Le correcteur dans “La typographie cent règles” (2005)

"La typographie cent règles", de Patrick Boman et Christian Laucou, Le Polygraphe, 2005

Je viens de lire La typo­gra­phie cent règles (Angers, Le Poly­graphe, 2005). Les auteurs en sont le roman­cier Patrick Boman, qui était alors révi­seur à L’Ex­press, et Chris­tian Lau­cou, typo­graphe, édi­teur et met­teur en page, char­gé d’enseignement à l’école Estienne.

Ce petit livre (11,5 × 16 cm, 95 p.), pour tout public, donne les règles essen­tielles de la typo­gra­phie, agré­men­tées d’anecdotes et de courtes bio­gra­phies (d’Alde Manuce à Jan Tschi­chold), et illus­trées par Pas­cal Jous­se­lin

À pro­pos du pré­pa­ra­teur de copie et du cor­rec­teur, Boman et Lau­cou écrivent ceci :

« […] Homme ou femme de l’ombre, le pré­pa­ra­teur (ou pré­pa­ra­trice) de copie est hon­ni de l’auteur – dont il révèle les fai­blesses –, de l’éditeur – dont il ponc­tionne les finances tout en allon­geant les délais de publi­ca­tion –, du cor­rec­teur – qui lui reproche les erreurs oubliées. »

« […] Métier ingrat, pou­vant mener à des syn­dromes obses­sion­nels com­pul­sifs, la cor­rec­tion d’épreuves, comme la pré­pa­ra­tion de copie, fait l’objet d’un tir grou­pé : l’éditeur (trop cher, plante les délais) ; le maquet­tiste (du tra­vail en plus) ; l’auteur (aler­té sur une mons­truo­si­té rési­duelle alors qu’il dépense son à-valoir sur une plage de l’Adriatique) ; l’imprimeur, dont les machines tournent à vide, impa­tientes de repro­duire le chef-d’œuvre à cent mille exemplaires… »

Trop sérieux, s’abstenir ! Mais sous la pochade se cache un fond de vérité. 

Enfin, les auteurs « rappel[lent] aux fâcheux qui grincent des dents devant une cédille tom­bée de la casse que, à la haute époque, le Petit Larousse subis­sait, dit-on, qua­torze lec­tures-cor­rec­tions impi­toyables, ce qui lui valait sa répu­ta­tion d’être sans tache (et non sans tâche) ». 

Haute époque, en effet !

P.-S. — Fon­dée en 1990 par l’ancien cor­rec­teur Pierre Lau­rean­deau, éga­le­ment auteur sous divers pseu­do­nymes, et son épouse Agnès Jehier, la mai­son d’édition Le Poly­graphe a fer­mé ses portes en 2017 (Wiki-Anjou). Lau­rean­deau et Boman ont aus­si cosi­gné un petit Éloge de la cor­rec­tion (Mots & Cie, 2003).

Un correcteur défend la profession, 1938

Perle relevée dans un journal de Lille. "Le Professionnel du livre", mai 1938. Source : Gallica/BnF.
Le Pro­fes­sion­nel du livre, mai 1938. Source : Gallica/BnF.

Une perle est rele­vée dans les colonnes d’un jour­nal et, comme tou­jours, on en blâme le cor­rec­teur (pho­to ci-des­sus). C’est une fois de trop pour Letel­lier, lui-même cor­rec­teur expé­ri­men­té, en labeur et en presse. Adhé­rent de la fédé­ra­tion qui publie Le Pro­fes­sion­nel du livre, il prend la plume pour rap­pe­ler qu’une cor­rec­tion deman­dée peut être oubliée, mal inter­pré­tée, mal exé­cu­tée, voire refu­sée pour diverses raisons.

Titre "Le correcteur se défend !", dans "Le Professionnel du livre", juillet 1938. Source : Gallica/BnF.

Injus­te­ment tenue pour res­pon­sable des coquilles, bour­dons1 et autres acci­dents qui rendent très sou­vent les meilleurs articles incom­pré­hen­sibles, la cor­po­ra­tion des cor­rec­teurs, par la plume de notre cama­rade Letel­lier, se défend éner­gi­que­ment. À la lec­ture de cette plai­doi­rie, nos cama­rades pour­ront recon­naître au pas­sage cer­taines véri­tés — sévères mais justes — qui dénotent un abais­se­ment du niveau de la conscience pro­fes­sion­nelle chez ceux qui pra­tiquent ou tolèrent, ou encou­ragent des pro­cé­dés tels que ceux qui nous sont signa­lés par notre adhé­rent.
Puissent un jour, nos col­la­bo­ra­teurs — dont plus d’un igno­rant conteste l’érudition par­fois très éten­due — jouir d’une influence suf­fi­sante et… bien­fai­sante, afin de rendre à la cor­po­ra­tion du Livre un lustre qui est bien près de dis­pa­raître.
M. B.2

Dans le der­nier numé­ro du Pro­fes­sion­nel du Livre, je vois un conseil don­né aux cor­rec­teurs : ne pas lais­ser pas­ser de bour­dons comme celui qui s’est pro­duit dans un jour­nal de Lille. Voi­là une excel­lente occa­sion de mon­trer aux dis­ciples de Guten­berg (j’étends le mot dis­ciple à tous les membres de la cor­po­ra­tion de l’imprimerie), l’erreur de ceux qui attri­buent aux cor­rec­teurs toutes les fautes du journal.

Si je prends ici la défense des cor­rec­teurs, c’est parce que moi-même j’en suis un (trente ans de métier dont quatre ans et quelques mois de jour­nal). Je crois être l’interprète de tous mes col­lègues : d’où l’emploi du mot nous et autres formes de la pre­mière per­sonne du plu­riel pour dési­gner l’ensemble des membres de la spécialité.

Des fautes “restées malgré nous”

Il n’entre nul­le­ment dans ma pen­sée de faire déchar­ger les cor­rec­teurs de toute res­pon­sa­bi­li­té en matière de coquilles, mas­tics3, etc., et de nous dire infaillibles : la pra­tique du métier nous a ins­truits et nous ins­truit encore, pour si anciens que nous soyons, et elle fait médi­ter aux orgueilleux — s’il y en a par­mi nous — la mésa­ven­ture de saint Pierre : « Avant que le coq chante… » Il se peut même qu’une mau­vaise écri­ture fasse mal lire nos cor­rec­tions. C’est à cha­cun de cher­cher à écrire lisi­ble­ment (sans tou­te­fois aller jusqu’à faire de l’épreuve une page d’écriture), de pra­ti­quer la retouche, si une infir­mi­té (névrite, goutte, rhu­ma­tisme…) s’oppose à une écri­ture lisible au pre­mier jet et de mettre les noms propres en lettres bâtons (c’est peut-être l’absence de cette pré­cau­tion, soit chez un rédac­teur, soit chez un cor­rec­teur, qui a ame­né un lino4 à com­po­ser MÉTRONG au lieu de MÉ-KONG5. Si, maigre ces pré­cau­tions, il arrive encore quelque mécompte, nous le met­trons dans le domaine de l’imprévisible.

Non moins loin de moi la pen­sée de nous recon­naître cou­pables de toutes les fautes qui passent dans les jour­naux. Il se peut que nous n’y soyons pour rien et même que ces fautes soient res­tées mal­gré nous. Je vais, à l’appui de mon dire, don­ner des exemples ; ne pou­vant pas en emprun­ter à des col­lègues et ne vou­lant pas en inven­ter, je cite­rai des cas per­son­nels, bien que, dit-on, ce soit malséant.

Je serai bref en ce qui tient à la failli­bi­li­té humaine, comme l’in-octavo raison6 (cor­rec­tion non exé­cu­tée) ou les bourses du tra­vail affolées à la C.G.T. (cor­rec­tion à moi­tié mar­quée, d’où affilées, mais non pas affiliées) ; c’était au temps où les jour­naux se com­po­saient encore en mobile7 (1907).

Bien plus récent (de la semaine der­nière) et aus­si en mobile (labeur8) : sur le bon à tirer, les hommes du Palais ; sur la tierce9 : les hommmes du palais. Com­ment s’est fait ce chan­ge­ment ? M’étant infor­mé, j’ai appris qu’entre le tirage des épreuves d’auteur et la mise des paquets dans le rang, il y avait eu une ligne mise en pâte10, l’auteur du dom­mage avait répa­ré celui-ci, d’où le double chan­ge­ment constaté.

