« Toute la matinée, il se sentit bien. Il travaillait lentement, minutieusement. Puriste, il avait horreur des fautes de grammaire. Il en avait trouvé dans des textes d’agrégés et d’académiciens. » — La Cage de verre, chapitre V.
Dans ma bibliothèque du correcteur, j’ai déjà mentionné La Cage de verre, roman de 1971 où Simenon met en scène Émile Virieu, un correcteur d’imprimerie particulièrement terne1. Cette œuvre a une résonance avec sa biographie :
Tous les simenoniens connaissent l’épisode extravagant de la cage de verre dans laquelle Simenon s’était engagé à écrire un roman en une semaine2.
[Au] début de l’année 1927 […] Eugène Merle, directeur de plusieurs journaux parisiens, lui lance un défi : Simenon devra écrire un roman sous les yeux du public, enfermé dans une cage de verre… Attiré par la somme importante que lui propose son employeur, il accepte immédiatement, mais le projet n’aboutira pas pour diverses raisons qui restent encore un peu obscures. Cependant, l’épisode de la cage de verre restera dans la légende de Simenon et contribuera à faire de ce romancier un véritable phénomène : plusieurs journaux ont raconté en effet l’exploit qui ne s’est jamais produit3 !
Des romans parsemés de correcteurs
Outre Émile Virieu, d’autres correcteurs apparaissent dans les intrigues de Simenon, chacun dans « son coin, sa cage qui le prot[ège] contre tout ce qu exist[e] au dehors » – le cassetin4.
Dans Maigret chez le ministre :
— Elle travaille comme correctrice d’épreuves à l’Imprimerie du Croissant5, où elle fait partie de l’équipe de nuit.
Dans L’Homme au petit chien :
— Figurez-vous qu’à trente-cinq ans, je me suis mis en tête d’épouser un certain Émile Doyen, un homme de quarante ans, à peu près de mon âge, qui avait l’air aussi paisible que vous. Son métier n’était pas moins tranquille : correcteur à l’Imprimerie du Croissant, où il passait ses journées ou ses nuits dans une cage de verre, penché sur des épreuves.
Dans Les Anneaux de Bicêtre :
Personne, par exemple, n’aurait pu dire où il habitait, ni quelles étaient ses ressources, et il a fallu un hasard pour que Maugras le découvre dans une cage vitrée, à l’imprimerie de la Bourse, où Jublin gagnait sa matérielle comme correcteur.
On raconte aisément que Simenon refusait toute intervention sur ses créations, insistant notamment sur le respect de la ponctuation. Ses nombreux points de suspension étaient, pour lui, « le reflet des réflexions de Maigret6 ».
Il eut pourtant des correcteurs, dont les seuls connus (de moi, en tout cas) sont Pierre Deligny et la mystérieuse Doringe.
Maigret et l’absence de virgule
Dans son blog, le traducteur Michel Volkovitch analyse une phrase :
« Au lieu de grogner en cherchant l’appareil à tâtons dans l’obscurité comme il en avait l’habitude quand le téléphone sonnait au milieu de la nuit, Maigret poussa un soupir de soulagement. »
C’est la première phrase de Maigret et les braves gens et je me la relis avec délectation. Ce qui m’enchante en elle ? Presque rien : une absence de virgule. C’est cette absente, après « obscurité », qui donne à l’ensemble son juste rythme : le segment anormalement long, qui nous fait sentir cette recherche à tâtons interminable, qui déjà installe un malaise — annonçant la couleur du livre entier ! —, puis le bref apaisement.
J’imagine Simenon qui envoie sa phrase ainsi ponctuée, le correcteur de 1961 qui s’effraie, qui cherche à la normaliser en collant la virgule, l’auteur qui se fâche, qui biffe la virgule, à lui le dernier mot puisque c’est une star.
Oui, mais c’est trop beau. À la réflexion, le scénario inverse tient tout aussi bien la route : Simenon colle sa virgule machinalement et le correcteur la supprime, au nom de la correction grammaticale. Avec cette fichue virgule, en effet, « comme il en avait l’habitude… » pourrait à la rigueur dépendre de la principale qui suit, et non de la subordonnée qui précède. La plupart des lecteurs, même les plus pointilleux, accepteraient sûrement cette absence de virgule au nom de la règle du plus vraisemblable ; mais qui nous dit que le correcteur en l’occurrence n’était pas un adepte de la clarté grammaticale absolue — espèce redoutable ?
Mais Simenon eut-il vraiment un correcteur pour ce Maigret en 1961 ? «[…] les éditions originales [étaient] souvent imprimées hâtivement et riches en coquilles7. »
Pierre Deligny, correcteur passionné… et bénévole
C’est Pierre Deligny (Arras, 1926 – Poitiers, 2005) qui corrigea, pour leur édition définitive, la totalité des romans de l’écrivain. Dans le catalogue Simenon composé par le libraire Henri Thyssens8, on trouve de passionnantes informations sur sa relation avec Simenon. Je résume l’introduction du catalogue :
Pierre Deligny paraît avoir contracté le virus simenonien en 1967. Correcteur d’imprimerie, il vient alors d’être embauché comme lecteur-correcteur à l’Encyclopædia Universalis. Ayant trouvé quantité d’erreurs typographiques dans les livres de Simenon, il le fait savoir à l’écrivain, avec qui il échangera une centaine de lettres entre 1967 et 1988. Il poursuivra durant des années son inlassable quête des coquilles dans ses textes.
