Ma consœur Brigitte Meyer m’a signalé l’existence d’un terme intéressant du vocabulaire typographique allemand : Zwiebelfisch (nom masculin). Ce mot, m’a-t-elle expliqué, a été remis en vedette grâce à une chronique du même nom (2003-2012) dans le Spiegel Online, où Bastian Sick, correcteur, traducteur et journaliste, traitait des difficultés de la langue allemande. Les six recueils de ces articles1 ont été des succès de librairie (Sick est donc le Muriel Gilbert local).
Dans le monde de l’imprimerie, Zwiebelfisch désigne une lettre à l’intérieur d’un mot qui a été composée dans une autre police de caractères (photo ci-dessous) ou un autre style d’écriture, par exemple un e gras dans un mot composé en épaisseur normale. Il s’agit donc d’une coquille d’un genre particulier. (Résultat d’une erreur de distribution, la coquille est, au sens strict, « une lettre à la place d’une autre, provenant d’un cassetin voisin, ou la même lettre mais appartenant à une autre fonte ».)
À l’époque du plomb, en français, on parlait aussi de lettre « d’un autre œil », c’est-à-dire, par rapport à la fonte utilisée dans l’épreuve, d’une lettre plus grosse ou plus petite, plus grasse ou plus maigre (voir Qu’est-ce que l’œil d’une lettre ?), mais il ne s’agissait pas spécifiquement d’une différence de police d’écriture. Je ne connais pas de mot français propre à ce cas.
Dans la langue allemande courante, Zwiebelfisch (« poisson-oignon ») est un synonyme de Ukelei, l’équivalent de notre ablette, qui se mange en friture. C’est sans doute sa faible valeur (celle de l’oignon) qui lui a valu de servir de nom pour un défaut de typographie. On appelait même Zwiebelfischbude (« baraque de poissons-oignons ») un atelier de typographie qui commettait beaucoup d’erreurs.
Selon certains experts de la typographie, comme Fernand Baudin, les lignes d’un texte justifié1 se terminant par un signe de ponctuation simple ou une division (un trait d’union, en langage courant) paraissent légèrement en retrait. D’autres parlent d’« impression de trou2 ».
Les signes de ponctuation simples et divisions en fin de ligne créent des trous (zones en rose) dans l’alignement d’un texte justifié. Exemple tiré d’un hors-série de Lire/Magazine littéraire de 2022.
Ce « problème », auquel je n’étais pas sensible jusqu’ici — comme beaucoup, j’imagine —, peut aujourd’hui être résolu « techniquement, économiquement et esthétiquement3 », si l’on utilise le logiciel de mise en page Adobe InDesign4. Celui-ci propose, en effet, une option appelée « alignement optique des marges », dont voici l’explication :
L’alignement des bordures gauche et droite des colonnes contenant des signes de ponctuation et des lettres telles que « W » peut sembler altéré. L’alignement optique des marges permet de contrôler si les signes de ponctuation […] et le bord de certaines lettres (telles que W ou A) sont en retrait à l’extérieur des marges, de façon à ce que le texte semble aligné5.
Elle est accompagnée de cette illustration :
Avant (à gauche) et après (à droite) application de l’option Alignement optique des marges. Manuel en ligne du logiciel InDesign.
Cette « technique typographique sophistiquée », le site MyFonts l’appelle « ponctuation suspendue », ou « accrochée », ou encore « hongroise » (sans expliquer ce dernier terme). Il précise que « les signes de ponctuation généralement suspendus sont les points, les virgules, les traits d’union, les tirets, les guillemets et les astérisques », c’est-à-dire des « glyphes sans grande masse verticale ».
On active cette option dans InDesign par le chemin suivant : menu Texte > Article > Alignement optique des marges.
Deux exemples français récents
Bien qu’elle soit facile d’accès, cette technique est rarement mise en œuvre. J’en ai trouvé un exemple dans un livre édité récemment par l’Imprimerie nationale (Impressions, 2021, p. 79) :
Ponctuation suspendue dans l’ouvrage Impressions (Imprimerie nationale, 2021, p. 79).
L’hebdomadaire culturel Télérama l’emploie également :
Ponctuation suspendue dans Télérama (no 3865, 7 février 2024).