Jusqu’ici je n’ai cité que des cas où la volon­té n’a eu aucune part ; elle a eu le prin­ci­pal rôle dans les exemples qui vont suivre.

Mauvaise volonté des typos

Si, à cause des fameuses « néces­si­tés de la mise en pages » ou pour d’autres rai­sons d’ordre maté­riel, il ne pou­vait être rete­nu qu’un seul des exemples ci-après, en voi­ci un auquel je tiens essen­tiel­le­ment, en rai­son du carac­tère odieux qu’il pré­sente ; il est typique et vaut, mora­le­ment, son pesant d’or, que dis-je, son pesant de radium.

Un cor­res­pon­dant de jour­nal raconte l’histoire d’un indi­vi­du qui a volé une jument à sa patronne qu’il mène à la foire. Cor­rec­tion : volé à sa patronne une jument… Le lino se plaint au prote11. Celui-ci dit de ne pas faire la cor­rec­tion, « parce qu’on n’a pas le temps de s’arrêter à des bêtises pareilles ». J’ignore si j’ai eu les hon­neurs du « parc aux huîtres » de Fan­ta­sio12, pour­tant, une « bêtise pareille » en aurait été bien digne.

Manchette (1930) de "Fantasio", périodique satirique (1906-1937, 1948). Son "Parc aux huîtres" recensait des perles parues dans la presse. Source : Gallica/BnF.
Man­chette (1930) de Fan­ta­sio, pério­dique sati­rique (1906-1937, 1948). Son « Parc aux huîtres » recen­sait des perles parues dans la presse. Source : Gallica/BnF.

Connais­sez-vous le Lion de Bel­fort ? Si oui, vous com­pren­drez que j’aie pro­tes­té quand j’ai eu sous les yeux, comme copie, une cou­ver­ture de cahier où il était dit que le Lion est taillé dans le rocher qui porte le Châ­teau. Réponse : « Si le Lion est rouge, c’est qu’il n’a pas subi la patine du temps, au contraire du rocher qui est à décou­vert depuis des mil­liers d’années13. » J’apprécie l’humour, mais pas dans des cas sem­blables ; j’en dis autant de ce qu’on appelle la « sou­plesse com­mer­ciale14 » laquelle, me semble-t-il, se cache der­rière la réponse rap­por­tée ci-dessus.

Par­lons main­te­nant un peu de la marine.

« Mou­ve­ment de la flotte. — Ker­saint, par­ti de Nou­méa pour les Hébrides. » Réflé­chis­sez un peu et, comme moi, vous trou­ve­rez invrai­sem­blable que le gou­ver­ne­ment fran­çais fasse venir des anti­podes un navire de guerre pour l’envoyer au nord de l’Écosse, alors qu’il y avait à Brest, par exemple, ce qu’il fal­lait pour cela. Cor­rec­tion : les Nou­velles-Hébrides15. Quelle fatigue, pour le lino, d’avoir à refaire quatre ou cinq lignes ! Et aus­si quelle ruine pour la mai­son ! C’est pour­quoi le Ker­saint conti­nua… dans le jour­nal, d’exécuter cet ordre fantastique.

À qui le tour ? À un autre navire, qui allait sur l’estl — apos­trophe — est — de Bor­deaux au Séné­gal. Cor­rec­tion : non plus l’est, mais lest, les quatre lettres d’un seul tenant. Cette fois, le lino fit ce que n’avaient pas fait ceux dont il a été ques­tion pré­cé­dem­ment. Il me deman­da une expli­ca­tion que je lui don­nai immédiatement.

1o Défi­ni­tion du lest16 (un marin y aurait pro­ba­ble­ment trou­vé à redire) ;

2o Impro­prié­té du terme navi­guer sur tel point du com­pas ;

3o Erreur géo­gra­phique : même si l’expression était marine, elle ne pou­vait pas s’appliquer au navire en ques­tion, qui, une fois sor­ti de la Gironde, avait pris comme point de direc­tion le sud-ouest, jusqu’au tour­nant de la côte d’Espagne (cap Finis­terre), puis le sud.

Mon expli­ca­tion ne ser­vit à rien : la cor­rec­tion me fut refu­sée obs­ti­né­ment. Elle a été faite, mais ce fut par un autre lino.

Reve­nons à ce que, pour la faci­li­té de mon élo­cu­tion17, j’appellerai le cas de Lille. Je suis d’autant plus à mon aise pour en par­ler que je n’ai jamais mis les pieds dans le dépar­te­ment du Nord.

De deux choses l’une : ou Le Pro­fes­sion­nel a repro­duit le texte tron­qué avec sa jus­ti­fi­ca­tion et, sinon dans le même carac­tère, du moins avec la même force de corps, et alors je ne peux rien dire ; ou le texte du jour­nal et celui du Pro­fes­sion­nel ne vont pas ligne pour ligne, alors on peut envi­sa­ger la dis­po­si­tion sui­vante : le mot invi­ta­tion se serait trou­vé à la marge de droite, une ou plu­sieurs des lignes auraient dis­pa­ru et le texte aurait repris avec et aux dra­peaux à la marge de gauche. « Coïn­ci­dence fâcheuse et bien étrange », dira-t-on peut-être. Étrange, soit, mais invrai­sem­blable, non.

“Mettre en pages sans lecture”

Cette expli­ca­tion m’a été ins­pi­rée par le sou­ve­nir de la pre­mière fois où j’ai cor­ri­gé dans un jour­nal de nuit (rem­pla­ce­ment).

L’homme de bois18 m’a enle­vé plus d’une fois des épreuves non encore lues entiè­re­ment et même il en a pris sur la table d’autres qui n’ont ser­vi abso­lu­ment à rien, comme les pre­mières, d’ailleurs. Lui-même m’a don­né, quelques années plus tard l’explication de cette sin­gu­lière manière de tra­vailler : l’équipe des lino­ty­pistes avait, cette nuit-là, comme d’ordinaire, six hommes, mais l’un d’eux était hors d’état de tra­vailler ; pour comble de mal­heur, il sem­blait que tout fût détra­qué à la rédac­tion, la copie n’était pas envoyée dans l’ordre habi­tuel, d’où la néces­si­té de mettre en pages sans lec­ture. Rien ne me per­met de dire qu’il en a été de même dans le cas de Lille, mais le sou­ve­nir énon­cé ci-des­sus m’incite à ne pas juger le col­lègue lillois.

Deuxième hypo­thèse : il y avait un bour­don dans l’alinéa en ques­tion ; ce bour­don pou­vait être long ; pour ne pas gâcher son blanc (enten­dez par là sa marge), blanc qui pou­vait lui être fort utile par la suite pour d’autres cor­rec­tions, le cor­rec­teur aura sui­vi le conseil de la pru­dence : « Remet­tez à plus tard ce dont l’exécution immé­diate pré­sente des incon­vé­nients, des risques », autre­ment dit, il comp­tait copier plus tard sur l’épreuve le texte man­quant ; celle-ci lui a été enle­vée plus tôt qu’il ne l’avait pré­vu et le bour­don a été oublié.

“S’interdire tout jugement”

Je recon­nais bien volon­tiers com­bien est légi­time le mécon­ten­te­ment d’un auteur ou d’un client lorsqu’il voit un nom estro­pié, un faire-part de décès sans la date de l’enterrement ou… une invi­ta­tion muti­lée, comme dans le cas de Lille, mais je n’en tire­rai pas moins ma conclu­sion que voici :

Avant d’accuser qui que ce soit — cor­rec­teur ou non — d’un mas­tic, d’une coquille, d’une omis­sion ou, en géné­ral, d’un acci­dent typo­gra­phique quel­conque, il fau­drait avoir fait une enquête, avoir vu les preuves, c’est-à-dire l’épreuve et même les épreuves, et la copie, avoir inter­ro­gé ceux qui peuvent être mis en cause. Encore faut-il pou­voir le faire. Tant que cela n’a pas été fait, consta­ter, réta­blir le texte, si l’on peut, mais s’interdire tout juge­ment ; en ces matières on risque trop en pareilles cir­cons­tances de com­mettre un juge­ment téméraire.

Je m’excuse d’avoir été si long ; peut-être n’ai-je rien appris à mes col­lègues, puis­sé-je avoir ins­truit et fait réflé­chir ceux qui, ne connais­sant pas les choses de la cor­rec­tion, trouvent tout natu­rel de nous attri­buer toutes les fautes.

Si nos accu­sa­teurs fai­saient l’enquête dont j’ai par­lé, ils auraient peut-être de l’indulgence pour ceux qui ont sui­vi leur copie comme une machine de chair et d’os qui conduit une machine de métal (ceux-ci peuvent être des gens de bonne volon­té), mais ils [les accu­sa­teurs19], après avoir regret­té la « sou­plesse com­mer­ciale » (Lion de Bel­fort), tire­raient, comme je le fais, de sévères conclu­sions contre ceux qui ont fait montre de leur incom­pré­hen­sion (cas des Nou­velles-Hébrides) ou de leur mau­vaise foi (navi­ga­tion sur l’est) ou, comme le prote dans l’histoire de la jument, par­don, de la patronne menée à la foire, nous ont refu­sé l’appui d’une auto­ri­té qu’ils ont fait ser­vir à un acte de sabo­tage, pour une mépri­sable ques­tion d’argent ou de temps.

Letel­lier.

Le Pro­fes­sion­nel du livre (publié par la Fédé­ra­tion des syn­di­cats pro­fes­sion­nels des tra­vailleurs du livre-papier et des indus­tries poly­gra­phiques, CFTC), 11e année, no 65, juillet 1938, p. 4.


  1. Erreur de com­po­si­tion qui se tra­duit par l’o­mis­sion d’un mot ou d’un membre de phrase (TLF). ↩︎
  2. Mau­rice Bou­la­doux, syn­di­ca­liste fran­çais, secré­taire géné­ral de 1948 à 1953, puis pré­sident de 1953 à 1961 de la CFTC (Wiki­pé­dia). ↩︎
  3. Inver­sion de lignes, de mots ou de carac­tères dans une com­po­si­tion typo­gra­phique (TLF). ↩︎
  4. Apo­cope de lino­ty­piste, ouvrier typo­graphe opé­rant sur une machine à com­po­ser Lino­type. ↩︎
  5. Aujourd’­hui, Mékong, fleuve d’A­sie du Sud-Est. ↩︎
  6. Il fal­lait lire l’in-octa­vo rai­sin, deux termes pré­ci­sant le for­mat d’im­pres­sion. ↩︎
  7. En carac­tères mobiles, avant l’ar­ri­vée des machines à com­po­ser. ↩︎
  8. L’im­pri­me­rie de labeur pro­duit des ouvrages (livres, annuaires, etc.) néces­si­tant des moyens de pro­duc­tion impor­tants et s’op­pose à l’im­pri­me­rie de presse. ↩︎
  9. Der­nière épreuve, ser­vant à véri­fier que les der­nières cor­rec­tions deman­dées (sur le bon à tirer) ont bien été appli­quées, sans pro­vo­quer d’er­reur nou­velle. ↩︎
  10. Les carac­tères for­mant la ligne sont tom­bés ; il a fal­lu la com­po­ser de nou­veau. ↩︎
  11. Chef d’a­te­lier. ↩︎
  12. Fan­ta­sio, sous-titré « Maga­zine gai », est un pério­dique sati­rique illus­tré bimen­suel fran­çais publié par Félix Juven, de 1906 à 1937, puis en 1948, en lien avec le jour­nal Le Rire (Wiki­pé­dia). « Parc aux huîtres » était une rubrique rele­vant des perles dans la presse.  ↩︎
  13. Cette sculp­ture « est consti­tuée de blocs de grès rose de Pérouse (type de grès rouge des Vosges […]), sculp­tés indi­vi­duel­le­ment, puis dépla­cés sur une ter­rasse ver­doyante et ados­sée à la paroi cal­caire grise de la falaise sous le châ­teau de Bel­fort, cita­delle édi­fiée par Vau­ban puis rema­niée par le géné­ral Haxo, pour y être assem­blés » (Wiki­pé­dia). ↩︎
  14. Peut-être une allu­sion au fait que, pour l’im­pri­meur, le client est roi. ↩︎
  15. Aujourd’­hui, le Vanua­tu, archi­pel au nord-nord-est de la Nou­velle-Calé­do­nie. ↩︎
  16. Corps pesant char­gé dans la par­tie basse de la cale, ou fixé au plus bas de la quille d’un bâti­ment pour en assu­rer la sta­bi­li­té. Et donc aller sur lest, sans char­ge­ment, à vide (TLF).  ↩︎
  17. Au sens de la rhé­to­rique (elo­cu­tio) : art de trou­ver des mots qui mettent en valeur les argu­ments. ↩︎
  18. Dési­gna­tion iro­nique d’un ouvrier char­gé des fonc­tions (dis­tri­bu­tion, cor­ri­geage) auprès d’un met­teur en pages (d’a­près Bout­my). ↩︎
  19. Inter­ven­tion d’o­ri­gine. ↩︎

Le Zwiebelfisch, une coquille d’un genre particulier

Ma consœur Bri­gitte Meyer m’a signa­lé l’exis­tence d’un terme inté­res­sant du voca­bu­laire typo­gra­phique alle­mand : Zwie­bel­fisch (nom mas­cu­lin). Ce mot, m’a-t-elle expli­qué, a été remis en vedette grâce à une chro­nique du même nom (2003-2012) dans le Spie­gel Online, où Bas­tian Sick, cor­rec­teur, tra­duc­teur et jour­na­liste, trai­tait des dif­fi­cul­tés de la langue alle­mande. Les six recueils de ces articles1 ont été des suc­cès de librai­rie (Sick est donc le Muriel Gil­bert local).

Dans le monde de l’im­pri­me­rie, Zwie­bel­fisch désigne une lettre à l’in­té­rieur d’un mot qui a été com­po­sée dans une autre police de carac­tères (pho­to ci-des­sous) ou un autre style d’é­cri­ture, par exemple un e gras dans un mot com­po­sé en épais­seur nor­male. Il s’a­git donc d’une coquille d’un genre par­ti­cu­lier. (Résul­tat d’une erreur de dis­tri­bu­tion, la coquille est, au sens strict, « une lettre à la place d’une autre, pro­ve­nant d’un cas­se­tin voi­sin, ou la même lettre mais appar­te­nant à une autre fonte ».)

Trois Zwie­bel­fische sou­li­gnés par l’im­pri­meur Mar­tin Z. Schrö­der sur son blog.

À l’é­poque du plomb, en fran­çais, on par­lait aus­si de lettre « d’un autre œil », c’est-à-dire, par rap­port à la fonte uti­li­sée dans l’épreuve, d’une lettre plus grosse ou plus petite, plus grasse ou plus maigre (voir Qu’est-ce que l’œil d’une lettre ?), mais il ne s’a­gis­sait pas spé­ci­fi­que­ment d’une dif­fé­rence de police d’é­cri­ture. Je ne connais pas de mot fran­çais propre à ce cas.

Dans la langue alle­mande cou­rante, Zwie­bel­fisch (« pois­son-oignon ») est un syno­nyme de Uke­lei, l’é­qui­valent de notre ablette, qui se mange en fri­ture. C’est sans doute sa faible valeur (celle de l’oi­gnon) qui lui a valu de ser­vir de nom pour un défaut de typo­gra­phie. On appe­lait même Zwie­bel­fi­sch­bude (« baraque de pois­sons-oignons ») un ate­lier de typo­gra­phie qui com­met­tait beau­coup d’erreurs.

Fri­ture d’a­blettes. © Comu­gne­ro Silvana/Fotolia.

Bien avant la chro­nique du Spie­gel Online, le mot a été employé comme titre d’une revue consa­crée à la typo­gra­phie, à l’art du livre et à la lit­té­ra­ture, qui a paru de 1909 à 1934, puis briè­ve­ment entre 1946 et 1948.

Der Zwie­bel­fisch, revue de typo­gra­phie et d’art du livre, cou­ver­ture de 1909. Source : Wiki­pé­dia.

Aujourd’­hui, le nom Zwie­bel­fisch est celui d’une petite mai­son d’é­di­tion à Ber­lin, d’un maga­zine de la Freie Hoch­schule für Gra­fik-Desi­gn, à Fri­bourg, et d’un bar de Char­lot­ten­burg, à Ber­lin, qui existe depuis plus de trente ans. On le séri­gra­phie même sur des vête­ments pour homme.


  1. Sous le titre géné­ral Der Dativ ist dem Geni­tiv sein Tod. ↩︎

Une subtilité typographique : la ponctuation suspendue

Selon cer­tains experts de la typo­gra­phie, comme Fer­nand Bau­din, les lignes d’un texte jus­ti­fié1 se ter­mi­nant par un signe de ponc­tua­tion simple ou une divi­sion (un trait d’union, en lan­gage cou­rant) paraissent légè­re­ment en retrait. D’autres parlent d’« impres­sion de trou2 ». 

Les signes de ponctuation simples et divisions en fin de ligne créent des trous (zones en rose) dans l'alignement d'un texte justifié. Exemple tiré d'un hors-série de "Lire/Magazine littéraire" de 2022.
Les signes de ponc­tua­tion simples et divi­sions en fin de ligne créent des trous (zones en rose) dans l’a­li­gne­ment d’un texte jus­ti­fié. Exemple tiré d’un hors-série de Lire/Magazine lit­té­raire de 2022.

Ce « pro­blème », auquel je n’é­tais pas sen­sible jus­qu’i­ci — comme beau­coup, j’i­ma­gine —, peut aujourd’­hui être réso­lu « tech­ni­que­ment, éco­no­mi­que­ment et esthé­ti­que­ment3 », si l’on uti­lise le logi­ciel de mise en page Adobe InDe­si­gn4. Celui-ci pro­pose, en effet, une option appe­lée « ali­gne­ment optique des marges », dont voi­ci l’explication : 

L’alignement des bor­dures gauche et droite des colonnes conte­nant des signes de ponc­tua­tion et des lettres telles que « W » peut sem­bler alté­ré. L’alignement optique des marges per­met de contrô­ler si les signes de ponc­tua­tion […] et le bord de cer­taines lettres (telles que W ou A) sont en retrait à l’extérieur des marges, de façon à ce que le texte semble ali­gné5.

Elle est accom­pa­gnée de cette illustration :

Illustration extraite du manuel d'InDesign. Avant (à gauche) et après (à droite) application de l’option Alignement optique des marges.
Avant (à gauche) et après (à droite) appli­ca­tion de l’option Ali­gne­ment optique des marges. Manuel en ligne du logi­ciel InDesign.

Cette « tech­nique typo­gra­phique sophis­ti­quée », le site MyFonts l’appelle « ponc­tua­tion sus­pen­due », ou « accro­chée », ou encore « hon­groise » (sans expli­quer ce der­nier terme). Il pré­cise que « les signes de ponc­tua­tion géné­ra­le­ment sus­pen­dus sont les points, les vir­gules, les traits d’u­nion, les tirets, les guille­mets et les asté­risques », c’est-à-dire des « glyphes sans grande masse verticale ».

On active cette option dans InDe­si­gn par le che­min sui­vant : menu Texte > Article > Ali­gne­ment optique des marges.

Deux exemples français récents

Bien qu’elle soit facile d’ac­cès, cette tech­nique est rare­ment mise en œuvre. J’en ai trou­vé un exemple dans un livre édi­té récem­ment par l’Imprimerie natio­nale (Impres­sions, 2021, p. 79) :

Alignement optique des marges dans l'ouvrage "Impressions" (Imprimerie nationale, 2021), p. 79.
Ponc­tua­tion sus­pen­due dans l’ou­vrage Impres­sions (Impri­me­rie natio­nale, 2021, p. 79).

L’heb­do­ma­daire cultu­rel Télé­ra­ma l’emploie également :

Alignement optique des marges dans un numéro de "Télérama" de 2024.
Ponc­tua­tion sus­pen­due dans Télé­ra­ma (no 3865, 7 février 2024).

Le Guide du typo­graphe (suisse romand) explique l’a­li­gne­ment optique (7e éd., 2015, § 1028, p. 264) et l’ap­plique dans ses pages6.

Une pratique ancienne

Mais il s’a­git de la res­tau­ra­tion d’un usage qui remonte aux ori­gines de l’im­pri­me­rie : on peut l’observer dans la Bible de Guten­berg ! Les cou­pures de mots en fin de ligne y sont mar­quées par deux traits obliques7, les­quels viennent dans la marge. (Le nombre de divi­sions suc­ces­sives n’est pas encore limi­té à trois, comme aujourd’hui : c’est la régu­la­ri­té de l’espacement qui prime8.)

Extrait de la Bible à 42 lignes : on note quatre coupures successives, marquées par des doubles traits obliques, placés dans la marge. Détail d'une reproduction dans "L'Effet Gutenberg" de Fernand Baudin (éd. du Cercle de la librairie, 1994), p. 81.
Extrait de la Bible à 42 lignes : on note (sur­li­gnées) quatre cou­pures suc­ces­sives, mar­quées par des doubles traits obliques, pla­cés dans la marge. Détail d’une repro­duc­tion dans L’Ef­fet Guten­berg de Fer­nand Bau­din (éd. du Cercle de la librai­rie, 1994, p. 81).

NB — Je fête avec ce texte mon 300e article.


  1. C’est-à-dire ali­gné à gauche et à droite. ↩︎
  2. Asso­cia­tion GUTen­berg, « Com­ment amé­lio­rer la qua­li­té typo­gra­phique de son docu­ment ? », FAQ LaTeX, 23 novembre 2024. ↩︎
  3. Fer­nand Bau­din, L’Ef­fet Guten­berg, éd. du Cercle de la librai­rie, 1994, p. 81. ↩︎
  4. Selon l’As­so­cia­tion GUTen­berg (page citée), on peut aus­si pro­gram­mer ce dépas­se­ment dans la marge en LaTeX. Il est nom­mé cha­rac­ter pro­tru­sion dans la docu­men­ta­tion en anglais. ↩︎
  5. Adobe InDe­si­gn, manuel en ligne, cha­pitre « Mise en forme des para­graphes », para­graphe « Créa­tion de ponc­tua­tion en retrait ». ↩︎
  6. Je remer­cie Cathe­rine Magnin, pré­si­dente de l’Asso­cia­tion romande des cor­rec­trices et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie (ARCI), de me l’a­voir rap­pe­lé. ↩︎
  7. Je retrouve ain­si l’un des signes, qui m’é­taient alors incon­nus, dont j’a­vais men­tion­né l’exis­tence dans l’ar­ticle « Sur l’enterrement dis­cret d’un grand modeste, le trait d’union ». ↩︎
  8. Pas­sion­né par la ques­tion de l’es­pa­ce­ment, Fer­nand Bau­din cite volon­tiers le cor­rec­teur typo­graphe Dési­ré Gref­fier : « L’espacement régu­lier des mots est la pre­mière qua­li­té d’une bonne com­po­si­tion typo­gra­phique. […] il vau­drait mieux faire une mau­vaise divi­sion qu’un mau­vais espa­ce­ment. […] la pre­mière règle d’unité en typo­gra­phie, après l’orthographe, est l’interlignage et l’espacement régu­liers. » Les Règles de la com­po­si­tion typo­gra­phique, Arnold Mul­ler, 1897, p. 4-7. ↩︎

Visite du marbre de “L’Humanité-Dimanche” en 1954

Couverture du livre "Même si ça dérange", de Roland Passevant, Robert Laffont, 1976

Roland Pas­se­vant (1928-2002) est un jour­na­liste fran­çais, spé­cia­li­sé dans le domaine spor­tif, puis dans l’in­ves­ti­ga­tion poli­tique. […] En 1954, il rejoint L’Hu­ma­ni­té-Dimanche, puis L’Hu­ma­ni­té : il dirige, à par­tir de 1963, le ser­vice des sports de ce quo­ti­dien. (Wiki­pé­dia).

