Parmi une collection de films des années 1940 à 1970 sur l’histoire technique de l’imprimerie, j’ai découvert un long document montrant l’ultime bouclage au plomb du New York Times, avant le passage à la photocomposition.
Tout le processus de fabrication est présenté : saisie des textes sur Linotype (dont l’impressionnant mécanisme est détaillé), mise en page et correction sur le plomb, clichage des plaques pour les rotatives, impression du journal. Le film se termine sur un aperçu de la fabrication en photocomposition.
C’est un film écrit, réalisé et monté par David Loeb Weiss, correcteur du journal, et raconté par Carl Schlesinger, un de ses linotypistes.
Écran du générique de début du film Farewell etaoin shrdlu, 1978.
Évolution du logo de la Philharmonie de Paris. Les I ont gagné des points.
Dans sa dernière évolution, le logo de la Philharmonie de Paris a mis des points sur les i majuscules. Bien que cela surprenne, ce n’est pas si rare, comme l’expliquait, hier, un article du site Cap’Com.
Pourtant, c’est un principe en typographie : les i majuscules ne portent jamais de point, à la différence des i minuscules. Pourquoi ? Le point ne permet pas de distinguer deux mots ; il est donc inutile, contrairement au tréma (MAIS/MAÏS).
Alors, pourquoi le graphiste Antoine Lafuente a-t-il commis cet « accident volontaire », bien accueilli ? « De l’avis général, ces points-là ajoutaient quelque chose d’un peu étonnant, d’un peu joueur, qui évoque la musique. »
La correctrice de l’infolettre de la Philharmonie, elle, Stéphanie Hourcade, fixe la limite à la fantaisie : « Le correcteur ne peut et ne doit […] pas intervenir sur les logos eux-mêmes, bien sûr ; mais dans un texte, l’orthotypographie traditionnelle s’applique, et les I n’auront pas de point ! »
Y a-t-il une différence de nature entre, d’une part, les caractères supérieurs employés dans les abréviations (comme Mlle) et dans les appels de note (1) et, d’autre part, les lettres ou chiffres mis en exposant (ou en indice) dans les mesures (km2) ou les formules mathématiques (x2) ?
Tout le monde ne se lève pas le matin avec cette question en tête, mais elle apparaît dans quelques rares forums, aujourd’hui datés d’une vingtaine d’années1.
Des termes à distinguer
Jean-Pierre Lacroux (1947-2002) distinguait fermement les termes exposant et supérieur :
Les éditeurs et les traducteurs de logiciels feignent de l’ignorer mais les typographes français ont un vocabulaire respectable. Ils ne connaissent ni exposant ni indice, mais des lettres, des chiffres, des signes supérieurs ou inférieurs. Les exposants des mathématiciens se composent en caractères supérieurs, les indices en caractères inférieurs2.
Cependant, le terme en exposant est couramment employé pour désigner le placement d’un signe « en haut et à droite du signe (lettre, chiffre) auquel [il] se rapporte3 ». Et ce n’est pas d’hier. Pour ne donner qu’un exemple, dans sa Grammaire typographique (4e éd., 1989), Aurel Ramat (1926-2017) emploie bien le terme de « lettres supérieures », mais le signe de correction correspondant, il l’appelle « exposant ».
Signe de correction « exposant » dans la Grammaire typographique d’Aurel Ramat, 3e éd., 1989, p. 26.
Formes et emplois différents
La distinction à opérer est clairement exprimée par le Guide du typographe (20154) :
Les exposants, ou les indices, sont des chiffres ou des lettres surélevés, respectivement abaissés, par rapport à la ligne de base, utilisés en mathématiques, où ils peuvent être du même corps que le texte de base, ou en chimie où ils sont généralement d’un corps plus petit.
En comparaison, les lettres et chiffres supérieurs :
sont utilisés dans le texte comme appel[s] de notes ou comme ordinaux. Ils […] différent [des exposants et indices] par un dessin spécifique et ce ne sont pas que des lettres réduites. Toutes les fontes n’en sont pas pourvues et parfois il faut se résoudre à utiliser les exposants ou les indices à leur place, voire les lettres de base en les parangonnant (c’est-à-dire en les élevant ou en les abaissant par rapport à la ligne de base), en diminuant leur corps et en augmentant leur graisse pour qu’ils ne paraissent pas trop malingres à ces petites tailles.
Ce problème existait déjà à l’époque du plomb. Émile Desormes (1850-19..) définit les lettres ou chiffres supérieurs comme « les exposants algébriques dont on use généralement pour les appels de notes […]5 ». On composait avec les moyens du bord.