Le Guide du typographe (suisse romand) explique l’alignement optique (7e éd., 2015, § 1028, p. 264) et l’applique dans ses pages6.
Une pratique ancienne
Mais il s’agit de la restauration d’un usage qui remonte aux origines de l’imprimerie : on peut l’observer dans la Biblede Gutenberg ! Les coupures de mots en fin de ligne y sont marquées par deux traits obliques7, lesquels viennent dans la marge. (Le nombre de divisions successives n’est pas encore limité à trois, comme aujourd’hui : c’est la régularité de l’espacement qui prime8.)
Extrait de la Bible à 42 lignes : on note (surlignées) quatre coupures successives, marquées par des doubles traits obliques, placés dans la marge. Détail d’une reproduction dans L’Effet Gutenberg de Fernand Baudin (éd. du Cercle de la librairie, 1994, p. 81).
Fernand Baudin, L’Effet Gutenberg, éd. du Cercle de la librairie, 1994, p. 81. ↩︎
Selon l’Association GUTenberg (page citée), on peut aussi programmer ce dépassement dans la marge en LaTeX. Il est nommé character protrusion dans la documentation en anglais. ↩︎
Adobe InDesign, manuel en ligne, chapitre « Mise en forme des paragraphes », paragraphe « Création de ponctuation en retrait ». ↩︎
Passionné par la question de l’espacement, Fernand Baudin cite volontiers le correcteur typographe Désiré Greffier : « L’espacement régulier des mots est la première qualité d’une bonne composition typographique. […] il vaudrait mieux faire une mauvaise division qu’un mauvais espacement. […] la première règle d’unité en typographie, après l’orthographe, est l’interlignage et l’espacement réguliers. » Les Règles de la composition typographique, Arnold Muller, 1897, p. 4-7. ↩︎
Roland Passevant (1928-2002) est un journaliste français, spécialisé dans le domaine sportif, puis dans l’investigation politique. […] En 1954, il rejoint L’Humanité-Dimanche, puis L’Humanité : il dirige, à partir de 1963, le service des sports de ce quotidien. (Wikipédia).
Dans ses Mémoires, intitulés Même si ça dérange (Paris, Robert Laffont, 1976, 326 p.), il raconte (p. 28-30) ses débuts à L’Humanité-Dimanche, où il s’initie au secrétariat de rédaction sur les pages départementales : « […] je consacre quelques heures par semaine à modeler les pages de la Dordogne, de la Drôme et du Gard, mes trois coins de province. »
« Revenons au petit journaliste débutant. […] Sa panoplie, hors du stylo, comprend un lignomètre et un typomètre, d’ordinaire réservés au secrétaire de rédaction et au maquettiste. Le lignomètre permet d’évaluer, sur la maquette, la capacité de lignage d’un emplacement, suivant les différents calibres de caractères. Le typomètre, outil privilégié du typographe, ramène tout au cicéro, mesure de base de l’imprimerie.
Détail d’un typomètre en cicéro et en millimètres. Source : Fornax éditeur.
Le secrétaire de rédaction crée la page
« Savoir calibrer un article, commander un titre, un cliché, et voilà le débutant presque bon pour le service. Il connaît le terrain, l’usage que l’on fait du texte, son traitement. Le plus dur reste à faire. L’art d’écrire juste, celui de rédiger un titre, de le travailler, d’en extraire l’élément choc, sont des exercices de longue haleine.
Titre de L’Humanité-Dimanche du 7 novembre 1954. Source : librairie Grégoire, Abebooks.
« En 1954, à la rédaction de l’Humanité-Dimanche, ces exercices nous sont imposés par la fabrication, à Paris même, de toutes les pages départementales qui ont pour mission de régionaliser le magazine, d’y intégrer la couleur locale. Chaque rédacteur, responsable de trois à quatre pages départementales, reçoit la copie de province, généralement accompagnée d’une amorce de maquette. À lui de jouer, d’enrichir le projet de mise en page, d’installer l’éditorial, d’équilibrer les éléments photos, de choisir les caractères, de tailler les trop longs articles sans en altérer le contenu. C’est le travail d’un secrétaire de rédaction, précieux pour le jeune journaliste qui s’imprègne des notions de distance, de présentation, qui perçoit mieux l’aspect esthétique du journal. Son rôle ne se limite pas à manœuvrer du typomètre et du lignomètre, mais le conduit à apprécier textes et titres, à proposer d’éventuelles améliorations à la rédaction en chef.
