, sans doute…
Je conti­nuai mon dithy­rambe, pour me mettre à l’unisson des sen­ti­ments de cet homme.
— Que vous êtes heu­reux, de bai­gner votre vieillesse dans leur éter­nelle jou­vence. Par­don­nez-moi mon indis­cré­tion, mais j’ai vu, en pas­sant, le soir, devant votre mai­son, que vous aimiez les livres…
Enfin, je me tais. Le vieux biblio­phile put pla­cer un mot :
— Ah ! oui, mon­sieur, j’aime les livres. J’en ai tant fait, pen­dant qua­rante années…
— Mais qui donc êtes-vous, mon cher maître ? mur­mu­rai-je ému sou­dain à cette décla­ra­tion.
— Voi­ci ma ran­gée, dit-il, pen­ché vers le second rayon de sa biblio­thèque. Ils ne sont pas tous là. Ma mai­son serait trop petite pour les conte­nir tous ! Mais ce sont, en quelque sorte, mes pré­fé­rés, ceux aux­quels j’ai pu appor­ter tous mes soins.
Du doigt, il gui­da mes regards et je lus sur les dos ali­gnés : « Vic­tor Cher­bu­liez, Edmond About, Louis Enault, Fran­cis Wey, Oui­da… »
Le vieillard, sans doute, se moquait de moi. Je me mis à rire.
— Tous ne sont pas à votre goût, peut-être, s’empressa-t-il d’ajouter. Moi, j’ai mes rai­sons…
Quelle dés­illu­sion ! Mon voi­sin était fou ! Je crus devoir flat­ter sa manie. J’avisai quelques ouvrages récents qui for­maient une pile sur la table. Il y avait des romans de Bazin, de Loti, de Rod…
— Vos der­nières œuvres, sans doute ?
— Oh ! non, mon­sieur, répon­dit-il, j’ai ces­sé tout tra­vail. Mais on ne quitte pas les livres du jour au len­de­main. J’achète les der­niers romans pour res­ter au cou­rant des tra­vaux de mes confrères. Et, soit dit entre nous, tout ce qui paraît ne vaut pas tri­pette. Ça ne tient pas debout !…
— Vous êtes sévère.
— Je suis clair­voyant. De mon temps, mon­sieur, on était conscien­cieux.
Ce n’était pas là le pro­pos d’un insen­sé.
— Com­bien je suis de votre avis ! dis-je, pris à son accent sin­cère.
— On ne sait plus écrire. Les points, les accents, les vir­gules, les lettres majus­cules, l’orthographe, la syn­taxe, on ignore tout. Aujourd’hui, on lit en cou­rant, pour­quoi n’écrirait-on pas de même ? Il y a des excep­tions, certes. Quelques ouvrages de luxe sont pré­sen­tables. Il y a des mai­sons hono­rables qui res­tent dans la bonne tra­di­tion. Mais ouvrez un peu ceci, et cela.
Il me ten­dit un roman de Paul Adam, un livre de nou­velles de Jean Lor­rain.
— C’est tel­le­ment exé­crable, mon­sieur, que cela en devient déli­cieux. C’est un régal. Tout ce rayon est consa­cré à mes trou­vailles en ce genre. Jetez un œil sur ce volume de vers.
Je pris le livre dans mes mains et l’ouvris, pour ne point déso­bli­ger mon hôte. En marge, au crayon, s’alignaient une file inin­ter­rom­pue de cor­rec­tions : vers faux, ortho­graphe inha­bi­tuelle, lettre trans­po­sée, lettre d’un corps dif­fé­rent du reste du poème, pagi­na­tion erro­née, titre cou­rant omis, déléa­tur, etc.

« Un nuage à l’horizon se déchi­ra, et je vis clair dans la vil­la de la Coquille.
J’étais chez un vieux cor­rec­teur en retraite.
Il ne lisait pas, le soir, sous la lampe[,] il épe­lait. Il col­lec­tion­nait les coquilles[.]
[…] »

☞ Voir aus­si ma sélec­tion « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire ».