J’ai revu hier au cinéma1Le Nom de la rose, film de Jean-Jacques Annaud, d’après le roman d’Umberto Eco. L’enquête de Guillaume de Baskerville (Sean Connery), sur une série de morts suspectes, tourne autour du scriptorium, l’atelier de confection des manuscrits. Pour ce monastère de légende, abritant la plus grande bibliothèque d’Europe, il fallait qu’il soit de vastes dimensions. Ces scènes intérieures ont été tournées à l’abbaye d’Eberbach, en Allemagne.
Sur la photo, au fond, debout, on aperçoit frère Malachie de Hildesheim (Volker Prechtel), le moine bibliothécaire, également nommé armarius. C’est généralement l’armarius qui faisait office de correcteur. « […] il répartit les tâches, contrôle le travail, corrige les fautes pour que la copie soit fidèle. Il veille également à approvisionner en matériel l’atelier », précise l’académie d’Orléans-Tours.
En 1986, année de sortie du film, je l’ignorais. Je ne savais pas non plus que j’allais quitter mes études de psychologie pour devenir correcteur2. Évidemment, j’étais encore plus loin d’imaginer que, bien des années après, je m’intéresserais à l’histoire de mon métier et à l’histoire du livre en général.
La vie a plus d’imagination que nous, dit-on.
« Le 21 février 2024, une version restaurée en 4K d’après le négatif original sort sur les écrans français. » — Wikipédia. ↩︎
Le Miroir est le quatrième long métrage d’Andreï Tarkovski (1932-1986). « À bien des égards autobiographique, [le film adopte] une structure discontinue et non chronologique, mêlant rêves, archives, souvenirs et extraits de poèmes pour retracer la vie de son personnage principal, Alexei, entre les années 1930 et l’après-guerre » (Wikipédia).
Dans une séquence avant-guerre, Maria (également appelée Macha ou Maroussia), la mère d’Alexei, « est vue se précipiter frénétiquement vers son lieu de travail dans une imprimerie. Relectrice, elle s’inquiète d’une erreur qu’elle a peut-être négligée, mais est réconfortée par sa collègue Lisa (Alla Demidova) » (ibid.). Sur le forum du site Dvdclassik, un commentateur (Thaddeus) analyse la séquence :
Quant à Staline, Tarkovski ne l’élude pas et consacre à son ombre menaçante la séquence de l’imprimerie, où la mère travaille comme correctrice. Elle revient à son atelier, courant sous la pluie en dehors de son temps de travail. On devine qu’elle croit avoir laissé passer une coquille dans un texte important, une édition spéciale. Et l’on saisit clairement l’angoisse moite exacerbée par les longs couloirs qu’il faut parcourir dans une lumière malsaine, parmi les rouleaux et les chutes de papier, accompagné des pleurnicheries d’une jeune employée qui sent le drame et ne le formule pas, avec le portrait du petit père des peuples visible derrière la ferraille d’une linotype. L’apaisement viendra de la douche, tandis que la femme, nue sous l’eau tiède, sourit puis rit, rassurée. Mais seule pour goûter une joie qui n’est que l’envers de la peur.
« […] dans les années 1930, une femme fut envoyée dans un camp à cause d’une erreur qui ridiculisait Staline », précise Télérama dans sa critique du film.
Andreï Tarkovski avait trois ans lorsque son père, le poète russe Arseni Tarkovski, a quitté le foyer familial. Les Tarkovski s’installent alors à Moscou, où sa mère, Maria Vichniakova, issue d’une ancienne famille noble, travaille comme correctrice d’épreuves. Elle joue son propre rôle (Maroussia âgée) dans Le Miroir.
« Un jeune auteur, Walter Mitty, travaille comme correcteur dans une maison d’édition de pulp fictions (ouvrages à bon marché). Au cours de rêves éveillés, il s’imagine tour à tour grand chirurgien, pilote de la Royal Air Force, capitaine d’un vaisseau corsaire, terreur de l’Ouest américain, etc. Dans chacune de ces scènes, il voit une superbe jeune fille blonde en danger. Jusqu’au jour où, malencontreusement, il se retrouve face à un vrai réseau d’espions à la poursuite de la jeune fille blonde, bien réelle. Personne ne le croit dans son entourage. Il lutte donc seul contre un psychanalyste trop doux pour être honnête et contre une bande de personnages dirigée par un professeur hollandais passionné de roses » (Wikipédia).
« […] la Vie secrète de Walter Mitty en 1947, lointainement inspirée de James Thurber, le [Danny Kaye] fait accéder au Panthéon des grands comiques. Walter Mitty, devenu l’archétype qu’on cite volontier[s] comme référence pour ce genre de personnage, mène deux vies parallèles, et se venge du réel par l’imaginaire », écrit Le Monde à la mort de l’acteur.
NB — Dans le remake réalisé et interprété par Ben Stiller (2013, intitulé La Vie rêvée de Walter Mitty en France), le personnage est « employé aux négatifs du magazine Life » (Wikipédia).
« Pamela et sa sœur Flora ont un père glacial, sévère, dénué d’affection pour elles, qui pense bientôt à les marier ; Flora tombe sincèrement amoureuse d’un officier de marine, tandis que Pamela a des rendez-vous romantiques au musée Tussaud avec un jeune (futur) lord, en cachette de son père, elle cède à la passion sans savoir qu’il est marié. Elle part en Italie rejoindre les jeunes mariés, qui attendent un enfant, elle-même est enceinte ; elle fait la connaissance d’un ami de son beau-frère, Thomas, un brillant diplomate, qui tombe amoureux d’elle. Les malheurs surviennent brutalement : le mari de Flora meurt accidentellement, la jeune mère décède en couches ainsi que le bébé. Pamela va faire passer sa propre fille pour sa nièce avec l’accord de sa sœur mourante. Pamela rentre à Londres avec la fillette, bien décidée à vivre seule, en femme indépendante. Elle travaille avec succès [comme correctrice] dans la presse [une petite revue hebdomadaire1] féminine. Mais le scandale la rattrape… […] » (Wikipédia).
« Genève. Mathieu se désole d’être au chômage depuis si longtemps. C’est Mathilde, sa femme, qui nourrit toute la famille ; aussi, quand un jeune couple de maraîchers, Marcel et Marguerite, accepte de l’embaucher et de lui fournir le logement, Mathieu [interprété par Rufus] n’hésite-t-il pas à renoncer à la typographie, son ancien métier. Déçu depuis 1968, Max s’est réfugié dans le jeu et gagne péniblement sa vie comme correcteur de presse. Pourtant, un déclic se produit en lui quand il rencontre Madeleine, secrétaire intérimaire, envoûtée par l’Inde et le tantrisme. Marie est caissière dans une grande surface. Certains clients ne paient pas tout ce qu’ils achètent. C’est ainsi que Marco, professeur d’histoire aux méthodes pédagogiques très contestées par l’administration, fait sa connaissance avant de la séduire. Une suite de hasards et de circonstances met en présence les huit personnages. […]. » (résumé CMC / Les Fiches du Cinéma, sur le site alaintanner.ch.)
« Pascal Canteloup est correcteur d’imprimerie, dans un journal [parisien, précise Le Monde]. Il est amer et irritable envers ses chefs et les personnes avec lesquelles il travaille. Il est rempli de haine, au sujet de la vie. Petit a petit, il va sombrer dans la folie ! » (Unifrance.)
Le personnage de Gogol, Avksenty Ivanovitch Poprichtchine, était un modeste fonctionnaire dans un ministère de Saint-Pétersbourg (il taillait des plumes pour le directeur).
Roger Coggio réalisera en 1987 une autre version, où le protagoniste retrouvera son nom et sa fonction d’origine.
Christopher Clobber (Jason Watkins) dans The Overcoat (2017), court métrage (19 min) de Patrick Myles, adaptation d’une autre nouvelle de Nicolas Gogol, Le Manteau (1843). Bande-annonce sur Indieactivity.com.
Christopher Clobber est correcteur d’épreuves dans un ministère, où personne ne le remarque. Chaque jour, il prend le même petit déjeuner, se réveille à la même heure, porte les mêmes vêtements et le même pardessus. Lorsque ce dernier tombe en lambeaux, il s’en fait tailler un sur mesure, ce qui le rend populaire auprès de ses collègues. Mais cette nouvelle popularité est de courte durée, car il se fait voler son précieux pardessus.