Dans son exemplaire de Maigret hésite (Presses de la Cité, 1968), adressé à Simenon, Deligny écrit :
« Mon cher Georges Simenon, Maigret hésite peut-être… mais moi, je n’hésite pas à déclarer que ce livre, comme tous ceux qui précèdent, est fort mal corrigé. Je rêve pour vous (et pour nous, vos lecteurs assidus) des Œuvres complètes de Simenon (puisqu’il semble qu’on ne puisse espérer cela des Presses de la Cité) enfin sans fautes (ou presque). Je m’y emploie. » Ce coup d’audace lui valut de corriger désormais la plupart des ouvrages de l’auteur en vue de la publication de la collection « Tout Simenon ». L’exemplaire est un modèle des méthodes de travail de Pierre Deligny qui y porte des corrections en rouge (coquilles, mastics, fautes préjudiciables à la compréhension de l’œuvre), en vert (coquilles, fautes bénignes non nuisibles à la compréhension), en bleu (suggestions faites à l’auteur). Sur certaines pages, c’est une vraie symphonie de couleurs.
De même, son exemplaire de La Main (Presses de la Cité, 1968) est corrigé et annoté « en trois couleurs », avec la remarque :
Compte rendu d’une « catastrophe typographique », d’un véritable « sabotage industriel » dont j’espère fermement qu’il ne se renouvellera plus… Et si je puis y contribuer, ce sera avec plaisir et enthousiasme !
Simenon le lui a dédicacé ainsi :
Pour Pierre Deligny qui connaît mieux mes livres et surtout leurs petits défauts que moi, en le remerciant de l’énorme travail qu’il s’impose si généreusement […]
La première édition des œuvres complètes, établie par Gilbert Sigaux (Lausanne, éd. Rencontre), est publiée entre 1967 et 1973. Les 72 volumes portent, sur la garde, un papillon avec cet avis :
« Cette collection, entièrement annotée et corrigée par Pierre Deligny, correcteur et ami de Georges Simenon, a servi à l’établissement de l’édition des Presses de la Cité “Tout Simenon”, 25 volumes (1988-1992). » En réalité, ce travail minutieux a aussi servi de modèle à l’édition en 10 volumes du « Cycle Maigret », puis aux réimpressions des Éditions Rencontre.
Un exemplaire de La Cage de verre (1971) porte l’envoi :
« Pour Pierre Deligny, dans sa “cage morale”, en souvenir de tant de corrections dans mes textes imprimés. Son ami reconnaissant, Georges Simenon, 1982. »
Pierre Deligny, mentionné comme « ancien chef correcteur adjoint » dans l’Encyclopædia Universalis, y signera la fiche consacrée au romancier. On lui doit aussi les 32 pages de Jalons chronobiographiques dans Tout Simenon, t. 27 (Presses de la Cité, 1993). Avec Claude Menguy, il a publié Simenon au fil des livres et des saisons (Omnibus, 2003), ainsi que de nombreux articles dans la revue Traces, éditée par le Centre d’études Georges Simenon (Liège).
Deligny, correcteur de Jean Failler
Auteur de la série policière Mary Lester, Jean Failler (né en 1940) évoque son correcteur et ami Pierre Deligny à plusieurs endroits. Je synthétise :
J’ai eu un excellent correcteur, il s’appelait Pierre Deligny, mais hélas, il nous a quittés. Pierre avait été chef correcteur à l’Encyclopédie Universalis où il supervisait une équipe de six correcteurs très avisés. Cependant, lorsque l’Encyclopédie est sortie, il subsistait des coquilles. Il prétendait qu’un livre sans défauts de ce genre n’existe pas car ce serait la perfection. Or, ajoutait-il, la perfection est d’essence divine, et nous ne sommes que de pauvres humains9.
En retraite, il me proposa [en 1997] de mettre sa science au service de Mary Lester. J’eus ainsi, pendant près de dix ans, le plus savant des correcteurs, le plus sourcilleux aussi, qui n’hésitait pas me taquiner à propos de certaines fautes grossières et répétitives. Si, comme le dit le proverbe, qui aime bien, châtie bien, Pierre m’aimait beaucoup.
Mary Lester a perdu en la personne de Pierre Deligny le plus fidèle de ses serviteurs et moi le meilleur des amis, une sorte de grand frère qui n’hésitait pas à commencer ses lettres par la formule célèbre du juge Ti : “frère né après moi” et qui les terminait en signant – en breton – du surnom qu’il s’était lui-même attribué, Kraïon ru (ce qui signifie crayon rouge, couleur dont il soulignait vigoureusement mes turpitudes orthographiques)10.