Dans ses Mémoires, inti­tu­lés Même si ça dérange (Paris, Robert Laf­font, 1976, 326 p.), il raconte (p. 28-30) ses débuts à L’Hu­ma­ni­té-Dimanche, où il s’i­ni­tie au secré­ta­riat de rédac­tion sur les pages dépar­te­men­tales : « […] je consacre quelques heures par semaine à mode­ler les pages de la Dor­dogne, de la Drôme et du Gard, mes trois coins de province. »

« Reve­nons au petit jour­na­liste débu­tant. […] Sa pano­plie, hors du sty­lo, com­prend un ligno­mètre et un typo­mètre, d’or­di­naire réser­vés au secré­taire de rédac­tion et au maquet­tiste. Le ligno­mètre per­met d’é­va­luer, sur la maquette, la capa­ci­té de lignage d’un empla­ce­ment, sui­vant les dif­fé­rents calibres de carac­tères. Le typo­mètre, outil pri­vi­lé­gié du typo­graphe, ramène tout au cicé­ro, mesure de base de l’imprimerie.

Détail d'un typomètre en cicéro et en millimètres.
Détail d’un typo­mètre en cicé­ro et en mil­li­mètres. Source : For­nax édi­teur.

Le secrétaire de rédaction crée la page

« Savoir cali­brer un article, com­man­der un titre, un cli­ché, et voi­là le débu­tant presque bon pour le ser­vice. Il connaît le ter­rain, l’u­sage que l’on fait du texte, son trai­te­ment. Le plus dur reste à faire. L’art d’é­crire juste, celui de rédi­ger un titre, de le tra­vailler, d’en extraire l’élé­ment choc, sont des exer­cices de longue haleine.

Titre de "L'Humanité-Dimanche" du 7 novembre 1954.
Titre de L’Hu­ma­ni­té-Dimanche du 7 novembre 1954. Source : librai­rie Gré­goire, Abe­books.

« En 1954, à la rédac­tion de l’Hu­ma­ni­té-Dimanche, ces exer­cices nous sont impo­sés par la fabri­ca­tion, à Paris même, de toutes les pages dépar­te­men­tales qui ont pour mis­sion de régio­na­li­ser le maga­zine, d’y inté­grer la cou­leur locale. Chaque rédac­teur, res­pon­sable de trois à quatre pages dépar­te­men­tales, reçoit la copie de pro­vince, géné­ra­le­ment accom­pa­gnée d’une amorce de maquette. À lui de jouer, d’en­ri­chir le pro­jet de mise en page, d’ins­tal­ler l’é­di­to­rial, d’é­qui­li­brer les élé­ments pho­tos, de choi­sir les carac­tères, de tailler les trop longs articles sans en alté­rer le conte­nu. C’est le tra­vail d’un secré­taire de rédac­tion, pré­cieux pour le jeune jour­na­liste qui s’im­prègne des notions de dis­tance, de pré­sen­ta­tion, qui per­çoit mieux l’as­pect esthé­tique du jour­nal. Son rôle ne se limite pas à manœu­vrer du typo­mètre et du ligno­mètre, mais le conduit à appré­cier textes et titres, à pro­po­ser d’é­ven­tuelles amé­lio­ra­tions à la rédac­tion en chef.

« Le secré­taire de rédac­tion qua­li­fié, faut-il immé­dia­te­ment pré­ci­ser, n’est pas un simple met­teur en page. Il par­ti­cipe, de manière active, la plus ingé­nieuse pos­sible, à la créa­tion de la page. Res­pon­sable de la “vitrine”, il col­la­bore étroi­te­ment avec le chef de service. […]

“L’air manque et la place aussi”

« […] Lors­qu’on découvre le “marbre”, ate­lier de com­po­si­tion de l’im­pri­me­rie, on y voit de tout, sauf du marbre. Les tables de tra­vail sont en fonte et le plomb est roi.

« Dans l’heure pré­cé­dant l’en­voi de la forme vers la presse, secré­taires de rédac­tion et rédac­teurs col­la­borent là à la phase finale de fabrication.

« La mise en forme ne se fait pas en se gon­flant les pou­mons, ni en se mus­clant le jar­ret — l’air manque et la place aus­si. La forme est un cadre de fonte aux dimen­sions réelles de la page. Le typo tra­vaille côté tête de page, le rédac­teur côté bas de page.

« Les articles, com­po­sés par le lino­ty­piste (un typo assis, qui tire les lettres de son cla­vier, comme une dac­ty­lo), pla­cés dans des “galées”, sou­mis à un encrage et à une pre­mière empreinte par le “plom­bier” (un typo-dis­pat­cher, vers lequel converge tout le plomb à net­toyer et clas­ser), arrivent vers les pages, accom­pa­gnés d’é­preuves qu’u­ti­lisent cor­rec­teur, jour­na­liste et typo­graphe pour contrô­ler et rec­ti­fier le texte.

Dernières corrections sur la morasse

« Le tra­vail touche à sa fin lorsque le typo­graphe, par petits coups ryth­més, avec une brosse spé­ciale munie d’un long manche, imprime l’en­semble de la page. Ain­si née [sic] la “morasse” qui donne la pre­mière vue glo­bale de la page et sert aux der­niers contrôles, aux der­nières cor­rec­tions. Ce rou­le­ment des bat­tages de brosse, c’est le sprint du “typo”.

« Le “marbre”, royaume du plomb, c’est pour chaque édi­tion ce tête-à-tête d’une heure ou deux, per­tur­bé par les exi­gences de l’ac­tua­li­té qui com­mande et impose d’in­ces­santes retouches. C’est une curieuse ambiance de tra­vail, mélange de bonne humeur, d’en­gueu­lades brèves mais explo­sives, de coups de gueule et de coups à boire. On y res­pire l’air vicié par les éma­na­tions de plomb fon­du, mais on y sent bien vivre le jour­nal. On y éprouve les émo­tions res­sen­ties près du chauf­feur de la loco­mo­tive, en tête du train. »

☞ Voir aus­si « L’imprimerie d’un jour­nal pari­sien dans les années 1960 ».

Simon Arbellot, jeune journaliste, descend à l’imprimerie (1919)

"Journaliste !", de Simon Arbellot, La Colombe, 1954

Jour­na­liste et écri­vain, Simon Arbel­lot (1897-1965) raconte sa car­rière dans Jour­na­liste ! (Paris, La Colombe, éd. du Vieux Colom­bier, 1954, 111 p.). Après un « court stage, entre amis » au Monde illus­tré, il débute en 1919 au Petit Jour­nal, pour « une année de sévère appren­tis­sage », puis entre au Figa­ro, « qu’il quitte au début des années 1930 pour le jour­nal Le Temps et la revue Docu­ments. […] Sous l’Occupation, il est nom­mé direc­teur de la presse au minis­tère de l’Information à Vichy de 1940 à 1942, puis consul géné­ral de France à Mala­ga de 1943 à 1944. […] Après la guerre, il contri­bue­ra à divers titres de presse, comme Écrits de Paris, Le Cha­ri­va­ri, ou encore La Revue des Deux Mondes » (Wiki­pé­dia).

Dans un pas­sage où il évoque son arri­vée au Petit Jour­nal (cha­pitre pre­mier), il men­tionne le tra­vail auprès des ouvriers de l’im­pri­me­rie, des secré­taires de rédac­tion et des correcteurs.

“Au fait dès la première ligne”

« […] pour un jeune gar­çon ambi­tieux et pres­sé, l’ap­pren­tis­sage est dur. C’est d’a­bord la perte de la liber­té. Il faut renon­cer à toute obli­ga­tion qui ne soit pas professionnelle […].

« Il y a aus­si les per­ma­nences, les inter­mi­nables per­ma­nences pour le cas où il se pas­se­rait quelque chose. Comme elle est triste, à minuit et demi, cette salle de rédac­tion, main­te­nant déserte, qui sent le vieux papier et le culot de pipe ! Face au télé­phone il faut attendre et, dans les feuilles d’a­gence qui s’a­mon­cellent, décou­vrir le fait nou­veau qu’on réécri­ra d’ur­gence et qu’on enver­ra aux machines. […]

« Tra­vail obs­cur et sans gloire du débu­tant, mais néces­saire étape. Il ne s’a­git plus, ici, de dis­ser­ta­tion phi­lo­so­phique, mais d’in­for­ma­tion. Écou­tons les conseils de ce vieux bar­bu déco­ré [le rédac­teur en chef] :
[…]
— Pas de péri­phrases, entrez dans le vif du sujet. Vous n’êtes pas là pour faire de la lit­té­ra­ture, vous écri­vez pour les lec­teurs, pas pour vous, ni pour votre petite amie. Au fait, au fait dès la pre­mière ligne.