Là aussi, chez Gogol, le personnage (Akaki Akakievitch Bachmatchkine) est un petit fonctionnaire pétersbourgeois : « [il] consacre l’essentiel de son temps à des copies d’actes, tâche qu’il accomplit avec zèle au milieu des moqueries et des vexations » (Wikipédia).
« Le journal américain The Evening Sun, de Liberty dans le Kansas, possède une antenne nommée The French Dispatch à Ennui-sur-Blasé, une ville française fictive évoquant Paris dans les années 1950-60. Arthur Howitzer Jr., le rédacteur en chef du French Dispatch, meurt subitement d’une crise cardiaque. Selon les souhaits exprimés dans son testament, la publication du journal est immédiatement suspendue après un dernier numéro d’adieu, dans lequel trois articles des éditions précédentes du journal sont republiés, ainsi qu’une nécrologie. « Les trois articles traitent de Moses Rosenthaler, un détenu psychopathe qui se révèle être un grand artiste peintre, des évènements de Mai 68 et enfin d’une enquête gastronomique qui vire au polar » (Wikipédia).
Selon L’Humanité, Elisabeth Moss y campe « une correctrice très à cheval sur la grammaire ». À lire France Inter, le journal emploie à la fois un secrétaire de rédaction (Fisher Stevens), une correctrice (E. Moss) et une relectrice (Anjelica Bette Fellini). On est bien à une autre époque !
D’après la fiche de distribution des films, Jacques Dhery [ou Dhéry] joue aussi un correcteur dans Cette nuit-là (1958) de Maurice Cazeneuve, et Évelyne Didi est correctrice dans Mauvais genre (1997) de Laurent Bénégui.
Enfin, Claire Rocher (Karin Viard) dit l’être, une fois, dans Le Rôle de sa vie (2004), de François Favrat, mais le synopsis officiel la décrit seulement comme « pigiste dans un magazine de mode » et la mise en scène du métier se résume à lui faire porter trois gros dictionnaires au sein du magazine Elle (dont on aperçoit furtivement le logo près des cages d’ascenseur). Le « rôle de sa vie » ne sera pas d’être correctrice mais, un temps, l’assistante d’une star de cinéma, Élisabeth Becker, incarnée par Agnès Jaoui.
Karin Viard, en sage correctrice, timide, effacée, dans Le Rôle de sa vie (2004), de François Favrat. Pour ce rôle de composition, elle sera nommée au César de la meilleure actrice.
Dans un petit Éloge de la correction1, je découvre l’existence d’un film méconnu signé de Claire Clouzot2, L’Homme fragile (1981), mettant en scène le métier :
Richard Berry y campe un correcteur de presse tiraillé entre sa vie personnelle et les bouleversements techniques qui perturbent sa vie professionnelle – le passage de la composition plomb à la photocomposition. Le bureau des correcteurs du Monde, les locaux du Matin et de France-Soir servirent de cadre à cette histoire attachante. Signalons la présence au générique, en qualité de conseiller technique, de Jean-Pierre Colignon, alors chef correcteur au Monde3.
« Chaque nuit, ses collègues et lui se retrouvent devant leur pupitre puis au bar voisin », précise un autre résumé. Il est aussi question d’« un stage de formation destiné à les familiariser avec le nouveau matériel ».
Le film n’est malheureusement disponible ni en DVD ni en VOD, mais, en attendant une éventuelle diffusion à la télévision, on peut voir, sur Vimeo, un entretien avec Claire Clouzot (2014, 25 min). Plusieurs extraits y sont montrés. Le Code typographique posé sur son bureau, la réalisatrice explique les raisons de son intérêt pour le métier (verbatim) :
Pourquoi je commence à avoir cet amour du mot et de sa correction ? C’est en étant au journal Le Matin, où là je fais toute la durée du journal, jusqu’à ce que François Mitterrand soit élu en 81, et je m’aperçois que le boulot du correcteur est absolument essentiel. […] Quand j’ai appris que c’était une équipe de gens, hommes et femmes, qui ne perdaient pas leur place pendant toute leur vie, […] jusqu’à la retraite, et qui devaient ne pas changer aussi le sens politique du contenu de l’article […] en faisant une faute d’une lettre.
