Correcteur : un métier qui évolue ou qui disparaît ?

Dessin extrait de "La Revanche des bibliothécaires", de Tom Gauld. © Tom Gauld & Éditions 2024, 2022.
Extrait de La Revanche des biblio­thé­caires, de Tom Gauld. © Tom Gauld & Édi­tions 2024, 2022.

« L’IA met­tra au chô­mage le rédac­teur sans valeur ajou­tée rédac­tion­nelle. En d’autres termes, si l’IA four­nit de meilleurs ser­vices que vous, il est peut-être temps d’envisager une réorien­ta­tion pro­fes­sion­nelle », écri­vait Wil­helm Look­man Mas­sen­go, au début de l’année 2023, dans un billet sur Lin­ke­dIn

Pour le cor­rec­teur, c’est pareil : ne croyez pas que les édi­teurs pré­fé­re­ront tou­jours l’hu­main à la machine. Si la machine leur per­met de faire des éco­no­mies, ils la choi­si­ront – cer­tains nous ont déjà rem­pla­cés par des cor­rec­teurs auto­ma­tiques (et tant pis pour la marge d’er­reurs res­tantes, si le lec­to­rat est prêt à la tolérer). 

La ques­tion n’est donc pas de savoir si « le cor­rec­teur humain est meilleur que la machine » — ce que répètent, pour se ras­su­rer, nombre de cor­rec­teurs —, mais si les don­neurs d’ordre vont juger la marge d’er­reur accep­table. Et la réponse, pour cer­tains, est déjà oui.

Logo de ChatGPT
Logo de ChatGPT.

En juin 2023, une cor­rec­trice a annon­cé au groupe dont je fais par­tie sur Face­book qu’elle avait été « remer­ciée », rem­pla­cée par ChatGPT, dans une agence de communication.

Dès février, le groupe de médias alle­mand Axel Sprin­ger annon­çait sup­pri­mer des postes, y com­pris par­mi les cor­rec­teurs, rem­pla­çables par l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle. Au tabloïd Bild, le « vaste rema­nie­ment » a commencé.

Le 23 juin, on lit sur Actua­Lit­té que :

« Les édi­tions du Net ont annon­cé l’arrivée de ChatGPT sur la pla­te­forme de l’é­di­teur, afin d’aider les auteurs à cor­ri­ger leurs manus­crits. Dans cette optique, la mai­son sou­haite gran­dir en taille pour sou­te­nir ce pro­jet. Cette ini­tia­tive accom­pa­gne­ra les artistes, et mena­ce­ra le tra­vail des correcteurs… »

Et que : 

« Selon une étude de l’Université de Penn­syl­va­nie, finan­cée par Open­Re­search et publiée en mars 2023, la pro­fes­sion de cor­rec­teur figure dans la liste de celles qui sont les plus mena­cées… »

Le 23 mars 2024, inter­ro­gé par Libé­ra­tion, le phi­lo­sophe Éric Sadin déclare : 

« Il n’est pas besoin d’être devin pour sai­sir qu’au cours des pro­chaines années, au vu de la sophis­ti­ca­tion sans cesse crois­sante des sys­tèmes, quan­ti­té d’emplois à haute com­pé­tence cog­ni­tive vont être broyés par des tech­no­lo­gies que nous pour­rions qua­li­fier de « la plus grande effi­ca­ci­té que nous-mêmes1. »

« Par­mi une liste qui pour­rait être égre­née sur de longues pages » figurent les cor­rec­teurs — et les traducteurs.

On peut déjà com­prendre que le mar­ché se rétré­cit

Rien de neuf sous le soleil

Se pas­ser des cor­rec­teurs n’est pas un phé­no­mène nou­veau, appa­ru avec ChatGPT : il s’ob­serve depuis une cin­quan­taine d’an­nées. Dans une pers­pec­tive his­to­rique, c’est même presque aus­si vieux que l’imprimerie : en 1608 (soit un siècle et demi après la Bible de Guten­berg), déjà, Jérôme Horn­schuch se plai­gnait de ce que les impri­meurs « en sont venus à ce point d’a­va­rice qu’ils répugnent même à payer leur salaire aux cor­rec­teurs2 ».