« Et le crayon rouge biffe, sans nulle consi­dé­ra­tion, la belle phrase du début. Quant à la for­mule bien balan­cée de la fin, elle est livrée à la seule déci­sion du secré­taire de rédac­tion qui, au marbre, sui­vant la place, la conser­ve­ra ou la fera sauter.

“Devant les pages de plomb”

« J’é­prou­vais une grande joie lorsque, de temps à autre, en fin de jour­née, l’un des secré­taires de rédac­tion, vieux bon­homme bar­bu, lui aus­si, char­gé des édi­tions de pro­vince, me fai­sait deman­der à la com­po­si­tion. Avec quel empres­se­ment je des­cen­dais alors dans ce sous-sol où vrom­bis­saient les célèbres machines de Mari­no­ni et où des ouvriers, les bras nus, s’af­fai­raient au marbre, devant les pages de plomb du jour­nal en ges­ta­tion. Il s’a­gis­sait géné­ra­le­ment d’un repi­quage d’une infor­ma­tion que j’a­vais don­née une heure avant, mais qu’il conve­nait de modi­fier sui­vant une dépêche de der­nière heure lâchée par la prin­ting d’Ha­vas1. Là, dans le cli­que­tis des cla­viers, sur un coin de table, res­pi­rant avec délices l’o­deur de la morasse2 toute fraîche, je rec­ti­fiais au crayon la nou­velle, rem­pla­çant le point d’in­ter­ro­ga­tion du titre par une affir­ma­tion, sup­pri­mant un mot ici et là et je ten­dais fiè­re­ment mon épreuve cor­ri­gée à un jeune ouvrier en sueur qui la por­tait tout droit à la linotype.

"Paris – Rue La Fayette et le Petit Journal". Carte postale, s.d.
Paris – Rue La Fayette et le Petit Jour­nal. Carte pos­tale, s.d. Source : Car­to­rum.

« Cette col­la­bo­ra­tion du jour­na­liste et du machi­niste est l’une de mes décou­vertes les plus agréables dans les sous-sols de la rue La Fayette. Le typo­graphe est, en effet, l’a­mi du jour­na­liste et je n’ai connu, dans les dif­fé­rentes impri­me­ries que j’ai, par la suite fré­quen­tées3, que de braves et hon­nêtes gens, prêts à rendre ser­vice, inté­res­sés comme nous-mêmes à la per­fec­tion du tra­vail ; patients devant notre fièvre, com­pré­hen­sifs à nos scru­pules d’au­teurs. À côté d’eux les cor­rec­teurs, sou­vent éru­dits, tou­jours let­trés, sont nos plus pré­cieux auxi­liaires. Et je ne parle pas des fautes d’or­tho­graphe et des erreurs de ponc­tua­tion, menue mon­naie, qu’ils relèvent avec indul­gence, même dans les articles des aca­dé­mi­ciens ; mais s’a­git-il d’une cita­tion, d’une date, d’un mot étran­ger, d’un chiffre dont l’au­then­ti­ci­té ou l’emploi leur paraît sus­pect, alors c’est avec infi­ni­ment de tact qu’ils abordent le délin­quant : “Ne croyez-vous pas qu’il convien­drait de rectifier ?”

« Com­bien d’au­teurs célèbres doivent au cor­rec­teur de n’a­voir pas eu à rou­gir le len­de­main matin d’une bourde échap­pée à leur plume trop rapide.

“L’heure de la brisure”

« Quand la chance vou­lait que je me trouve au marbre à l’heure de la “bri­sure”, court repos entre deux ser­vices, c’est bien volon­tiers que j’al­lais avec les ouvriers dans le petit café d’à côté — il y a tou­jours un petit café à côté des impri­me­ries — boire avec eux, cette fois sur le zinc, le verre de rouge de la col­la­bo­ra­tion. Ces gens-là vous feraient, à eux seuls, aimer le métier de jour­na­liste, les anciens parce qu’ils ont beau­coup vu et beau­coup obser­vé, les jeunes parce qu’ils ont le goût de leur tra­vail et le res­pect de ses tra­di­tions. Com­bien de fois, bavar­dant avec eux, ai-je sou­hai­té de deve­nir, moi aus­si, un jour un grand jour­na­liste et de remettre dans leurs mains habiles, non plus quelques lignes de banale infor­ma­tion mais une belle chro­nique dont j’é­tais assu­ré qu’elle serait l’ob­jet de tous leurs soins atten­tifs ! On avait tel­le­ment l’im­pres­sion que le met­teur en page et ses aides étaient aus­si fiers que nous d’une pré­sen­ta­tion réus­sie, d’un jour­nal au point ! Et sou­vent l’a­mi­tié d’un ouvrier de l’im­pri­me­rie nous ven­geait des mes­qui­ne­ries de l’ad­ju­dant de quar­tier, fût-il paré du titre de rédac­teur en chef et déco­ré des palmes académiques. »

☞ Voir aus­si « L’imprimerie d’un jour­nal pari­sien dans les années 1960 ».

Le Petit Jour­nal. Ser­vice de la Cli­che­rie de l’Im­pri­me­rie Mari­no­ni. Carte pos­tale, s.d. Dif­fu­sion sous licence CC BY-NC-SA 2.0.

Plus d’i­mages sur un site Web consa­cré au Petit Jour­nal.


  1. Le télé­scrip­teur de l’a­gence Havas, ancêtre de l’AFP. ↩︎
  2. Épreuve gros­sière, le plus sou­vent réa­li­sée à la brosse. On voit le tirage d’une morasse dans le film L’Homme fra­gile (voir mon article illus­tré). ↩︎
  3. J’ai res­pec­té la ponc­tua­tion d’o­ri­gine. ↩︎

Composer le texte plusieurs fois pour imprimer plus vite (XIXe s.)

« Quand le tirage des jour­naux devint plus impor­tant, pas­sant de quelques cen­taines à quelques mil­liers d’exemplaires, en même temps que le for­mat s’agrandissait et que le nombre de pages aug­men­tait, un pro­blème se posa. L’ingénieur [anglais Charles] Stan­hope avait bien construit en 18071 la pre­mière presse à impri­mer métal­lique : la vitesse de pro­duc­tion était mon­tée à 200 feuilles à l’heure. Mais cela ne sup­pri­mait pas com­plè­te­ment la dif­fi­cul­té. Pre­nons l’exemple d’un jour­nal d’une seule feuille tirant à 12 000 exem­plaires : il aurait fal­lu soixante heures pour l’imprimer en totalité.

Première presse Stanhope, 1780 (?)
Pre­mière presse Stan­hope, 1780 (?). Source : Inva­luable.

« La solu­tion trou­vée fut la sui­vante : le texte d’un même numé­ro était com­po­sé deux, voire trois fois. Un pre­mier typo­graphe com­po­sait d’après le manus­crit. Dès qu’il avait ter­mi­né un para­graphe, on en tirait une épreuve, on la cor­ri­geait si néces­saire et on la confiait à un deuxième typo­graphe qui com­po­sait le même para­graphe ; éven­tuel­le­ment, on renou­ve­lait l’opération avec un troi­sième com­po­si­teur. On obte­nait ain­si deux – ou trois – jeux des pages ; le temps de rou­lage sur deux – ou trois – presses s’en trou­vait réduit d’autant.

« Plus tard, en 1814, la presse à vapeur de l’Allemand [Frie­drich] Koe­nig – la pre­mière fut ins­tal­lée au Times, de Londres – allait faire fran­chir un nou­veau seuil : 1 100 feuilles à l’heure.

« Enfin, en 1865, l’ingénieur fran­çais [Hip­po­lyte] Mari­no­ni inven­tait la presse rota­tive à bobines qui, avec la com­po­si­tion méca­nique, allait per­mettre, à la fin du siècle, la nais­sance et le déve­lop­pe­ment de la presse à grand tirage. »

Presse rotative de Marinoni, 1883
Presse rota­tive de Mari­no­ni, 1883. Source : Wiki­pé­dia.

Je ne connais­sais pas cette his­toire de dupli­ca­tion de la com­po­si­tion typo­gra­phique, même si l’astuce est assez évi­dente. Elle peut expli­quer de petites dif­fé­rences (voire des erreurs) entre deux exem­plaires de la même édi­tion d’un journal.