À propos de la collaboration de Deligny et Simenon, il raconte :
Pierre avait également été le correcteur de Georges Simenon. Il commençait à corriger le livre en attaquant la dernière page, puis l’avant-dernière afin de ne pas se laisser prendre par le récit. Ensuite il le relisait à l’endroit pour vérifier les erreurs de dates, de noms, etc.11.
Pierre avait […] établi des listes de TOUS les intervenants dans les ouvrages de Simenon. Imaginez le travail ! Quand on connaît l’œuvre du grand Georges, ça laisse pantois. D’autant que l’ami Pierre n’avait jamais touché à un ordinateur et que toutes ces compilations étaient établies à la plume sur des fiches cartonnées12.
Enfin, il ajoute cette information intéressante :
Simenon avait une autre correctrice en la personne de sa secrétaire [s’agit-il de Joyce Aitken13 ?] qui aimait lui faire aigrement remarquer ses errements orthographiques, ce qui agaçait prodigieusement maître Georges.
Il l’envoya un jour sur les roses en lui disant : « C’est entendu, si j’avais votre orthographe, votre sens de la grammaire et de la syntaxe, je fournirais des manuscrits parfaits. Mais je suppose que j’aurais alors aussi votre style plat et votre total manque d’imagination… À qui vendrait-on des livres écrits de la sorte ? »
Et toc, voilà la demoiselle recadrée14.
Une autre femme est cependant connue des simenoniens.
Doringe, « correctrice attitrée » ?
« Doringe […] a l’âge de ma mère et pourtant, c’est mon amie. Très intelligente, très cultivée, très avertie de tout, et d’un goût très sûr, elle a un tel sens de l’amitié qu’elle y mêle de la jalousie. » — Lettre de Simenon, citée dans l’Autodictionnaire Simenon de Pierre Assouline.
On sait peu de chose sur Doringe, plusieurs fois citée par Pierre Assouline, dans sa biographie de Simenon15, comme sa « correctrice attitrée ». « […] les renseignements que l’on possède sur elle sont parcimonieux et assez difficiles à trouver », reconnaît Murielle Wenger en décembre 2016, sur le site Simenon Simenon, avant de brosser son portrait :
Belge d’origine, Doringe [en réalité, Henriette] a été professeur d’anglais, puis « journaliste tous terrains », comme l’écrit Assouline : elle était en particulier chroniqueuse de cinéma, et elle a interviewé, entre autres, Jean Gabin ; en 1912, elle avait fondé un hebdomadaire, la Tribune des bêtes, un journal qui défendait la cause des animaux. La même année, elle avait épousé un journaliste, André Blot. Mais elle a été aussi traductrice de romanciers américains, Slaughter en particulier. D’après Assouline, Simenon jugeait son amitié un peu envahissante, mais indispensable. Leurs échanges épistolaires portent souvent sur le style du romancier. Comme l’écrit encore le biographe, Doringe est « la seule personne avec laquelle il accepte de discuter du bien-fondé de ses choix, qu’il s’agisse de grammaire, de syntaxe ou encore d’orthographe ». Simenon a sa propre vision de son style, et il n’est pas toujours d’accord avec les corrections proposées par Doringe, mais il ne peut se passer d’elle. Et Assouline de raconter cette émouvante anecdote : en 1964, alors qu’elle souffre d’un cancer généralisé, Doringe tient à finir la correction du dernier manuscrit de Simenon, Maigret se défend. Elle est alitée, n’a plus de force. Alors elle fait venir le curé, non pour se confesser, mais pour qu’il l’aide à terminer la correction du texte…
Simenon n’aimait peut-être pas être corrigé, mais ses principaux correcteurs, eux, lui étaient tout dévoués.
Dessin de Loustal. Photo de Jean Failler : Le Télégramme.
- Voir Portraits de correcteurs.
- Henri Thyssens, catalogue Simenon (PDF), site de la librairie La Sirène, Ostende.
- Biographie, site du Centre d’études Georges Simenon, Liège.
- Le bureau des correcteurs. Voir les images de mon billet Antoine Doinel, correcteur d’imprimerie.
- C’est dans ce même lieu que Georges Brassens corrigea Le Libertaire. Voir mon billet.
- « LU et corrigé », blog Langue sauce piquante, 14 mars 2017.
- Patrick Berthier, « Le Balzac de Simenon », L’Année balzacienne, 2015/1 (no 16), p. 251-266, note 8.
- PDF déjà cité.
- Le Forum de Mary Lester, 22 octobre 2007.
- Ça ira mieux demain, Les enquêtes de Mary Lester, t. 27, éd. du Palémon, 2005.
- Le Forum de Mary Lester, 22 octobre 2007.
- Le Forum des amis de Mary Lester, 7 avril 2014.
- Mentionnée par Jacques De Decker dans l’article « La fortune des Simenon », Le Soir, mis en ligne le 29 août 1990.
- Le Forum de Mary Lester, 22 octobre 2007.
- Simenon, éd. rev., corr. et aug., « Folio », no 2797, Gallimard, 1996.