Si la PAO a répandu dans le grand public des notions de typographie comme la police de caractères, le corps ou l’interlignage, d’autres sont peu connues, même des professionnels. C’est le cas de l’œil d’une lettre.
L’œil d’une lettre, c’est la trace qu’elle laisse sur le papier (aujourd’hui, on parle plutôt de glyphe). Sa grosseur est à distinguer du corps, qui ne correspond pas seulement, comme on l’imagine souvent, à la hauteur des caractères, du bas d’une lettre descendante (comme p) au haut d’une lettre montante (comme d), car il faut y ajouter les talus, c’est-à-dire les espaces au-dessus des lettres montantes et au-dessous des lettres descendantes1. Espaces, bien sûr, invisibles pour l’utilisateur d’un traitement de texte, mais qui étaient bien visibles sur le bloc de plomb.
D’ailleurs, on disait : Ce caractère est fondu sur le corps dix, sur le corps douze, etc., ce qui montre bien que le corps est la base sur laquelle repose l’œil de la lettre, et qu’il ne faut pas les confondre.
Pour un même corps, différentes polices peuvent avoir un œil différent. Jacques André (2011) compare ainsi les a bas de casse de trois polices : Lucida, Utopia et Times, dans le même corps :
À corps égal, la trace laissée par ces trois a est plus ou moins petite.
Éric Dussert et Christian Laucou (2019, s.v. Œil) expliquent :
[…] pour le typographe à la mode ancienne ou moderne, [l’œil] c’est la partie qui s’imprime de la lettre d’imprimerie et aussi son aspect formel : il peut être petit ou gros pour un corps donné. Et pour ce même corps donné, il peut en avoir plusieurs. […] Ainsi l’Antique litho, caractère prévu pour les cartes de visite, a jusqu’à quatre œils par corps. […] on peut juger de l’œil grâce au rapport de hauteur qui existe entre les parties montantes et descendantes de certaines lettres (b, d, l, p, q…) et les lettres qui n’en ont pas (e, m, x…). Si les parties montantes et descendantes sont courtes, le caractère aura un « gros » œil ; il en aura un « petit » dans le cas contraire2.
Autrement dit, un gros œil, ce sont « de grosses minuscules comparées aux majuscules » (Jacques André, 1995).
François Thibaudeau (1924) montre le petit œil, l’œil moyen et le gros œil de la même fonte, avec des variations d’interlignage. On voit bien que plus l’œil est gros, plus courtes sont des parties montantes et descendantes des lettres.
À quoi servent ces différences d’œil ?
Les différences d’œil et d’interlignage permettent de régler finement l’apparence d’un texte. Jacques André (2011) commente :
Pourquoi utiliser des caractères de gros œil, notamment pour les livres et les journaux ? On dit souvent que c’est pour une question de lisibilité. Mais cette notion est très subjective et liée aux habitudes de lecture ! En effet, les Américains et les Hollandais ont tendance à utiliser des caractères de plus gros œil que les Français.
Dans leurs catalogues, les fondeurs proposaient autrefois certaines de leurs polices en plusieurs œils. Avant l’usage du point typographique (notamment du point Didot, inventé en 1785), on désignait le corps des polices de caractères par des noms comme petit-romain (équivalent d’un corps 9 ou 10, selon les fonderies3, en points Didot) ou cicéro (corps 12). S’y adjoignait, le cas échéant, la précision de l’œil.
Les différences d’œil étaient très employées dans les travaux de ville (cartes de visite, affiches, prospectus, etc.).
Elles pouvaient aussi servir à reproduire des inscriptions. Dans ses Règles typographiques (1935), Louis-Emmanuel Brossard explique :
[…] par l’emploi de caractères d’œils différents, le compositeur doit s’efforcer de reproduire l’aspect général de l’inscription : les lettres de deux points4, les petites capitales, les corps de même force que celui du texte, mais de gros ou de petit œil, peuvent servir pour résoudre ces difficultés.
L’œil du correcteur sur l’œil des lettres
À l’époque du plomb, en relisant une épreuve, le correcteur devait veiller aux lettres « d’un autre œil », c’est-à-dire, par rapport à la fonte utilisée dans l’épreuve, aux lettres plus grosses ou plus petites, plus grasses ou plus maigres. En janvier 1923, le Bulletin officiel des maîtres imprimeurs s’agace de la négligence de certains compositeurs :
« L’ouvrier qui n’est pas méticuleux n’aime pas son métier, […] peu lui importera de mettre une parenthèse œil gras d’un côté et œil maigre de l’autre. Il pense que le correcteur ne s’apercevra de rien et quant au prote, croit-il, ses occupations absorbantes lui feront oublier de telles vétilles […]. »
Mais le correcteur y veillait, comme à des tas d’autres choses.
Sources :
- André, Jacques. « Lucida a-t-elle un gros œil ? ». La Lettre GUTenberg [en ligne], n° 5, avril 1995, p. 24-26. URL : https://www.gutenberg-asso.fr/?Lettre-GUTenberg-5.
- —. Point typographique et longueurs en TEX [en ligne]. Première version : 4 février 2011. Dernière mise à jour : 20 mai 2020. Consulté le 11 novembre 2023. URL : http://Jacques-Andre.fr/fontex/point-typo.pdf.
- Brossard, Louis-Emmanuel. Le Correcteur typographe. II : Les Règles typographiques. Tours, Arrault, 1935.
- Bulletin officiel (Union syndicale des maîtres imprimeurs de France), n° 1, janvier 1923.
- Dussert, Éric, Laucou, Christian. Du corps à l’ouvrage. Les mots du livre. La Table ronde, 2019.
- Thibaudeau, François. Manuel français de typographie moderne. Paris, F. Thibaudeau, 1924.
- On parlait aussi de lettres dépassantes du haut et de lettres longues en bas (Thibaudeau, p. 26). ↩︎
- L’œil ne doit donc pas être confondu avec la hauteur d’x. Voir Jean-Pierre Lacroux. ↩︎
- Voir « Typomètre », dans Histoires d’outils artisanaux [en ligne]. URL : https://histoiresdoutilsartisanaux.fr/outil.php?outil=Typometre. ↩︎
- « DEUX-POINTS, s. m. Imprim. Nom donné aux grandes capitales fondues sur le double du corps d’un caractère ; par exemple, les lettres de deux points du 9 sont fondues sur 18 points. On désigne généralement aujourd’hui ces sortes de lettres sous le nom d’initiales. » — Maurice Lachâtre, Nouveau dictionnaire universel, t. II, F. Cantel, 1869, p. 1298. ↩︎