« Le secrétaire de rédaction qualifié, faut-il immédiatement préciser, n’est pas un simple metteur en page. Il participe, de manière active, la plus ingénieuse possible, à la création de la page. Responsable de la “vitrine”, il collabore étroitement avec le chef de service. […]
“L’air manque et la place aussi”
« […] Lorsqu’on découvre le “marbre”, atelier de composition de l’imprimerie, on y voit de tout, sauf du marbre. Les tables de travail sont en fonte et le plomb est roi.
« Dans l’heure précédant l’envoi de la forme vers la presse, secrétaires de rédaction et rédacteurs collaborent là à la phase finale de fabrication.
« La mise en forme ne se fait pas en se gonflant les poumons, ni en se musclant le jarret — l’air manque et la place aussi. La forme est un cadre de fonte aux dimensions réelles de la page. Le typo travaille côté tête de page, le rédacteur côté bas de page.
« Les articles, composés par le linotypiste (un typo assis, qui tire les lettres de son clavier, comme une dactylo), placés dans des “galées”, soumis à un encrage et à une première empreinte par le “plombier” (un typo-dispatcher, vers lequel converge tout le plomb à nettoyer et classer), arrivent vers les pages, accompagnés d’épreuves qu’utilisent correcteur, journaliste et typographe pour contrôler et rectifier le texte.
Dernières corrections sur la morasse
« Le travail touche à sa fin lorsque le typographe, par petits coups rythmés, avec une brosse spéciale munie d’un long manche, imprime l’ensemble de la page. Ainsi née [sic] la “morasse” qui donne la première vue globale de la page et sert aux derniers contrôles, aux dernières corrections. Ce roulement des battages de brosse, c’est le sprint du “typo”.
« Le “marbre”, royaume du plomb, c’est pour chaque édition ce tête-à-tête d’une heure ou deux, perturbé par les exigences de l’actualité qui commande et impose d’incessantes retouches. C’est une curieuse ambiance de travail, mélange de bonne humeur, d’engueulades brèves mais explosives, de coups de gueule et de coups à boire. On y respire l’air vicié par les émanations de plomb fondu, mais on y sent bien vivre le journal. On y éprouve les émotions ressenties près du chauffeur de la locomotive, en tête du train. »
Journaliste et écrivain, Simon Arbellot (1897-1965) raconte sa carrière dans Journaliste ! (Paris, La Colombe, éd. du Vieux Colombier, 1954, 111 p.). Après un « court stage, entre amis » au Monde illustré, il débute en 1919 au Petit Journal, pour « une année de sévère apprentissage », puis entre au Figaro, « qu’il quitte au début des années 1930 pour le journal Le Temps et la revue Documents. […] Sous l’Occupation, il est nommé directeur de la presse au ministère de l’Information à Vichy de 1940 à 1942, puis consul général de France à Malaga de 1943 à 1944. […] Après la guerre, il contribuera à divers titres de presse, comme Écrits de Paris, Le Charivari, ou encore La Revue des Deux Mondes » (Wikipédia).
Dans un passage où il évoque son arrivée au Petit Journal (chapitre premier), il mentionne le travail auprès des ouvriers de l’imprimerie, des secrétaires de rédaction et des correcteurs.
“Au fait dès la première ligne”
« […] pour un jeune garçon ambitieux et pressé, l’apprentissage est dur. C’est d’abord la perte de la liberté. Il faut renoncer à toute obligation qui ne soit pas professionnelle […].
« Il y a aussi les permanences, les interminables permanences pour le cas où il se passerait quelque chose. Comme elle est triste, à minuit et demi, cette salle de rédaction, maintenant déserte, qui sent le vieux papier et le culot de pipe ! Face au téléphone il faut attendre et, dans les feuilles d’agence qui s’amoncellent, découvrir le fait nouveau qu’on réécrira d’urgence et qu’on enverra aux machines. […]
« Travail obscur et sans gloire du débutant, mais nécessaire étape. Il ne s’agit plus, ici, de dissertation philosophique, mais d’information. Écoutons les conseils de ce vieux barbu décoré [le rédacteur en chef] : […] — Pas de périphrases, entrez dans le vif du sujet. Vous n’êtes pas là pour faire de la littérature, vous écrivez pour les lecteurs, pas pour vous, ni pour votre petite amie. Au fait, au fait dès la première ligne.