Source : Louis Gué­ry, Visages de la presse. La pré­sen­ta­tion des jour­naux des ori­gines à nos jours, éd. du CFPJ, 1997, p. 69.


  1. Plus pro­ba­ble­ment, quelques années aupa­ra­vant. La date est incer­taine. ↩︎

L’ultime bouclage au plomb du “New York Times”, un document

Par­mi une col­lec­tion de films des années 1940 à 1970 sur l’histoire tech­nique de l’imprimerie, j’ai décou­vert un long docu­ment mon­trant l’ultime bou­clage au plomb du New York Times, avant le pas­sage à la photocomposition. 

Tout le pro­ces­sus de fabri­ca­tion est pré­sen­té : sai­sie des textes sur Lino­type (dont l’im­pres­sion­nant méca­nisme est détaillé), mise en page et cor­rec­tion sur le plomb, cli­chage des plaques pour les rota­tives, impres­sion du jour­nal. Le film se ter­mine sur un aper­çu de la fabri­ca­tion en photocomposition. 

C’est un film écrit, réa­li­sé et mon­té par David Loeb Weiss, cor­rec­teur du jour­nal, et racon­té par Carl Schle­sin­ger, un de ses linotypistes. 

Écran du géné­rique de début du film Fare­well etaoin shrd­lu, 1978.

À voir dans la col­lec­tion Prin­ting Films.

Ce film ne dis­pose mal­heu­reu­se­ment pas de sous-titrage.

Fare­well etaoin shrd­lu, film de Carl Schle­sin­ger et David Loeb Weiss, cou­leurs, 1978, 29 minutes.

La Philharmonie de Paris met les points sur les “I”

Logos de la Philharmonie de Paris
Évo­lu­tion du logo de la Phil­har­mo­nie de Paris. Les I ont gagné des points.

Dans sa der­nière évo­lu­tion, le logo de la Phil­har­mo­nie de Paris a mis des points sur les i majus­cules. Bien que cela sur­prenne, ce n’est pas si rare, comme l’expliquait, hier, un article du site Cap’­Com.

Pour­tant, c’est un prin­cipe en typo­gra­phie : les i majus­cules ne portent jamais de point, à la dif­fé­rence des i minus­cules. Pour­quoi ? Le point ne per­met pas de dis­tin­guer deux mots ; il est donc inutile, contrai­re­ment au tré­ma (MAIS/MAÏS).

Alors, pour­quoi le gra­phiste Antoine Lafuente a-t-il com­mis cet « acci­dent volon­taire », bien accueilli ? « De l’avis géné­ral, ces points-là ajou­taient quelque chose d’un peu éton­nant, d’un peu joueur, qui évoque la musique. » 

La cor­rec­trice de l’infolettre de la Phil­har­mo­nie, elle, Sté­pha­nie Hour­cade, fixe la limite à la fan­tai­sie : « Le cor­rec­teur ne peut et ne doit […] pas inter­ve­nir sur les logos eux-mêmes, bien sûr ; mais dans un texte, l’orthotypographie tra­di­tion­nelle s’applique, et les I n’auront pas de point ! » 

Un article intéressant.

Signes supérieurs et signes en exposant

Y a-t-il une dif­fé­rence de nature entre, d’une part, les carac­tères supé­rieurs employés dans les abré­via­tions (comme Mlle) et dans les appels de note (1) et, d’autre part, les lettres ou chiffres mis en expo­sant (ou en indice) dans les mesures (km2) ou les for­mules mathé­ma­tiques (x2) ?

Tout le monde ne se lève pas le matin avec cette ques­tion en tête, mais elle appa­raît dans quelques rares forums, aujourd’hui datés d’une ving­taine d’an­nées1

Des termes à distinguer

Jean-Pierre Lacroux (1947-2002) dis­tin­guait fer­me­ment les termes expo­sant et supé­rieur :

Les édi­teurs et les tra­duc­teurs de logi­ciels feignent de l’ignorer mais les typo­graphes fran­çais ont un voca­bu­laire res­pec­table. Ils ne connaissent ni expo­sant ni indice, mais des lettres, des chiffres, des signes supé­rieurs ou infé­rieurs. Les expo­sants des mathé­ma­ti­ciens se com­posent en carac­tères supé­rieurs, les indices en carac­tères infé­rieurs2.

Cepen­dant, le terme en expo­sant est cou­ram­ment employé pour dési­gner le pla­ce­ment d’un signe « en haut et à droite du signe (lettre, chiffre) auquel [il] se rap­porte3 ». Et ce n’est pas d’hier. Pour ne don­ner qu’un exemple, dans sa Gram­maire typo­gra­phique (4e éd., 1989), Aurel Ramat (1926-2017) emploie bien le terme de « lettres supé­rieures », mais le signe de cor­rec­tion cor­res­pon­dant, il l’ap­pelle « exposant ». 

signe "exposant" dans la "Grammaire typographique" (1989) d'Aurel Ramat
Signe de cor­rec­tion « expo­sant » dans la Gram­maire typo­gra­phique d’Au­rel Ramat, 3e éd., 1989, p. 26.

Formes et emplois différents

La dis­tinc­tion à opé­rer est clai­re­ment expri­mée par le Guide du typo­graphe (20154) :

Les expo­sants, ou les indices, sont des chiffres ou des lettres sur­éle­vés, res­pec­ti­ve­ment abais­sés, par rap­port à la ligne de base, uti­li­sés en mathé­ma­tiques, où ils peuvent être du même corps que le texte de base, ou en chi­mie où ils sont géné­ra­le­ment d’un corps plus petit.

En com­pa­rai­son, les lettres et chiffres supérieurs : 

sont uti­li­sés dans le texte comme appel[s] de notes ou comme ordi­naux. Ils […] dif­fé­rent [des expo­sants et indices] par un des­sin spé­ci­fique et ce ne sont pas que des lettres réduites. Toutes les fontes n’en sont pas pour­vues et par­fois il faut se résoudre à uti­li­ser les expo­sants ou les indices à leur place, voire les lettres de base en les paran­gon­nant (c’est-à-dire en les éle­vant ou en les abais­sant par rap­port à la ligne de base), en dimi­nuant leur corps et en aug­men­tant leur graisse pour qu’ils ne paraissent pas trop malingres à ces petites tailles.

Ce pro­blème exis­tait déjà à l’é­poque du plomb. Émile Desormes (1850-19..) défi­nit les lettres ou chiffres supé­rieurs comme « les expo­sants algé­briques dont on use géné­ra­le­ment pour les appels de notes […]5 ». On com­po­sait avec les moyens du bord.

Un peu d’histoire

Les lettres supé­rieures étaient « fon­dues sur le corps du carac­tère employé » (Dau­pe­ley-Gou­ver­neur, 18806) et pré­sentes dans la casse pari­sienne (en nombre limité). 

Patrick Bideault et Jacques André expliquent :

[…] On trouve de telles « supé­rieures » dans les casses d’imprimeurs dès le xviie siècle. Par ailleurs, dès le début du xvie siècle, les appels de note sont mar­qués par des signes supé­rieurs comme « * », « a » « † », etc. Vers 1750, Four­nier pro­pose 4 (vraies) supé­rieures (aers) ; la casse pari­sienne, qui a duré en gros de 1850 à 1950, en comp­tait 8, appe­lées rosel­mit 7 ou eil­morst selon l’ordre de ran­ge­ment dans les casses ; en 1934, Bros­sard en énu­mère 16 dif­fé­rents (a c d e f g h i k l m n o r s t) dans une police stan­dard – elles suf­fi­saient pour les abré­via­tions cou­rantes8.

Casse parisienne publiée par Émile Desormes (1895), avec les lettres supérieures en haut à droite
Casse pari­sienne. Dans le rang du haut, à droite, on voit les lettres supé­rieures e i l m o r s t. Émile Desormes, Notions de typo­gra­phie à l’u­sage des écoles pro­fes­sion­nelles, 3e éd., 1895, p. 3.

On note­ra cepen­dant qu’il manque tou­jours le g pour Mgr et le v pour Vve. Or, ces abré­via­tions sont bien com­po­sées avec des lettres finales supé­rieures dans les manuels typo­gra­phiques du xixe siècle. Pui­sait-on celles-ci dans les casses réser­vées aux tra­vaux scien­ti­fiques ? ou les com­man­dait-on spé­cia­le­ment ? Je l’i­gnore. Cela devait sans doute dépendre des ateliers.

