« Un éditeur digne de ce nom fait lire les épreuves, avant de les envoyer à l’auteur, dont après tout ce n’est pas le métier, par le correcteur de l’imprimerie, d’abord, et les fait lire par son correcteur particulier1, ensuite, quand il ne les revoit pas lui‑même. Mais le correcteur, pour cause de déformation professionnelle, ne regarde qu’à la typographie, tandis que vous ne regardez qu’au sens. Le correcteur sait toujours, par exemple, que Clemenceau ne prend pas d’accent aigu sur l’e, mais il vous laissera passer, sans sourciller, l’anachronisme le plus honteux, la catachrèse la plus vicieuse et le pataquès le plus granuleux.
« Parfois aussi, et c’est là le plus dangereux, le correcteur se mêle de vous corriger. Ce fut ce qui arriva à La Fontaine qui avait écrit : que la sage Minerve sortit tout armée de la cuisse de Jupiter. Le typographe flaira l’erreur, et fit sortir la déesse de la cuisine. Il y a aussi la pêche au cachalot devenue la pêche au chocolat, Albéric II pour Albéric Second, la pommade contre la chute des chevaux, et autres gentillesses…
« Je n’ai jamais donné le bon à tirer d’un de mes livres sans trembler. Mais je n’en ai pas un sur deux qui soit exempt de scories. Il arrive que l’on m’apporte quelque plaquette à signer. Croyez‑vous que cela me fasse toujours plaisir ? Je n’en profite pas pour évoquer les beaux jours de ma jeunesse. Je me saisis rageusement d’une plume et je commence par corriger, pages 6, 8 ou 53, j’y vais naturellement “les yeux fermés”, les insupportables coquilles dont je devrais avoir la sagesse de me dire que je suis seul, sans doute, ou à peu près seul à les connaître, pour en souffrir naïvement.
« Je profite donc de l’occasion pour rétablir, dans un de mes derniers livres, Refuges, une phrase dont le corrigé n’avait pas été reporté par moi sur les dernières épreuves et qui m’empêche de dormir. Il faut lire, à la page 53, ligne 23 (si vous lisez…) : “Les formes d’une nuit qu’ils pourraient se flatter d’avoir percée à jour” (etc.).
« Mais ne croyez‑vous pas que la matière de l’imprimerie fait des blagues et qu’il y a, comme dans Samuel Butler, une révolte des machines ? Moi, je pressens des meetings : les caractères qui ne sont pas “de bonne composition” sortent de leurs composteurs, se groupent par affinités et commencent à parloter : “Et toi ? On t’a corrigé ? Et tu as cédé ? grand lâche ! Moi, je saute !” Et il y a aussi les loustics‑fantômes qui changent les marbres de place, comme les étudiants farceurs du temps de Guy de la Farandole2 changeaient de porte les chaussures dans les hôtels.
« Mais il y a peut‑être aussi une “reine” des caractères, comme il y a une reine des abeilles, des fourmis ou des termites… »
Extrait de Léon-Paul Fargue [1876-1947], « Coquilles », dans Lanterne magique, Robert Laffont, 1944 ; Seghers, 1982, p. 9-13.
- Le correcteur employé par la maison d’édition.
- Il s’agit apparemment du poète Guy-Péron (1871-1931), sur lequel je trouve peu d’information.