« L’IA mettra au chômage le rédacteur sans valeur ajoutée rédactionnelle. En d’autres termes, si l’IA fournit de meilleurs services que vous, il est peut-être temps d’envisager une réorientation professionnelle », écrivait Wilhelm Lookman Massengo, au début de l’année 2023, dans un billet sur LinkedIn.
Pour le correcteur, c’est pareil : ne croyez pas que les éditeurs préféreront toujours l’humain à la machine. Si la machine leur permet de faire des économies, ils la choisiront – certains nous ont déjà remplacés par des correcteurs automatiques (et tant pis pour la marge d’erreurs restantes, si le lectorat est prêt à la tolérer).
La question n’est donc pas de savoir si « le correcteur humain est meilleur que la machine » — ce que répètent, pour se rassurer, nombre de correcteurs —, mais si les donneurs d’ordre vont juger la marge d’erreur acceptable. Et la réponse, pour certains, est déjà oui.
En juin 2023, une correctrice a annoncé au groupe dont je fais partie sur Facebook qu’elle avait été « remerciée », remplacée par ChatGPT, dans une agence de communication.
Dès février, le groupe de médias allemand Axel Springer annonçait supprimer des postes, y compris parmi les correcteurs, remplaçables par l’intelligence artificielle. Au tabloïd Bild, le « vaste remaniement » a commencé.
Le 23 juin, on lit sur ActuaLitté que :
« Les éditions du Net ont annoncé l’arrivée de ChatGPT sur la plateforme de l’éditeur, afin d’aider les auteurs à corriger leurs manuscrits. Dans cette optique, la maison souhaite grandir en taille pour soutenir ce projet. Cette initiative accompagnera les artistes, et menacera le travail des correcteurs… »
Et que :
« Selon une étude de l’Université de Pennsylvanie, financée par OpenResearch et publiée en mars 2023, la profession de correcteur figure dans la liste de celles qui sont les plus menacées… »
Le 23 mars 2024, interrogé par Libération, le philosophe Éric Sadin déclare :
« Il n’est pas besoin d’être devin pour saisir qu’au cours des prochaines années, au vu de la sophistication sans cesse croissante des systèmes, quantité d’emplois à haute compétence cognitive vont être broyés par des technologies que nous pourrions qualifier de « la plus grande efficacité que nous-mêmes1. »
« Parmi une liste qui pourrait être égrenée sur de longues pages » figurent les correcteurs — et les traducteurs.
On peut déjà comprendre que le marché se rétrécit.
Rien de neuf sous le soleil
Se passer des correcteurs n’est pas un phénomène nouveau, apparu avec ChatGPT : il s’observe depuis une cinquantaine d’années. Dans une perspective historique, c’est même presque aussi vieux que l’imprimerie : en 1608 (soit un siècle et demi après la Bible de Gutenberg), déjà, Jérôme Hornschuch se plaignait de ce que les imprimeurs « en sont venus à ce point d’avarice qu’ils répugnent même à payer leur salaire aux correcteurs2 ».
Combien de cassetins ont fermé ? Combien de correcteurs ont été précarisés (ce que raconte très bien Guillaume Goutte dans Correcteurs et correctrices, entre prestige et précarité) ? Combien ont déjà quitté le métier ? En l’absence de statistiques, nous l’ignorons, mais ça n’en est pas moins une réalité.
Édouard Launet l’écrivait en 2010, dans Libération :
« Chez beaucoup d’éditeurs, le travail de lecture-correction est transféré vers les éditeurs et leurs assistant(e)s, en particulier dans les sciences humaines. Parfois les phases de correction deviennent des préparations de copie déguisées. Et fini le temps où les grandes maisons faisaient travailler deux correcteurs sur le même texte pour renforcer la qualité. »
Dans la plupart des titres de presse écrite, ce sont désormais les secrétaires de rédaction (quand il en existe) qui sont chargés de la correction.
Internet est « un monde sans correcteurs » (Launet toujours).
Même s’ils s’en plaignent, les lecteurs sont forcés d’admettre dans leur quotidien des textes non corrigés.
En 2021, étudiant l’état d’avancement des correcteurs automatiques, je concluais : « Pour l’instant, le rédacteur et le correcteur professionnel gardent la main sur la machine. Jusqu’à quand ? »
Ma première réaction, sur LinkedIn, à l’annonce de l’arrivée de ChatGPT fut la suivante :
« Si vous voulez que le métier de correcteur ait un avenir, soyez plus forts que la machine. Développez votre “valeur ajoutée”. Travaillez sur la cohérence, la qualité, le style du texte plus que sur l’orthographe et la grammaire, où nous serons inévitablement remplaçables. Soyez “force de proposition”, comme on dit aujourd’hui. Montrez que, parce qu’humains, cultivés, sensibles, vous êtes – nous sommes – meilleurs qu’un “modèle de langage”. »
Quelques mois plus tard, je ne suis déjà plus sûr que cela suffise.
Une phrase publiée, sur LinkedIn, par l’EFLC (École française de lecteur-correcteur) a retenu mon attention :
« Comme beaucoup d’autres, le métier de correcteur évolue depuis quelques années. Ainsi, il y a moins de correcteurs salariés qu’auparavant, au profit de correcteurs indépendants et pluridisciplinaires qui dispensent plus largement des conseils éditoriaux, créent du contenu ou encore réalisent des traductions de textes. »
Le correcteur, conseiller littéraire ? rédacteur (on m’a déjà demandé si je pouvais rédiger des lettres types pour une compagnie d’assurances) ? traducteur ? Ce n’est plus le même métier. On peut y ajouter maquettiste, voire graphiste, car il n’est plus rare qu’on nous demande aussi d’assurer la mise en pages.
Le robot correcteur imaginé par Isaac Asimov en 19643 est en train de devenir une réalité. Pour nous, le temps est venu de se remettre en question.
« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. » — René Char.
Article mis à jour le 25 mars 2024.
- « Éric Sadin, philosophe : “Pas besoin d’être devin pour saisir que quantité d’emplois à haute compétence cognitive vont être broyés par l’IA” », Libération, 23 mars 2024. ↩︎
- Jérôme Hornschuch, Orthotypographia, 1608. Trad. du latin par Susan Baddeley, éd. des Cendres, 1997, p. 60. Voir mon article sur ce premier manuel du correcteur. ↩︎
- Voir Le correcteur, personnage littéraire. ↩︎