C’était une catégorie de gens qui restent ensemble toute leur vie, et où est-ce que j’en ai entendu parler au cinéma ? Nulle part. Cette collectivité de dix à peu près […] s’appelle le cassetin […] [c’]est une population autonome, surtout pour un journal [comme] celui que j’ai mis dans L’Homme fragile, c’est-à-dire un journal qui paraît à 1 heure de l’après-midi, c’est-à-dire Le Monde4 – sous-entendu, ce n’est pas prononcé – et qui travaillent donc l’après-midi, le soir, la nuit. […]
Je ne suis jamais entrée physiquement dans le cassetin du journal Le Monde. C’est un endroit… c’est la Sainte-Chapelle du journalisme. Avec un type formidable et très rigolo, parce qu’il ne ressemble à personne, Jean-Pierre Colignon, qui a servi de conseiller à la correction […] J’ai vu qu’ils étaient face à face, les correcteurs et les correctrices, […] et ils se parlent […] mais ils sont en fait très individualistes, et des deux côtés d’une table immense […] mais c’est ça un cassetin.
Dans les extraits du film, on peut entendre (photos de g. à dr.) :
– une demande « à la cantonade » :
— Addis Abeba, deux d deux b partout ? — Non. Vérifie.
– un rappel amusé du code de conduite :
Primo, veille aux règles de l’orthographe. Deuzio, ne laisse jamais passer un faux sens ou un contresens. Troizio, veille à l’harmonie et à l’exactitude du texte et de son contenu.
– une question d’orthotypographie :
— Tu peux m’expliquer pourquoi Arabe a une capitale et juif une minuscule ? — Juif, c’est une religion et Arabe une nationalité. D’où la différence de cap.
Dans ses souvenirs, Claire Clouzot évoque aussi « les papiers qui arrivent des rédacteurs dans les espèces de tuyaux qui autrefois servaient pour les pneumatiques » et le travail de correction en duo sur la « morasse mouillée ». On a l’occasion de voir, dans les extraits, la composition au plomb, le tirage de la morasse, les discussions autour du marbre ; on entend parler de « DH ».
Enfin, la réalisatrice critique la presse distribuée dans le métro (au moment de l’entretien), « gratuite, jetable, moche, illisible, avec pas mal de pub ». Dans une première scène au café, le personnage interprété par Richard Berry parle d’« un chauffeur de taxi qui achète France-Soir pour le jeu des 7 erreurs. […] Il ne lit jamais une ligne. Les mots et leurs coquilles, tu vois, il n’en a rien à foutre. » Dans une autre scène, il prédit un avenir bien sombre pour la presse :
Bientôt y aura plus que les petites annonces, les codes [sic, cours] de la Bourse, les records sportifs et les résultats du Loto. On mettra le tout en corps 24 pour faire plus facile à lire. Pour 3 ou 5 francs, on aura un journal de deux pages. Pas de frais d’impression, plus de plomb, plus de correcteurs.
Nous sommes en 1981, Internet n’existe pas. Le correcteur Henri Natange ne peut alors imaginer que la presse perdra aussi les petites annonces et que le papier disparaîtra, peut-être, à son tour…
L’Homme fragile, comédie dramatique, 1981, couleur, 1 h 23, scénario et réalisation Claire Clouzot, avec Richard Berry, Françoise Lebrun, Didier Sauvegrain, Jacques Serres, Isabelle Sadoyan…
Dans L’Amour en fuite (1979), de François Truffaut, Antoine Doinel est correcteur d’imprimerie. Trois scènes se passent dans le cassetin, au cœur de l’atelier. On comprend bien pourquoi Simenon a appelé ce bureau la cage de verre (Presses de la Cité, 1971). ☞ Voir aussi Georges Simenon et ses correcteurs.
Dans la deuxième des trois scènes se déroulant dans le cassetin, le collègue d’Antoine vient lui confier un travail secret :
« Voilà les épreuves du bouquin. Ça raconte, minute par minute, ce que le général de Gaulle a fait, le 30 mai 68, tu sais, quand il avait disparu. Et toute la presse veut savoir ce qu’il y a dans ce livre, mais le patron a promis un silence absolu. En plus, il y a un seul jeu d’épreuves et, tu vois, les plombs seront fondus juste après l’impression. Alors, écoute, tu les mets dans le coffre, je me tire, et je ne veux même pas connaître la combinaison. »
Le thème du manuscrit secret confié à un correcteur se retrouve dans Les Souffrances du jeune ver de terre, roman de Claro, coll. Babel noir, Actes Sud, 2014.