Corrigeant régulièrement des articles de nature juridique, je suis confronté à un problème épineux : l’accord après deux sujets liés par un ou exclusif et de genres ou de nombres différents. Que faire dans ce cas ? Attention, chaussée glissante !
Pour bien poser le problème, je rappelle quelques exemples ne présentant pas de difficulté au correcteur :
- Henri ou Étienne sera le premier de la classe ce mois-ci.
- Un seul être ou objet peut convenir.
- Lorsqu’une rente viagère ou une pension aura été léguée au titre d’aliments (Code civil, art. 1015).
Mais voici un cas rencontré cette semaine :
L’opéra ou la compagnie chargée de la production du spectacle doit chercher…
Faut-il écrire chargé ou chargée ? (On ne peut écrire chargés, puisque le ou est exclusif.)
« Selon la tradition grammaticale, si l’accord ne se fait qu’avec un des termes unis par ou ou par ni, ce terme est le dernier antécédent », nous dit Le Français correct (§ 955).
Exemples (ibidem ; Jouette, art. participe passé, III, F, 9):
- C’est son salut ou sa perte qu’il a risquée.
- Est-ce une louange ou un blâme qu’il a mérité ?
- Est-ce le boulanger ou sa femme que tu as vue ?
Pourtant, dans d’autres cas, la règle est inverse. Hanse affirme, en effet (art. adjectifs qualificatifs, § 2.7.2) :
« Si les noms ne sont pas du même genre et qu’il y ait exclusion d’un des sujets, l’adjectif attribut (ou le participe employé avec être) reste au masculin : Est-ce le père ou la mère qui est le plus âgé ?»
Il nous faut donc demander son avis à Grevisse (§ 449).
« La tradition grammaticale enseigne […] que, si l’accord se fait avec un seul des termes unis par ou, ce terme est le dernier [accord de proximité]. Mais la réalité de l’usage est beaucoup moins simple. »
Grevisse cite des exemples suivant la tradition :
- On entourait d’une particulière déférence celui ou celle qui était « restée à écrire » (Proust, Pastiches et mélanges, p. 227).
- Le monde aussitôt a été menacé d’une anarchie ou d’un désordre universel (Lamennais, De la religion, VI). […]
Mais il poursuit :
«[…] contrairement à ce que disent beaucoup de grammairiens, le premier terme détermine plus souvent l’accord que le deuxième.
- Le tribunal prononcera […] si le père ou la mère qui offrira de recevoir […] l’enfant à qui il devra des aliments, devra […] être dispensé de payer la pension alimentaire (Code civil, art. 211).
Quel poison ou quelle drogue m’a-t-on injecté, qui m’incendie ? (J. Roy, Maître de la Mitidja) - Quelque hématome ou blessure que je m’étais infligé en jouant au football (Rinaldi, Roses de Pline).
- Un sentiment ou une expression original (R. Desnos, cit. dans Studia neophilologica, 1946-1947).
- Plateau ou table utilisé pour servir le café (Trésor, art. cabaret).
- Tâche ou service imposée (Dict. du fr. vivant, art. prestation).
De plus, quand l’adjectif ou le participe passé est au masculin singulier, sommes-nous certains de ce qui motive le choix de l’auteur ?
« Il ne faut pas oublier en effet que le masculin est aussi le genre indifférencié et que la troisième personne est la personne indifférenciée, la « non-personne » (§ 655, c). Dès lors le recours à ce genre ou à cette personne peut être, soit la marque d’un accord avec le terme qui est à ce genre ou à cette personne, soit une absence d’accord. Cela est particulièrement vrai du participe passé conjugué avec avoir que certains laissent invariable même quand l’objet direct précède (cf. § 942).»
Nous voilà bien ! Si nous revenons à notre exemple de départ, nous pouvons suivre la tradition, éventuel recours :
L’opéra ou la compagnie chargée de la production
ou bien suivre l’usage courant, motivé par deux raisons différentes, la proximité ou l’indifférenciation :
L’opéra ou la compagnie chargé de la production
Pour ne pas allonger infiniment ce billet déjà dense, j’ai écarté les problèmes d’accord du verbe face à deux genres ou deux personnes différents (noter, ici, l’accord au pluriel), mais je ne résiste pas à cette devinette :
Quel futur après Toi ou lui partira (lui ou la non-personne) ?
Non, nous dit Jouette, au même endroit : partirez. « On tourne la difficulté »… au mépris de la logique (un seul des deux partira).
J’espère que vous aviez des pneus neige.
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NOTES :
- Le problème évoqué ci-dessus est équivalent avec ni. Voir cet exemple :
« Ni Robert ni sa femme ne sera trésorière de l’association. Le féminin trésorière nous heurte parce que nous attendons une sorte de neutralité (souhaitable lorsque masculin et féminin sont en concurrence) et que notre neutre est traduit par un masculin singulier. Alors on écrit communément : Ni Robert ni sa femme ne sera trésorier de l’association (seront trésoriers n’est pas possible : il n’y a qu’une place à pourvoir). Le mieux serait d’écrire en ce cas : Ni Jacqueline ni son mari ne sera trésorier de l’association. L’oreille et la règle y trouveront leur compte. » (Jouette, art. verbes, XVII, C, 3°, c.) - Il n’est pas toujours aisé de déterminer si nous sommes face à un ou exclusif. L’opéra ou la compagnie chargée de la production du spectacle doit chercher… Ne peut-on imaginer une coproduction ? (Ce n’est pas l’option choisie par l’auteur ici.)