Com­bien de cas­se­tins ont fer­mé ? Com­bien de cor­rec­teurs ont été pré­ca­ri­sés (ce que raconte très bien Guillaume Goutte dans Cor­rec­teurs et cor­rec­trices, entre pres­tige et pré­ca­ri­té) ? Com­bien ont déjà quit­té le métier ? En l’ab­sence de sta­tis­tiques, nous l’i­gno­rons, mais ça n’en est pas moins une réalité.

Édouard Lau­net l’é­cri­vait en 2010, dans Libé­ra­tion : 

« Chez beau­coup d’éditeurs, le tra­vail de lec­ture-cor­rec­tion est trans­fé­ré vers les édi­teurs et leurs assistant(e)s, en par­ti­cu­lier dans les sciences humaines. Par­fois les phases de cor­rec­tion deviennent des pré­pa­ra­tions de copie dégui­sées. Et fini le temps où les grandes mai­sons fai­saient tra­vailler deux cor­rec­teurs sur le même texte pour ren­for­cer la qualité. »

Dans la plu­part des titres de presse écrite, ce sont désor­mais les secré­taires de rédac­tion (quand il en existe) qui sont char­gés de la correction.

Inter­net est « un monde sans cor­rec­teurs » (Lau­net toujours).

Même s’ils s’en plaignent, les lec­teurs sont for­cés d’ad­mettre dans leur quo­ti­dien des textes non corrigés.

En 2021, étu­diant l’é­tat d’a­van­ce­ment des cor­rec­teurs auto­ma­tiques, je concluais : « Pour l’instant, le rédac­teur et le cor­rec­teur pro­fes­sion­nel gardent la main sur la machine. Jusqu’à quand ? »

Ma pre­mière réac­tion, sur Lin­ke­dIn, à l’annonce de l’ar­ri­vée de ChatGPT fut la suivante : 

« Si vous vou­lez que le métier de cor­rec­teur ait un ave­nir, soyez plus forts que la machine. Déve­lop­pez votre “valeur ajou­tée”. Tra­vaillez sur la cohé­rence, la qua­li­té, le style du texte plus que sur l’or­tho­graphe et la gram­maire, où nous serons inévi­ta­ble­ment rem­pla­çables. Soyez “force de pro­po­si­tion”, comme on dit aujourd’­hui. Mon­trez que, parce qu’­hu­mains, culti­vés, sen­sibles, vous êtes – nous sommes – meilleurs qu’un “modèle de langage”. »

Quelques mois plus tard, je ne suis déjà plus sûr que cela suffise. 

Une phrase publiée, sur Lin­ke­dIn, par l’EFLC (École fran­çaise de lec­teur-cor­rec­teur) a rete­nu mon attention : 

« Comme beau­coup d’autres, le métier de cor­rec­teur évo­lue depuis quelques années. Ain­si, il y a moins de cor­rec­teurs sala­riés qu’auparavant, au pro­fit de cor­rec­teurs indé­pen­dants et plu­ri­dis­ci­pli­naires qui dis­pensent plus lar­ge­ment des conseils édi­to­riaux, créent du conte­nu ou encore réa­lisent des tra­duc­tions de textes. »

Le cor­rec­teur, conseiller lit­té­raire ? rédac­teur (on m’a déjà deman­dé si je pou­vais rédi­ger des lettres types pour une com­pa­gnie d’assurances) ? tra­duc­teur ? Ce n’est plus le même métier. On peut y ajou­ter maquet­tiste, voire gra­phiste, car il n’est plus rare qu’on nous demande aus­si d’assurer la mise en pages. 

Le robot cor­rec­teur ima­gi­né par Isaac Asi­mov en 19643 est en train de deve­nir une réa­li­té. Pour nous, le temps est venu de se remettre en question.

« La luci­di­té est la bles­sure la plus rap­pro­chée du soleil. » — René Char.

Article mis à jour le 25 mars 2024.


  1. « Éric Sadin, phi­lo­sophe : “Pas besoin d’être devin pour sai­sir que quan­ti­té d’emplois à haute com­pé­tence cog­ni­tive vont être broyés par l’IA” », Libé­ra­tion, 23 mars 2024. ↩︎
  2. Jérôme Horn­schuch, Ortho­ty­po­gra­phia, 1608. Trad. du latin par Susan Bad­de­ley, éd. des Cendres, 1997, p. 60. Voir mon article sur ce pre­mier manuel du cor­rec­teur. ↩︎
  3. Voir Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire. ↩︎