Un peu d’histoire
Les lettres supérieures étaient « fondues sur le corps du caractère employé » (Daupeley-Gouverneur, 18806) et présentes dans la casse parisienne (en nombre limité).
Patrick Bideault et Jacques André expliquent :
[…] On trouve de telles « supérieures » dans les casses d’imprimeurs dès le xviie siècle. Par ailleurs, dès le début du xvie siècle, les appels de note sont marqués par des signes supérieurs comme « * », « a » « † », etc. Vers 1750, Fournier propose 4 (vraies) supérieures (aers) ; la casse parisienne, qui a duré en gros de 1850 à 1950, en comptait 8, appelées roselmit 7 ou eilmorst selon l’ordre de rangement dans les casses ; en 1934, Brossard en énumère 16 différents (a c d e f g h i k l m n o r s t) dans une police standard – elles suffisaient pour les abréviations courantes8.
Casse parisienne. Dans le rang du haut, à droite, on voit les lettres supérieures e i l m o r s t. Émile Desormes, Notions de typographie à l’usage des écoles professionnelles, 3e éd., 1895, p. 3.
On notera cependant qu’il manque toujours le g pour Mgr et le v pour Vve. Or, ces abréviations sont bien composées avec des lettres finales supérieures dans les manuels typographiques du xixe siècle. Puisait-on celles-ci dans les casses réservées aux travaux scientifiques ? ou les commandait-on spécialement ? Je l’ignore. Cela devait sans doute dépendre des ateliers.
Henri Fournier (1800-1888) explique que les lettres supérieures :
[…] ne servent ordinairement que comme signes d’abréviation. Les plus usitées sont l’e, l’o, le r et le s ; et, à moins d’une matière spéciale, il n’y en a que d’un petit nombre de sortes qui fassent partie des fontes. Les autres ne sont en usage que pour les ouvrages scientifiques, et elles se commandent particulièrement pour des cas semblables9.
Les chiffres supérieurs, eux, n’existaient pas dans la casse. Ils « […] ne sont d’habitude fondus que sur commande spéciale, de même que les chiffres inférieurs, usités dans certains travaux algébriques » (Daupeley-Gouverneur, op. cit.). C’est pourquoi on était obligé de « bricoler » au plomb comme aujourd’hui sur ordinateur.
Quelle taille ? quelle position ?
La taille des signes supérieurs ou en exposant n’est jamais précisée dans les sources, anciennes ou modernes, que j’ai consultées. « Petit œil », « moindre corps », « caractères plus petits » sont les seules indications données. Cependant, James Felici (200310) décrit les caractères supérieurs « spécialement dessinés » comme ayant une taille « de 30 à 50 % inférieure à celle des caractères “normaux” ».
Quant à la position verticale respective des uns et des autres, c’est encore Felici qui en informe le plus clairement : idéalement, les signes supérieurs devraient être alignés par rapport au haut des jambages supérieurs11, alors que les exposants devraient être centrés par rapport à lui.
Position idéale d’un chiffre supérieur et d’un exposant, selon Felici (2003). Exemple réalisé avec InDesign et la police Minion Pro.
Divergences esthétiques
Les vrais caractères supérieurs ne sont disponibles que dans les polices OpenType. Pour certains, comme la typographe et graphiste Muriel Paris, « la tricherie proposée par les applications est tout à fait acceptable12 ». Pour d’autres, comme Felici, l’œil de ces lettres obtenues par réduction homothétique n’estpas assez gras (sur la notion d’œil, voir mon article).
C’était notamment l’avis de Lacroux (op. cit.) :
Il vaut mieux employer les « vraies » lettres supérieures, dont le dessin devrait — en principe… — offrir des corrections optiques […], mais rares sont ceux qui perdent leur temps à aller pêcher de vraies lettres supérieures dans les polices « expert ». Dans quelques années, quand les polices auront enfin acquis une saine corpulence et les logiciels de bons réflexes, la situation s’améliorera…
Contraintes techniques actuelles
Comparons les supérieures imprimées dans le manuel de Daniel Auger (197613), alors professeur à l’école Estienne, aux caractères en « exposant/supérieur14 » calculés par le logiciel Adobe InDesign15 puis aux supérieures accessibles dans les polices OpenType (ici, Minion Pro) :
À gauche, les supérieures traditionnelles (Auger, 1976) ; à droite, les supérieures calculées par InDesign suivies de celles de la police expert Minion Pro.
Si les supérieures calculées paraissent, en effet, « acceptables », elles sont « très ténu[e]s » (Felici). Les supérieures expert, elles, sont plus proches du modèle traditionnel.
Si l’on ne dispose pas de ces dernières, on peut créer les siennes (ou demander au graphiste de le faire), avec des lettres d’un corps 30 à 50 % inférieur au corps courant, dans une variante semi-grasse, décalées à la bonne hauteur. Pour InDesign, voir « Création d’un jeu de glyphes personnalisé » dans l’aide en ligne.
Dans un contexte où la production de documents, souvent destinés à la fois à l’impression et à la diffusion numérique, favorise la vitesse d’exécution, il n’est pas toujours aisé au correcteur d’imposer la distinction entre supérieur et exposant. Mais, dans l’édition soignée, il a plus de chances de faire valoir son point de vue.
« Exposant », Orthotypographie, en ligne. Consulté le 31 mars 2024. ↩︎
Dictionnaire encyclopédique du livre, III, Pascal Fouché, Daniel Péchoin et Philippe Schuwer (dir.), Paris : éd. du Cercle de la librairie, 2011, p. 785. ↩︎
Groupe de Lausanne de l’Association suisse des typographes (AST), 7e éd., p. 238. ↩︎
Notions de typographie à l’usage des écoles professionnelles, 3e éd., Paris : École professionnelle Gutenberg, 1895, p. 3. ↩︎
Le Compositeur et le Correcteur typographes, Paris : Rouvier et Logeat, p. 33. ↩︎
« Cette énumération lue comme un acronyme (les roselmit) est devenue un synonyme, aujourd’hui vieilli, de lettres supérieures. » — Dictionnaire encyclopédique du livre, op. cit.↩︎
Préparation de la copie et correction des épreuves, Paris : INIAG, p. 146. ↩︎
Adobe InDesign confond les deux modes de calcul, contrairement à QuarkPress. Voir la description de la « zone Exposant » et celle de la « zone Supérieur » dans le Guide QuarkPress en ligne. Consulté le 31 mars 2024. ↩︎
Depuis vingt ans, c’est le logiciel de PAO le plus utilisé. ↩︎
Un échange de mails avec un lecteur de mon blog m’a fait découvrir l’existence d’un « tiret trois quarts de cadratin ». C’est peut-être un détail pour vous… (surtout si vous ne connaissez que le « tiret du 6 »). Pour moi, c’est une sorte d’hapax typographique. Ou un objet typographique mal identifié. Car je n’en avais jamais entendu parler !
Illustration tirée de la lettre de Jean Méron (2012), montrant les tirets de différentes longueurs, dont notre tiret trois quarts de cadratin, en rouge.
La chose aurait été employée à la fin du xixe siècle par l’Imprimerie nationale ou, du moins, elle en disposait dans ses casses1. Le chercheur Jean Méron2 l’évoque dans une lettre de 2012 (PDF). Il l’aurait lui-même découvert dans le Manuel à l’usage des élèves compositeurs (1887) de Jules Jouvin, sous-prote de la grande maison. Cet épais volume est l’ancêtre du Lexique des règles en usage à l’Imprimerie nationale3.
L’aspect cocasse de ma recherche, c’est que l’exemplaire de la BnF, reproduit sur Gallica, s’arrête à la page 34, alors que le tiret trois quarts de cadratin est mentionné, selon Jean Méron, aux pages 433-434. Heureusement, grâce à la diligence du service du patrimoine des Méjanes, les bibliothèques d’Aix-en-Provence, qui possèdent un exemplaire complet (460 pages), j’ai obtenu en quelques heures les deux pages en question.
L’ouvrage se termine en effet par une liste de vocabulaire, où l’on trouve le texte suivant :
MOINS, tiret long qui ordinairement sert à séparer des phrases ou à remplacer des mots qu’on juge inutile de répéter. Ainsi nommé parce qu’il a la force du moins employé en algèbre. Il existe des moins sur cadratin, sur demi-cadratin et sur trois quarts de cadratin.
Je rappelle que le cadratin est une unité de mesure de longueur correspondant à celle d’un M et de son approche. « Sur cadratin » doit être compris comme « fondu sur (un bloc d’un) cadratin », c’est-à-dire ayant la chasse d’un cadratin.
Eh bien, figurez-vous que le tiret trois quarts de cadratin, absent de tous les manuels typographiques que j’ai consultés dans ma vie, existe depuis 1993 dans l’Unicode (système de codage de caractères utilisé par les ordinateurs pour le stockage et l’échange de données textuelles), où il porte le nom de « barre horizontale » et le numéro U+2015.
En code HTML, on peut donc l’obtenir avec ― (mais aussi avec &horbar ou ―). Ce qui donne ceci (je l’ai entouré de ses cousins et lui ai appliqué la couleur rose).
— ― – -
On vit dans un monde incroyable : on ne peut pas employer les espaces fines où l’on veut, ni même les espaces insécables — si les codes existent, nombre de programmes, en particulier sur le Web, ne se soucient pas de les interpréter correctement4 —, mais il existe un numéro d’Unicode pour un tiret inconnu de tous. Cela signifie que quelqu’un le connaissait et a estimé utile de lui assurer un avenir. Mais qui ?
Précisons toutefois que la dernière version de l’Unicode contient 149 813 caractères et que la catégorie « Ponctuation de type tiret5 », à elle seule, contient 25 entrées, dont les tirets double et triple cadratin, tout aussi inconnus de la tradition.
Et que viendrait faire ce tiret entre son cousin demi-cadratin et son autre cousin cadratin ? (Le trait d’union mesurant un quart de cadratin.) D’après le site Dispoclavier.com6, il aurait pour fonction d’indiquer un changement d’interlocuteur dans les dialogues ou d’introduire une citation (je n’ai pas trouvé trace de ce dernier usage, mais on peut le concevoir), en concurrence avec ses cousins. Son utilité est donc toute relative, mais abondance de biens ne nuit pas.
Dans un précédent article, j’avais évoqué une guéguerre opposant, par ouvrages interposés, deux correcteurs à propos du tiret long.
Avec le tiret trois quarts de cadratin7, je termine le tour de la famille.
Allez, non, un petit dernier pour la route : James Felici (2003) signale aux graphistes les plus pointus :
Le quatrième type de tiret, le tiret numérique, est disponible uniquement dans quelques rares polices. En principe, il possède la longueur du trait d’union, mais il est plus maigre et placé plus haut ; on l’utilise de préférence pour indiquer des plages de chiffres8.
Là, la famille devrait être au complet.
Aujourd’hui, dans son tableau des signes de ponctuation (p. 149), le Lexique ne montre qu’un « tiret (moins) », qui a la longueur d’un cadratin, alors que tout le texte du livre emploie le tiret demi-cadratin. Certains observateurs n’ont pas manqué de le souligner défavorablement. ↩︎
La seule autre mention que je trouve, à ce jour, de la longueur « trois quarts de cadratin », c’est à propos des espaces dans le Traité de la typographie d’Henri Fournier (3e éd., 1870, p. 110) : « Les espaces équivalentes à trois quarts de cadratin sont les plus fortes dont on doive se servir pour une justification ordinaire. » Règle répétée, une seule fois, dans La Typologie-Tucker du 15 août 1886 (n° 194, vol. 4, p. 524). ↩︎
Le Manuel complet de typographie, Peachpit Press, 2003, p. 204. ↩︎
Les passionnés de typographie connaissent les articles de Jean Méron, chercheur indépendant. Son site n’avait pas été mis à jour depuis février 2021.
Né en 1948, il est mort le 18 janvier 2022, à l’âge de 73 ans.
C’est la liste de diffusion Typographie de l’Inria, dont il était membre, qui l’a annoncé, dans un message du 3 janvier 2023, que je n’ai découvert qu’aujourd’hui :
Grand polémiqueur devant l’Éternel, Jean Méron nous a quittés sur la pointe des pieds après un dernier combat contre la mérule1… Les membres de cette liste se souviennent des discussions homériques qui épiçaient les fils…
Érudit touche-à-tout, Jean s’était illustré par une abondante littérature sur la typographie, son histoire et sur le foisonnement de ses règles parfois contradictoires. Après des études en psychologie, il explore la composition et le bien écrire, sujets, qu’à son habitude, il approfondira jusqu’à les épuiser. Il n’écrira, en revanche, jamais, la grammaire raisonnée dont il rêvait, comme tant d’autres…
Ses derniers mois, il les passa comme conseiller municipal dans sa commune de Guémené-sur-Scorff [Morbihan] et quelques photos nous le montrent, presque hilare, lors des réunions politiques. Jean est parti en janvier 2022, et c’est en raison d’un long silence inhabituel dont nous cherchâmes le motif, que nous apprîmes la nouvelle.
Si la PAO a répandu dans le grand public des notions de typographie comme la policede caractères, le corps ou l’interlignage, d’autres sont peu connues, même des professionnels. C’est le cas de l’œil d’une lettre.
L’œil d’une lettre, c’est la trace qu’elle laisse sur le papier (aujourd’hui, on parle plutôt de glyphe). Sa grosseur est à distinguer du corps, qui ne correspond pas seulement, comme on l’imagine souvent, à la hauteur des caractères, du bas d’une lettre descendante (comme p) au haut d’une lettre montante (comme d), car il faut y ajouter les talus, c’est-à-dire les espaces au-dessus des lettres montantes et au-dessous des lettres descendantes1. Espaces, bien sûr, invisibles pour l’utilisateur d’un traitement de texte, mais qui étaient bien visibles sur le bloc de plomb.
D’ailleurs, on disait : Ce caractère est fondu sur le corps dix, sur le corps douze, etc., ce qui montre bien que le corps est la base sur laquelle repose l’œil de la lettre, et qu’il ne faut pas les confondre.
L’œil de cette ligature (d’un s long et d’un i) en plomb désigne à la fois sa partie saillante et l’empreinte qu’elle a laissée sur le papier. Ce caractère ne possède pas de talus de tête, mais son talus de pied est bien visible.
Pour un même corps, différentes polices peuvent avoir un œil différent. Jacques André (2011) compare ainsi les a bas de casse de trois polices : Lucida, Utopia et Times, dans le même corps :
Lettre a en Lucida, Utopia et Times, corps 80. Le talus de pied ne varie pas, alors que le talus de tête diminue de hauteur, de gauche à droite, et que la chasse (largeur de la lettre et de son approche) rétrécit. — Jacques André (2011).
À corps égal, la trace laissée par ces trois a est plus ou moins petite.
Éric Dussert et Christian Laucou (2019, s.v.Œil) expliquent :
[…] pour le typographe à la mode ancienne ou moderne, [l’œil] c’est la partie qui s’imprime de la lettre d’imprimerie et aussi son aspect formel : il peut être petit ou gros pour un corps donné. Et pour ce même corps donné, il peut en avoir plusieurs. […] Ainsi l’Antique litho, caractère prévu pour les cartes de visite, a jusqu’à quatre œils par corps. […] on peut juger de l’œil grâce au rapport de hauteur qui existe entre les parties montantes et descendantes de certaines lettres (b, d, l, p, q…) et les lettres qui n’en ont pas (e, m, x…). Si les parties montantes et descendantes sont courtes, le caractère aura un « gros » œil ; il en aura un « petit » dans le cas contraire2.
Autrement dit, un gros œil, ce sont « de grosses minuscules comparées aux majuscules » (Jacques André, 1995).
François Thibaudeau (1924) montre le petit œil, l’œil moyen et le gros œil de la même fonte, avec des variations d’interlignage. On voit bien que plus l’œil est gros, plus courtes sont des parties montantes et descendantes des lettres.
Le rapport entre la grosseur de l’œil et l’interlignage joue sur la lisibilité du texte. — François Thibaudeau (1924).
À quoi servent ces différences d’œil ?
Les différences d’œil et d’interlignage permettent de régler finement l’apparence d’un texte. Jacques André (2011) commente :
Pourquoi utiliser des caractères de gros œil, notamment pour les livres et les journaux ? On dit souvent que c’est pour une question de lisibilité. Mais cette notion est très subjective et liée aux habitudes de lecture ! En effet, les Américains et les Hollandais ont tendance à utiliser des caractères de plus gros œil que les Français.
Dans leurs catalogues, les fondeurs proposaient autrefois certaines de leurs polices en plusieurs œils. Avant l’usage du point typographique (notamment du point Didot, inventé en 1785), on désignait le corps des polices de caractères par des noms comme petit-romain (équivalent d’un corps 9 ou 10, selon les fonderies3, en points Didot) ou cicéro (corps 12). S’y adjoignait, le cas échéant, la précision de l’œil.
Ce catalogue propose du petit-romain œil moyen, gros œil et œil gras, et du cicéro ordinaire, œil moyen et œil gras. — Recueil des divers caractères, vignettes et ornemens de la fonderie et imprimerie de J. G. Gillé,1808.
Les différences d’œil étaient très employées dans les travaux de ville (cartes de visite, affiches, prospectus, etc.).
Proposées en trois œils (A, B et C), ces initiales antiques peuvent être mélangées dans une même ligne pour des effets graphiques. — Spécimen général. Fonderies Deberny & Peignot, 1926.
Elles pouvaient aussi servir à reproduire des inscriptions. Dans ses Règles typographiques (1935), Louis-Emmanuel Brossard explique :
[…] par l’emploi de caractères d’œils différents, le compositeur doit s’efforcer de reproduire l’aspect général de l’inscription : les lettres de deux points4, les petites capitales, les corps de même force que celui du texte, mais de gros ou de petit œil, peuvent servir pour résoudre ces difficultés.
Exemple de reproduction d’une inscription jouant sur les variantes de grosseur d’œil et de taille (petite et grande) des capitales. — Louis-Emmanuel Brossard (1935).
L’œil du correcteur sur l’œil des lettres
À l’époque du plomb, en relisant une épreuve, le correcteur devait veiller aux lettres « d’un autre œil », c’est-à-dire, par rapport à la fonte utilisée dans l’épreuve, aux lettres plus grosses ou plus petites, plus grasses ou plus maigres. En janvier 1923, le Bulletin officiel des maîtres imprimeurs s’agace de la négligence de certains compositeurs :
« L’ouvrier qui n’est pas méticuleux n’aime pas son métier, […] peu lui importera de mettre une parenthèse œil gras d’un côté et œil maigre de l’autre. Il pense que le correcteur ne s’apercevra de rien et quant au prote, croit-il, ses occupations absorbantes lui feront oublier de telles vétilles […]. »
Mais le correcteur y veillait, comme à des tas d’autres choses.
—. Point typographiqueet longueursen TEX [en ligne]. Première version : 4 février 2011. Dernière mise à jour : 20 mai 2020. Consulté le 11 novembre 2023. URL : http://Jacques-Andre.fr/fontex/point-typo.pdf.
Brossard, Louis-Emmanuel. Le Correcteur typographe. II : Les Règles typographiques. Tours, Arrault, 1935.
Bulletin officiel (Union syndicale des maîtres imprimeurs de France), n° 1, janvier 1923.
Dussert, Éric, Laucou, Christian. Du corps à l’ouvrage. Les mots du livre. La Table ronde, 2019.
Thibaudeau, François. Manuel français de typographie moderne. Paris, F. Thibaudeau, 1924.
On parlait aussi de lettres dépassantes du haut et de lettres longues en bas (Thibaudeau, p. 26). ↩︎
L’œil ne doit donc pas être confondu avec la hauteur d’x. Voir Jean-Pierre Lacroux. ↩︎
« DEUX-POINTS, s. m. Imprim. Nom donné aux grandes capitales fondues sur le double du corps d’un caractère ; par exemple, les lettres de deux points du 9 sont fondues sur 18 points. On désigne généralement aujourd’hui ces sortes de lettres sous le nom d’initiales. » — Maurice Lachâtre, Nouveau dictionnaire universel, t. II, F. Cantel, 1869, p. 1298. ↩︎
Ouverture de la série d’été de La Voix du Nord consacrée à l’Atelier du livre d’art et de l’estampe, à Flers-en-Escrebieux (Nord). Photo Ludovic Maillard.
Cet été, le quotidien La Voix du Nord a réalisé un reportage à l’Atelier du livre d’art et de l’estampe de l’Imprimerie nationale, à Flers-en-Escrebieux (Nord), « à la découverte d’amoureux de la lettre qui perpétuent les techniques ancestrales du livre imprimé ». Excellente initiative ! C’est une série en quatre volets (je donne la date de mise en ligne, mais les articles ont paru dans le journal imprimé du dimanche) :
Présentation du site
22 juillet — « Un joyau du patrimoine historique. »
« C’est ici, en 2014, qu’un patrimoine remarquable de l’Imprimerie nationale (IN Groupe) a été déménagé de la rue de la Convention, à Paris, où se situait l’ancien siège.
« L’Imprimerie nationale, ce n’est pas seulement la fabrication des titres d’identité et passeports sécurisés (un autre site industriel situé à Flers depuis 1974), c’est aussi ce musée vivant, ouvert ponctuellement aux visiteurs […].
« Ici, ce sont dix collaborateurs, amoureux de la lettre, gardiens d’un savoir-faire unique et passés maître en la matière, qui y travaillent quotidiennement.
« […] deux ouvrages [des livres d’artistes] sont réalisés par an en une cinquantaine d’exemplaires numérotés. »
Le cabinet de poinçons
29 juillet — « Des pièces prestigieuses classées monuments historiques. »
« Sept caractères latins ainsi que des caractères orientaux, représentant plus de 65 langues au monde, sont exclusifs à l’Imprimerie nationale. »
« Il est aujourd’hui l’un des derniers en Europe à maîtriser ce savoir. Le site de Flers est d’ailleurs l’une des dernières fonderies de caractères à fonctionner. »
Je reprends le texte du site officiel, plus précis :
« Le travail de correction consiste dans la préparation orthographique des manuscrits, la lecture en première épreuve, en mise en pages, en bon à tirer, révision de bon à tirer après imposition et tierce avant le tirage, avec une attention portée sur l’état du caractère en plomb.
Didier Barrière, correcteur.
« C’est dans ces dernières étapes que le contrôle du placement des textes et des clichés dans la page, la vérification des alignements et des marges, du suivi des folios, du repérage recto-verso prennent autant d’importance que la lecture proprement dite.
« L’atelier du Livre d’art et de l’Estampe est l’une des dernières imprimeries en France à disposer d’un correcteur professionnel de haut niveau, Didier Barrière, qui exerce en tant que tel depuis plus de trente ans. »
Né en 1956, Didier Barrière « est à la fois correcteur d’imprimerie et responsable d’une petite bibliothèque historique à Paris. Son intérêt pour le livre en tant qu’objet total, notamment pour les curiosités littéraires et typographiques, l’a poussé à exhumer des textes insolites qui ont fait l’objet de publication dans des ouvrages », notamment dans Un correcteur fou à l’Imprimerie royale : Nicolas Cirier (éd. des Cendres, 1987), que je cite dans La bibliothèque du correcteur. Il a aussi évoqué, avec le photographe Olivier Doual, la mémoire du site parisien de l’Imprimerie nationale dans Souvenirs brouillés d’un palais typographique (éd. des Cendres, 2010). Lire son portrait sur le site des Éditions de l’Arbre vengeur, dont j’ai tiré l’extrait précédent.
« En plus du cabinet des poinçons […], l’Imprimerie nationale possède une bibliothèque historique, riche d’environ 35 000 volumes du xvie siècle à nos jours dont certains sont consultables sur place. »
« Éric Nunes, bibliothécaire et correcteur typographe, passe ses journées au milieu de livres exceptionnels. Il a aussi en charge la numérisation de la biliothèque et des plus belles pièces. Comme L’Imitation du Christ, le premier ouvrage imprimé sur les presses de l’Imprimerie royale, fondée en 1640 par Richelieu, devenue par la suite Imprimerie nationale. »
Les recherches personnelles d’Éric Nunes sur l’histoire de l’imprimerie sont disponibles sur son site, Carnet du lab.
Un nouvel atelier-musée, de 5 700 m2, devrait ouvrir à Douai en 2026.
Pour plus de détails sur l’Atelier du livre et de l’estampe, consultez le site officiel.
Certains l’appellent « tiret du 6 », d’autres « (signe) moins », d’autres encore « trait d’union » – les typographes parlent, eux, de « division1 », plus rarement de « tiret quart de cadratin ». Mais la plupart ignorent sans doute, comme moi jusqu’à hier, qu’un tour de passe-partout a été opéré, dans le monde de l’ingénierie, à la fin du xixe siècle.
En cherchant autre chose, je lis ici : « Le tiret du 6 n’est pas un trait d’union ! » Je lis ailleurs : « Le “tiret du 6” n’a […] pas de valeur typographique. » Je découvre aussi que les développeurs informatiques l’appellent « trait d’union-signe moins » (hyphen-minus, en anglais). Me voilà troublé !
« Le signe - que vous connaissez tous est un des caractères les plus accessibles sur nos claviers. Il n’est malheureusement qu’un (pauvre) héritage de la dactylographie. En effet, il a été inventé pour remplacer deux signes distincts à la fois : le trait d’union et le signe moins. Ainsi les mécanismes des machines à écrire s’en trouvaient simplifiés. […] Même si graphiquement les deux premiers signes sont bien identiques, ils n’ont en fait pas exactement le même sens. […] Pour autant, l’usage du trait d’union étant très fréquent, et le véritable caractère bien plus difficile à obtenir, je vous recommande de ne pas vous montrer trop perfectionniste et de considérer le caractère “trait d’union et signe moins” comme un simple trait d’union. C’est un compromis qui semble acceptable tant sémantiquement que graphiquement. »
Je savais que, par simplicité – et ce, depuis l’invention de la machine à écrire –, le trait d’union était souvent employé comme signe moins, mais je pensais que seul ce signe mathématique avait disparu du clavier. J’ignorais que le vrai trait d’union (hyphen) avait, lui aussi, disparu !