« Et le crayon rouge biffe, sans nulle considération, la belle phrase du début. Quant à la formule bien balancée de la fin, elle est livrée à la seule décision du secrétaire de rédaction qui, au marbre, suivant la place, la conservera ou la fera sauter.
“Devant les pages de plomb”
« J’éprouvais une grande joie lorsque, de temps à autre, en fin de journée, l’un des secrétaires de rédaction, vieux bonhomme barbu, lui aussi, chargé des éditions de province, me faisait demander à la composition. Avec quel empressement je descendais alors dans ce sous-sol où vrombissaient les célèbres machines de Marinoni et où des ouvriers, les bras nus, s’affairaient au marbre, devant les pages de plomb du journal en gestation. Il s’agissait généralement d’un repiquage d’une information que j’avais donnée une heure avant, mais qu’il convenait de modifier suivant une dépêche de dernière heure lâchée par la printing d’Havas1. Là, dans le cliquetis des claviers, sur un coin de table, respirant avec délices l’odeur de la morasse2 toute fraîche, je rectifiais au crayon la nouvelle, remplaçant le point d’interrogation du titre par une affirmation, supprimant un mot ici et là et je tendais fièrement mon épreuve corrigée à un jeune ouvrier en sueur qui la portait tout droit à la linotype.
Paris – Rue La Fayette et le Petit Journal. Carte postale, s.d. Source : Cartorum.
« Cette collaboration du journaliste et du machiniste est l’une de mes découvertes les plus agréables dans les sous-sols de la rue La Fayette. Le typographe est, en effet, l’ami du journaliste et je n’ai connu, dans les différentes imprimeries que j’ai, par la suite fréquentées3, que de braves et honnêtes gens, prêts à rendre service, intéressés comme nous-mêmes à la perfection du travail ; patients devant notre fièvre, compréhensifs à nos scrupules d’auteurs. À côté d’eux les correcteurs, souvent érudits, toujours lettrés, sont nos plus précieux auxiliaires. Et je ne parle pas des fautes d’orthographe et des erreurs de ponctuation, menue monnaie, qu’ils relèvent avec indulgence, même dans les articles des académiciens ; mais s’agit-il d’une citation, d’une date, d’un mot étranger, d’un chiffre dont l’authenticité ou l’emploi leur paraît suspect, alors c’est avec infiniment de tact qu’ils abordent le délinquant : “Ne croyez-vous pas qu’il conviendrait de rectifier ?”
« Combien d’auteurs célèbres doivent au correcteur de n’avoir pas eu à rougir le lendemain matin d’une bourde échappée à leur plume trop rapide.
“L’heure de la brisure”
« Quand la chance voulait que je me trouve au marbre à l’heure de la “brisure”, court repos entre deux services, c’est bien volontiers que j’allais avec les ouvriers dans le petit café d’à côté — il y a toujours un petit café à côté des imprimeries — boire avec eux, cette fois sur le zinc, le verre de rouge de la collaboration. Ces gens-là vous feraient, à eux seuls, aimer le métier de journaliste, les anciens parce qu’ils ont beaucoup vu et beaucoup observé, les jeunes parce qu’ils ont le goût de leur travail et le respect de ses traditions. Combien de fois, bavardant avec eux, ai-je souhaité de devenir, moi aussi, un jour un grand journaliste et de remettre dans leurs mains habiles, non plus quelques lignes de banale information mais une belle chronique dont j’étais assuré qu’elle serait l’objet de tous leurs soins attentifs ! On avait tellement l’impression que le metteur en page et ses aides étaient aussi fiers que nous d’une présentation réussie, d’un journal au point ! Et souvent l’amitié d’un ouvrier de l’imprimerie nous vengeait des mesquineries de l’adjudant de quartier, fût-il paré du titre de rédacteur en chef et décoré des palmes académiques. »
Le Petit Journal. Service de la Clicherie de l’Imprimerie Marinoni. Carte postale, s.d. Diffusion sous licence CCBY-NC-SA 2.0.
