La rencontre, dans un mes travaux de relecture, de ce cas problématique me donne l’occasion, non pas de rédiger un savant article de grammaire – je n’en ai pas la compétence –, mais de montrer comment un correcteur professionnel peut être amené à réfléchir pour se tirer d’embarras.
En lisant cet élément de phrase, ma première réaction a été de supprimer le e de l’accord au féminin.
Cependant, la présence de aussitôt a retenu mon geste. Pourquoi donc ?
J’ai vu deux lectures possibles à cette proposition :
- comme un raccourci de aussitôt que nous eûmes passé la porte ;
- comme une inversion de aussitôt la porte passée.
Dans les deux cas, passé est bien un participe passé (accordé comme un adjectif qualificatif dans la seconde lecture).
Est venue se mêler à mon interrogation une règle connue des correcteurs : placé en début de phrase, passé est généralement perçu comme une préposition et, ayant perdu sa valeur de participe passé, perd aussi sa capacité à s’accorder avec le nom dont il dépend (le « donneur d’accord »).
Même si j’en doute, serait-elle éventuellement applicable ici ? J’interroge les différentes sources…
Certains dictionnaires de difficultés (Girodet, Jouette, Péchoin et Dauphin) affirment sans nuance que, placé devant, passé est une préposition et reste invariable.
Thomas est déjà plus subtil : passé est « ordinairement considéré comme une préposition et reste invariable ».
Hanse (art. participe passé 2.1.3) dit qu’« en dehors de l’indication de l’heure [Passé dix heures], on a le choix. Assimilé à après devant un nom, passé reste souvent invariable (mieux vaut le laisser tel), mais souvent aussi on le traite comme un participe passé ». Après une série d’exemples contradictoires, il conseille tout de même l’invariabilité.
Généralement, ordinairement, souvent… Le travail du correcteur est une navigation permanente entre ces écueils.
Mais, dans tous les exemples donnés par ces ouvrages de référence1 – ils pèchent parfois par manque de précision –, passé est employé seul.
Il faut donc se tourner vers « plus costaud » : Le Bon Usage. Grâce au moteur de recherche de l’édition numérique, je trouve que ce cas relève, pour Grevisse, des « formes méconnues ou altérées de la proposition absolue » (§ 255 ; pour la définition de la proposition absolue, voir § 253).
Comparativement à la forme aussitôt la porte passée, celle qui nous occupe (adv. + partic. + nom) fait partie des « autres ordres (rarement signalés) ».
Grevisse donne alors des exemples confirmant mon orientation :
- Mon équilibre n’est pas encore à ce point assuré que je puisse reprendre ma méditation aussitôt passée la cause du désarroi (Gide, Journal, 11 févr. 1916).
- Une fois éclairée la nature politique du fachisme [sic], une fois dégagé le caractère proprement germanique de l’hitlérisme, il reste un certain système idéologique et pratique (Queneau, Bâtons, chiffres et lettres, p. 214-215).
- Une fois levés les interdits […], tout parut plus clair (G. Antoine, dans Claudel, Partage de midi, version de 1906, p. 7).
- Une fois touchée la plage, il nous laissa ranger la pirogue (Orsenna, La grammaire est une chanson douce, p. 52).
Mon choix est tranché : je laisse l’accord au féminin.
Par curiosité, et parce que les travaux de relecture sont de formidables occasions de progresser en langue française, j’ai essayé de comprendre, toujours grâce à Grevisse, la source de cette hésitation sur l’invariabilité de passé.
§ 429 — Quand le receveur précède le donneur, on observe une tendance à laisser le receveur invariable.
Ce phénomène s’explique par le fait que le locuteur n’a pas toujours présente à l’esprit la partie de la phrase qu’il n’a pas encore énoncée. Des causes particulières jouent dans certains cas.
§ 259 — L’invariabilité n’est pas obligatoire pour étant donné (toujours antéposé), pour passé, mis à part (qui peuvent être antéposés).
[…] Pour passé, l’Acad. 2011, après l’ex. Passée la mauvaise saison, ajoute : « Lorsque le participe est placé avant le sujet, il est le plus souvent traité comme une préposition et reste invariable : Passé les délais. »
[…] Passé variable : Passée la période d’hostilité contre « les travaux », il avait mis de bonne foi son espoir dans le retour à la maison natale (Colette, Chatte, p. 106). — Passées les courses de feria, il me faudra revenir (Montherl., Bestiaires, VIII). — Passés les lourds piliers corinthiens du portique, on se trouvait dans un vestibule (Green, Terre lointaine, p. 33). — Passées les premières minutes, elle ne pleurera pas (Cesbron, Souveraine, p. 69). — Passée la maladie infantile du communisme chinois, Confucius reprendrait sans doute la place qui lui revient (Étiemble, Confucius, p. 9). — À la Libération et passés les règlements de comptes, nous nous sommes efforcés […] d’unir toutes les victimes de l’occupation (Druon, Circonstances, t. III, p. 589).
En fait, « passé s’accorde assez souvent avec le nom qui suit », d’après Le Français correct2, variante du Grevisse.
J’ai ma confirmation : passé ne peut être perçu comme une préposition que s’il est placé seul en début de phrase. Au passage, j’ai appris à relativiser la règle de son invariabilité.
- Pour leurs références, voir La bibliothèque du correcteur.
- De Boeck-Duculot, 6e éd., 2009, p. 323.