Hen­ri Four­nier (1800-1888) explique que les lettres supérieures :

[…] ne servent ordi­nai­re­ment que comme signes d’a­bré­via­tion. Les plus usi­tées sont l’e, l’o, le r et le s ; et, à moins d’une matière spé­ciale, il n’y en a que d’un petit nombre de sortes qui fassent par­tie des fontes. Les autres ne sont en usage que pour les ouvrages scien­ti­fiques, et elles se com­mandent par­ti­cu­liè­re­ment pour des cas sem­blables9.

Les chiffres supé­rieurs, eux, n’existaient pas dans la casse. Ils « […] ne sont d’habitude fon­dus que sur com­mande spé­ciale, de même que les chiffres infé­rieurs, usi­tés dans cer­tains tra­vaux algé­briques » (Dau­pe­ley-Gou­ver­neur, op. cit.). C’est pour­quoi on était obli­gé de « bri­co­ler » au plomb comme aujourd’­hui sur ordinateur.

Quelle taille ? quelle position ? 

La taille des signes supé­rieurs ou en expo­sant n’est jamais pré­ci­sée dans les sources, anciennes ou modernes, que j’ai consul­tées. « Petit œil », « moindre corps », « carac­tères plus petits » sont les seules indi­ca­tions don­nées. Cepen­dant, James Feli­ci (200310) décrit les carac­tères supé­rieurs « spé­cia­le­ment des­si­nés » comme ayant une taille « de 30 à 50 % infé­rieure à celle des carac­tères “nor­maux” ».

Quant à la posi­tion ver­ti­cale res­pec­tive des uns et des autres, c’est encore Feli­ci qui en informe le plus clai­re­ment : idéa­le­ment, les signes supé­rieurs devraient être ali­gnés par rap­port au haut des jam­bages supé­rieurs11, alors que les expo­sants devraient être cen­trés par rap­port à lui.

Position idéale d'un chiffre supérieur et d'un exposant, selon Felici (2003). Exemple réalisé avec la police Minion Pro dans InDesign.
Posi­tion idéale d’un chiffre supé­rieur et d’un expo­sant, selon Feli­ci (2003). Exemple réa­li­sé avec InDe­si­gn et la police Minion Pro.

Divergences esthétiques

Les vrais carac­tères supé­rieurs ne sont dis­po­nibles que dans les polices Open­Type. Pour cer­tains, comme la typo­graphe et gra­phiste Muriel Paris, « la tri­che­rie pro­po­sée par les appli­ca­tions est tout à fait accep­table12 ». Pour d’autres, comme Feli­ci, l’œil de ces lettres obte­nues par réduc­tion homo­thé­tique n’est pas assez gras (sur la notion d’œil, voir mon article). 

C’é­tait notam­ment l’a­vis de Lacroux (op. cit.) : 

Il vaut mieux employer les « vraies » lettres supé­rieures, dont le des­sin devrait — en prin­cipe… — offrir des cor­rec­tions optiques […], mais rares sont ceux qui perdent leur temps à aller pêcher de vraies lettres supé­rieures dans les polices « expert ». Dans quelques années, quand les polices auront enfin acquis une saine cor­pu­lence et les logi­ciels de bons réflexes, la situa­tion s’améliorera…

Contraintes techniques actuelles

Com­pa­rons les supé­rieures impri­mées dans le manuel de Daniel Auger (197613), alors pro­fes­seur à l’é­cole Estienne, aux carac­tères en « exposant/supérieur14 » cal­cu­lés par le logi­ciel Adobe InDe­si­gn15 puis aux supé­rieures acces­sibles dans les polices Open­Type (ici, Minion Pro) : 

À gauche, les supérieures traditionnelles (Auger, 1976) ; à droite, les supérieures calculées par InDesign puis les supérieures de la police expert Minion Pro.
À gauche, les supé­rieures tra­di­tion­nelles (Auger, 1976) ; à droite, les supé­rieures cal­cu­lées par InDe­si­gn sui­vies de celles de la police expert Minion Pro.

Si les supé­rieures cal­cu­lées paraissent, en effet, « accep­tables », elles sont « très ténu[e]s » (Feli­ci). Les supé­rieures expert, elles, sont plus proches du modèle traditionnel.

Si l’on ne dis­pose pas de ces der­nières, on peut créer les siennes (ou deman­der au gra­phiste de le faire), avec des lettres d’un corps 30 à 50 % infé­rieur au corps cou­rant, dans une variante semi-grasse, déca­lées à la bonne hau­teur. Pour InDe­si­gn, voir « Créa­tion d’un jeu de glyphes per­son­na­li­sé » dans l’aide en ligne.

Dans un contexte où la pro­duc­tion de docu­ments, sou­vent des­ti­nés à la fois à l’im­pres­sion et à la dif­fu­sion numé­rique, favo­rise la vitesse d’exé­cu­tion, il n’est pas tou­jours aisé au cor­rec­teur d’im­po­ser la dis­tinc­tion entre supé­rieur et expo­sant. Mais, dans l’é­di­tion soi­gnée, il a plus de chances de faire valoir son point de vue. 

Article modi­fié le 3 avril 2024.


  1. Voir notam­ment « Quelle est la dis­tinc­tion fon­da­men­tale entre “expo­sants” et “supé­rieurs” ? », Typo­gra­phie, 5 jan­vier 1999, repro­duit dans Ortho­ty­po­gra­phie, art. « Expo­sant ». — « Lettres supérieures/inférieures = exposants/indices ? », forum­smacg, 20 juin 2006. —  « Nota­tion nombre et expo­sant », fr.lettres.langue.francaise, « il y a 20 ans » (s. d.)., et encore « Expo­sant et lettre supé­rieure », Typo­gra­phie, 10 juin 2012. ↩︎
  2. « Expo­sant », Ortho­ty­po­gra­phie, en ligne. Consul­té le 31 mars 2024. ↩︎
  3. Dic­tion­naire ency­clo­pé­dique du livre, III, Pas­cal Fou­ché, Daniel Péchoin et Phi­lippe Schu­wer (dir.), Paris : éd. du Cercle de la librai­rie, 2011, p. 785. ↩︎
  4. Groupe de Lau­sanne de l’As­so­cia­tion suisse des typo­graphes (AST), 7e éd., p. 238. ↩︎
  5. Notions de typo­gra­phie à l’u­sage des écoles pro­fes­sion­nelles, 3e éd., Paris : École pro­fes­sion­nelle Guten­berg, 1895, p. 3. ↩︎
  6. Le Com­po­si­teur et le Cor­rec­teur typo­graphes, Paris : Rou­vier et Logeat, p. 33. ↩︎
  7. « Cette énu­mé­ra­tion lue comme un acro­nyme (les rosel­mit) est deve­nue un syno­nyme, aujourd’hui vieilli, de lettres supé­rieures. » — Dic­tion­naire ency­clo­pé­dique du livre, op. cit. ↩︎
  8. « La fonte de ce numé­ro : Infi­ni. Ana­lyse des pro­prié­tés d’une fonte Open­Type », La Lettre GUTen­berg, no 45, mai 2022, p. 65. ↩︎
  9. Trai­té de la typo­gra­phie, 3e éd. corr. et augm., Tours : A. Mame et fils, 1870, p. 62-63. ↩︎
  10. Le Manuel com­plet de typo­gra­phie, Peach­pit Press, p. 201-202. ↩︎
  11. Dans son exemple, le Guide du typo­graphe place les appels de note au-des­sus de la hau­teur d’x. ↩︎
  12. « Pense-bête typo avant impres­sion ou l’art du “rechercher/remplacer” », site Typo­ma­nie, s. d. Consul­té le 31 mars 2024. ↩︎
  13. Pré­pa­ra­tion de la copie et cor­rec­tion des épreuves, Paris : INIAG, p. 146. ↩︎
  14. Adobe InDe­si­gn confond les deux modes de cal­cul, contrai­re­ment à Quark­Press. Voir la des­crip­tion de la « zone Expo­sant » et celle de la « zone Supé­rieur » dans le Guide Quark­Press en ligne. Consul­té le 31 mars 2024. ↩︎
  15. Depuis vingt ans, c’est le logi­ciel de PAO le plus uti­li­sé. ↩︎