Plus d’images sur un site Web consacré au Petit Journal.
Le téléscripteur de l’agence Havas, ancêtre de l’AFP. ↩︎
Épreuve grossière, le plus souvent réalisée à la brosse. On voit le tirage d’une morasse dans le film L’Homme fragile (voir mon article illustré). ↩︎
« Quand le tirage des journaux devint plus important, passant de quelques centaines à quelques milliers d’exemplaires, en même temps que le format s’agrandissait et que le nombre de pages augmentait, un problème se posa. L’ingénieur [anglais Charles] Stanhope avait bien construit en 18071 la première presse à imprimer métallique : la vitesse de production était montée à 200 feuilles à l’heure. Mais cela ne supprimait pas complètement la difficulté. Prenons l’exemple d’un journal d’une seule feuille tirant à 12 000 exemplaires : il aurait fallu soixante heures pour l’imprimer en totalité.
« La solution trouvée fut la suivante : le texte d’un même numéro était composé deux, voire trois fois. Un premier typographe composait d’après le manuscrit. Dès qu’il avait terminé un paragraphe, on en tirait une épreuve, on la corrigeait si nécessaire et on la confiait à un deuxième typographe qui composait le même paragraphe ; éventuellement, on renouvelait l’opération avec un troisième compositeur. On obtenait ainsi deux – ou trois – jeux des pages ; le temps de roulage sur deux – ou trois – presses s’en trouvait réduit d’autant.
« Plus tard, en 1814, la presse à vapeur de l’Allemand [Friedrich] Koenig – la première fut installée au Times, de Londres – allait faire franchir un nouveau seuil : 1 100 feuilles à l’heure.
« Enfin, en 1865, l’ingénieur français [Hippolyte] Marinoni inventait la presse rotative à bobines qui, avec la composition mécanique, allait permettre, à la fin du siècle, la naissance et le développement de la presse à grand tirage. »
Presse rotative de Marinoni, 1883. Source : Wikipédia.
Je ne connaissais pas cette histoire de duplication de la composition typographique, même si l’astuce est assez évidente. Elle peut expliquer de petites différences (voire des erreurs) entre deux exemplaires de la même édition d’un journal.
Source : Louis Guéry, Visages de la presse. La présentation des journaux des origines à nos jours, éd. du CFPJ, 1997, p. 69.
Plus probablement, quelques années auparavant. La date est incertaine. ↩︎
Correction sur épreuve composée au plomb et sur écran. New York Times, 1978. Images tirées du film Farewell etaoin shrdlu, 1978.
Parmi une collection de films des années 1940 à 1970 sur l’histoire technique de l’imprimerie, j’ai découvert un long document montrant l’ultime bouclage au plomb du New York Times, avant le passage à la photocomposition.
Tout le processus de fabrication est présenté : saisie des textes sur Linotype (dont l’impressionnant mécanisme est détaillé), mise en page et correction sur le plomb, clichage des plaques pour les rotatives, impression du journal. Le film se termine sur un aperçu de la fabrication en photocomposition.
C’est un film écrit, réalisé et monté par David Loeb Weiss, correcteur du journal, et raconté par Carl Schlesinger, un de ses linotypistes.
Écran du générique de début du film Farewell etaoin shrdlu, 1978.
Évolution du logo de la Philharmonie de Paris. Les I ont gagné des points.
Dans sa dernière évolution, le logo de la Philharmonie de Paris a mis des points sur les i majuscules. Bien que cela surprenne, ce n’est pas si rare, comme l’expliquait, hier, un article du site Cap’Com.
Pourtant, c’est un principe en typographie : les i majuscules ne portent jamais de point, à la différence des i minuscules. Pourquoi ? Le point ne permet pas de distinguer deux mots ; il est donc inutile, contrairement au tréma (MAIS/MAÏS).