Il n’existe quasiment plus que sous forme de référence chiffrée (U+2010), dans le standard mondial Unicode (le code du « trait d’union-signe moins » est U+002D). Il y a donc « confusion homoglyphique » des deux signes. Si, comme il est dit plus haut, il est « bien plus difficile à obtenir », c’est que ce code est laissé vide par nombre de polices numériques, telle la Garamond de mon Mac :
Le code du vrai trait d’union n’est pas affiché par la Garamond de mon Mac.
Je ne suis pas certain que la typographie y ait vraiment perdu quelque chose. D’éventuels spécialistes me détromperont. (Plus gênante est la difficulté d’employer le vrai signe moins – lire mon article.) Mais j’ai été surpris par cette révélation impromptue.
Au passage, j’ai découvert dans les profondeurs d’Unicode des tirets méconnus comme le trait d’union arménien (U+058A), le trait d’union double oblique (U+2E17) ou encore le trait d’union à tréma (U+2E1A). Ne me demandez pas à quoi ils servent… (Si vous le savez, vous pouvez m’écrire !)
Traits d’union arménien, double oblique et à tréma.
Dorénavant, quand je me repencherai, dans mes codes typo2, sur les usages du « trait d’union », je saurai que le vrai, l’unique, a été enterré sans les honneurs, il y a quelque cent cinquante ans, et qu’un imposteur a pris sa place.
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« Le logiciel Word affiche : “espaces non compris”. Espace est un mot féminin, c’est le comble pour un correcteur orthographique. » C’est, en substance, ce que je lis dans les publications en ligne de nombre de confrères.
Fenêtre des statistiques d’un document Word, qui en affiche les « caractères (espaces compris) ».
Certes, espace est bien, traditionnellement, un substantif féminin en typographie, mais Word est un logiciel tous publics, pas un outil réservé aux spécialistes. Je comprends que Microsoft ait choisi le genre le plus courant.
En typographie, le mot espace est généralement féminin, particulièrement quand il désigne la lamelle qu’on intercalait entre les caractères de plomb, de façon que les mots à imprimer soient séparés les uns des autres. Il y avait plusieurs variétés d’espaces, selon leur chasse (largeur) : espace fine, espace forte, espace moyenne, etc. De plus, par métonymie, les typographes emploient souvent espace au féminin pour désigner le blanc obtenu entre les mots imprimés sur le papier, même si les techniques modernes d’impression ne font plus appel aux lamelles, mais à des caractères numériques, pour lesquels on a repris certaines anciennes appellations, comme espace fine. Cela dit, dans le langage courant, il n’est pas incorrect de donner le genre masculin à espace dans le sens général d’« intervalle entre deux mots », puisqu’un des sens génériques du mot masculin un espace est celui d’« intervalle entre deux objets ».
De même, on trouve dans Le Grand Robert , à l’entrée espace n. m., cette phrase : « L’espace entre deux mots est produit par une espace. »
Dans le dictionnaire de l’Académie : « En écrivant, il faut ménager entre les mots un espace suffisant. »
Sa 8e édition (1935) précisait encore : « En termes de Typographie, il désigne des Petites pièces de fonte, plus basses que la lettre, qui ne marquent point sur le papier, et qui servent à séparer les mots l’un de l’autre. Dans ce sens il est féminin. »
Enfin, dans le TLFI, on peut lire cette citation : « Les caractères [des Contes de Perrault] sont ceux du xviie siècle […] il y a de l’espace et un espace égal entre les mots, l’air y circule à travers avec une sorte d’aisance » (Sainte-Beuve, Nouv. lundis, t. 1, 1863-69, p. 297).
À l’ère de la publication entièrement informatisée, l’attachement au genre féminin pour espace est un choix discutable. L’usage tranchera.
PS – Dans un document de 1965, diffusé dans un tweet par le syndicat Correcteurs CGT, je lis : « Le même espace tu mettras / Entre les mots exactement. » Tiens, donc ! D’après une coupure de presse publiée par le blog BiblioMag, ce texte remonterait au milieu du xixe siècle, toujours avec « le même espace ». Voilà qui confirme les sources précédentes : même en typographie, le mot espace n’est féminin que lorsqu’il désigne le caractère. L’espace (le blanc) entre les mots reste masculin.
En 1835, un typographe dont nous savons peu de chose, Antoine Frey, a tenté de lutter contre les termes professionnels déjà établis grandes capitales et bas-de-casse, au profit de majuscules et minuscules, et d’imposer le néologisme médiuscules pour désigner les petites capitales. La postérité ne l’a pas suivi.
Ci-dessous, les pages 293-294 de son Nouveau manuel complet de typographie, où il déroule son raisonnement.