Alors, pourquoi le graphiste Antoine Lafuente a-t-il commis cet « accident volontaire », bien accueilli ? « De l’avis général, ces points-là ajoutaient quelque chose d’un peu étonnant, d’un peu joueur, qui évoque la musique. »
La correctrice de l’infolettre de la Philharmonie, elle, Stéphanie Hourcade, fixe la limite à la fantaisie : « Le correcteur ne peut et ne doit […] pas intervenir sur les logos eux-mêmes, bien sûr ; mais dans un texte, l’orthotypographie traditionnelle s’applique, et les I n’auront pas de point ! »
Y a-t-il une différence de nature entre, d’une part, les caractères supérieurs employés dans les abréviations (comme Mlle) et dans les appels de note (1) et, d’autre part, les lettres ou chiffres mis en exposant (ou en indice) dans les mesures (km2) ou les formules mathématiques (x2) ?
Tout le monde ne se lève pas le matin avec cette question en tête, mais elle apparaît dans quelques rares forums, aujourd’hui datés d’une vingtaine d’années1.
Des termes à distinguer
Jean-Pierre Lacroux (1947-2002) distinguait fermement les termes exposant et supérieur :
Les éditeurs et les traducteurs de logiciels feignent de l’ignorer mais les typographes français ont un vocabulaire respectable. Ils ne connaissent ni exposant ni indice, mais des lettres, des chiffres, des signes supérieurs ou inférieurs. Les exposants des mathématiciens se composent en caractères supérieurs, les indices en caractères inférieurs2.
Cependant, le terme en exposant est couramment employé pour désigner le placement d’un signe « en haut et à droite du signe (lettre, chiffre) auquel [il] se rapporte3 ». Et ce n’est pas d’hier. Pour ne donner qu’un exemple, dans sa Grammaire typographique (4e éd., 1989), Aurel Ramat (1926-2017) emploie bien le terme de « lettres supérieures », mais le signe de correction correspondant, il l’appelle « exposant ».
Signe de correction « exposant » dans la Grammaire typographique d’Aurel Ramat, 3e éd., 1989, p. 26.
Formes et emplois différents
La distinction à opérer est clairement exprimée par le Guide du typographe (20154) :
Les exposants, ou les indices, sont des chiffres ou des lettres surélevés, respectivement abaissés, par rapport à la ligne de base, utilisés en mathématiques, où ils peuvent être du même corps que le texte de base, ou en chimie où ils sont généralement d’un corps plus petit.
En comparaison, les lettres et chiffres supérieurs :
sont utilisés dans le texte comme appel[s] de notes ou comme ordinaux. Ils […] différent [des exposants et indices] par un dessin spécifique et ce ne sont pas que des lettres réduites. Toutes les fontes n’en sont pas pourvues et parfois il faut se résoudre à utiliser les exposants ou les indices à leur place, voire les lettres de base en les parangonnant (c’est-à-dire en les élevant ou en les abaissant par rapport à la ligne de base), en diminuant leur corps et en augmentant leur graisse pour qu’ils ne paraissent pas trop malingres à ces petites tailles.
Ce problème existait déjà à l’époque du plomb. Émile Desormes (1850-19..) définit les lettres ou chiffres supérieurs comme « les exposants algébriques dont on use généralement pour les appels de notes […]5 ». On composait avec les moyens du bord.
Un peu d’histoire
Les lettres supérieures étaient « fondues sur le corps du caractère employé » (Daupeley-Gouverneur, 18806) et présentes dans la casse parisienne (en nombre limité).
Patrick Bideault et Jacques André expliquent :
[…] On trouve de telles « supérieures » dans les casses d’imprimeurs dès le xviie siècle. Par ailleurs, dès le début du xvie siècle, les appels de note sont marqués par des signes supérieurs comme « * », « a » « † », etc. Vers 1750, Fournier propose 4 (vraies) supérieures (aers) ; la casse parisienne, qui a duré en gros de 1850 à 1950, en comptait 8, appelées roselmit 7 ou eilmorst selon l’ordre de rangement dans les casses ; en 1934, Brossard en énumère 16 différents (a c d e f g h i k l m n o r s t) dans une police standard – elles suffisaient pour les abréviations courantes8.
Casse parisienne. Dans le rang du haut, à droite, on voit les lettres supérieures e i l m o r s t. Émile Desormes, Notions de typographie à l’usage des écoles professionnelles, 3e éd., 1895, p. 3.
On notera cependant qu’il manque toujours le g pour Mgr et le v pour Vve. Or, ces abréviations sont bien composées avec des lettres finales supérieures dans les manuels typographiques du xixe siècle. Puisait-on celles-ci dans les casses réservées aux travaux scientifiques ? ou les commandait-on spécialement ? Je l’ignore. Cela devait sans doute dépendre des ateliers.
Henri Fournier (1800-1888) explique que les lettres supérieures :
[…] ne servent ordinairement que comme signes d’abréviation. Les plus usitées sont l’e, l’o, le r et le s ; et, à moins d’une matière spéciale, il n’y en a que d’un petit nombre de sortes qui fassent partie des fontes. Les autres ne sont en usage que pour les ouvrages scientifiques, et elles se commandent particulièrement pour des cas semblables9.
Les chiffres supérieurs, eux, n’existaient pas dans la casse. Ils « […] ne sont d’habitude fondus que sur commande spéciale, de même que les chiffres inférieurs, usités dans certains travaux algébriques » (Daupeley-Gouverneur, op. cit.). C’est pourquoi on était obligé de « bricoler » au plomb comme aujourd’hui sur ordinateur.
Quelle taille ? quelle position ?
La taille des signes supérieurs ou en exposant n’est jamais précisée dans les sources, anciennes ou modernes, que j’ai consultées. « Petit œil », « moindre corps », « caractères plus petits » sont les seules indications données. Cependant, James Felici (200310) décrit les caractères supérieurs « spécialement dessinés » comme ayant une taille « de 30 à 50 % inférieure à celle des caractères “normaux” ».
Quant à la position verticale respective des uns et des autres, c’est encore Felici qui en informe le plus clairement : idéalement, les signes supérieurs devraient être alignés par rapport au haut des jambages supérieurs11, alors que les exposants devraient être centrés par rapport à lui.
Position idéale d’un chiffre supérieur et d’un exposant, selon Felici (2003). Exemple réalisé avec InDesign et la police Minion Pro.
Divergences esthétiques
Les vrais caractères supérieurs ne sont disponibles que dans les polices OpenType. Pour certains, comme la typographe et graphiste Muriel Paris, « la tricherie proposée par les applications est tout à fait acceptable12 ». Pour d’autres, comme Felici, l’œil de ces lettres obtenues par réduction homothétique n’estpas assez gras (sur la notion d’œil, voir mon article).
C’était notamment l’avis de Lacroux (op. cit.) :
Il vaut mieux employer les « vraies » lettres supérieures, dont le dessin devrait — en principe… — offrir des corrections optiques […], mais rares sont ceux qui perdent leur temps à aller pêcher de vraies lettres supérieures dans les polices « expert ». Dans quelques années, quand les polices auront enfin acquis une saine corpulence et les logiciels de bons réflexes, la situation s’améliorera…
Contraintes techniques actuelles
Comparons les supérieures imprimées dans le manuel de Daniel Auger (197613), alors professeur à l’école Estienne, aux caractères en « exposant/supérieur14 » calculés par le logiciel Adobe InDesign15 puis aux supérieures accessibles dans les polices OpenType (ici, Minion Pro) :
À gauche, les supérieures traditionnelles (Auger, 1976) ; à droite, les supérieures calculées par InDesign suivies de celles de la police expert Minion Pro.
Si les supérieures calculées paraissent, en effet, « acceptables », elles sont « très ténu[e]s » (Felici). Les supérieures expert, elles, sont plus proches du modèle traditionnel.
Si l’on ne dispose pas de ces dernières, on peut créer les siennes (ou demander au graphiste de le faire), avec des lettres d’un corps 30 à 50 % inférieur au corps courant, dans une variante semi-grasse, décalées à la bonne hauteur. Pour InDesign, voir « Création d’un jeu de glyphes personnalisé » dans l’aide en ligne.
Dans un contexte où la production de documents, souvent destinés à la fois à l’impression et à la diffusion numérique, favorise la vitesse d’exécution, il n’est pas toujours aisé au correcteur d’imposer la distinction entre supérieur et exposant. Mais, dans l’édition soignée, il a plus de chances de faire valoir son point de vue.
« Exposant », Orthotypographie, en ligne. Consulté le 31 mars 2024. ↩︎
Dictionnaire encyclopédique du livre, III, Pascal Fouché, Daniel Péchoin et Philippe Schuwer (dir.), Paris : éd. du Cercle de la librairie, 2011, p. 785. ↩︎
Groupe de Lausanne de l’Association suisse des typographes (AST), 7e éd., p. 238. ↩︎
Notions de typographie à l’usage des écoles professionnelles, 3e éd., Paris : École professionnelle Gutenberg, 1895, p. 3. ↩︎
Le Compositeur et le Correcteur typographes, Paris : Rouvier et Logeat, p. 33. ↩︎
« Cette énumération lue comme un acronyme (les roselmit) est devenue un synonyme, aujourd’hui vieilli, de lettres supérieures. » — Dictionnaire encyclopédique du livre, op. cit.↩︎
Préparation de la copie et correction des épreuves, Paris : INIAG, p. 146. ↩︎
Adobe InDesign confond les deux modes de calcul, contrairement à QuarkPress. Voir la description de la « zone Exposant » et celle de la « zone Supérieur » dans le Guide QuarkPress en ligne. Consulté le 31 mars 2024. ↩︎
Depuis vingt ans, c’est le logiciel de PAO le plus utilisé. ↩︎
Un échange de mails avec un lecteur de mon blog m’a fait découvrir l’existence d’un « tiret trois quarts de cadratin ». C’est peut-être un détail pour vous… (surtout si vous ne connaissez que le « tiret du 6 »). Pour moi, c’est une sorte d’hapax typographique. Ou un objet typographique mal identifié. Car je n’en avais jamais entendu parler !
Illustration tirée de la lettre de Jean Méron (2012), montrant les tirets de différentes longueurs, dont notre tiret trois quarts de cadratin, en rouge.
La chose aurait été employée à la fin du xixe siècle par l’Imprimerie nationale ou, du moins, elle en disposait dans ses casses1. Le chercheur Jean Méron2 l’évoque dans une lettre de 2012 (PDF). Il l’aurait lui-même découvert dans le Manuel à l’usage des élèves compositeurs (1887) de Jules Jouvin, sous-prote de la grande maison. Cet épais volume est l’ancêtre du Lexique des règles en usage à l’Imprimerie nationale3.
L’aspect cocasse de ma recherche, c’est que l’exemplaire de la BnF, reproduit sur Gallica, s’arrête à la page 34, alors que le tiret trois quarts de cadratin est mentionné, selon Jean Méron, aux pages 433-434. Heureusement, grâce à la diligence du service du patrimoine des Méjanes, les bibliothèques d’Aix-en-Provence, qui possèdent un exemplaire complet (460 pages), j’ai obtenu en quelques heures les deux pages en question.
L’ouvrage se termine en effet par une liste de vocabulaire, où l’on trouve le texte suivant :
MOINS, tiret long qui ordinairement sert à séparer des phrases ou à remplacer des mots qu’on juge inutile de répéter. Ainsi nommé parce qu’il a la force du moins employé en algèbre. Il existe des moins sur cadratin, sur demi-cadratin et sur trois quarts de cadratin.
Je rappelle que le cadratin est une unité de mesure de longueur correspondant à celle d’un M et de son approche. « Sur cadratin » doit être compris comme « fondu sur (un bloc d’un) cadratin », c’est-à-dire ayant la chasse d’un cadratin.
Eh bien, figurez-vous que le tiret trois quarts de cadratin, absent de tous les manuels typographiques que j’ai consultés dans ma vie, existe depuis 1993 dans l’Unicode (système de codage de caractères utilisé par les ordinateurs pour le stockage et l’échange de données textuelles), où il porte le nom de « barre horizontale » et le numéro U+2015.
En code HTML, on peut donc l’obtenir avec ― (mais aussi avec &horbar ou ―). Ce qui donne ceci (je l’ai entouré de ses cousins et lui ai appliqué la couleur rose).
— ― – -
On vit dans un monde incroyable : on ne peut pas employer les espaces fines où l’on veut, ni même les espaces insécables — si les codes existent, nombre de programmes, en particulier sur le Web, ne se soucient pas de les interpréter correctement4 —, mais il existe un numéro d’Unicode pour un tiret inconnu de tous. Cela signifie que quelqu’un le connaissait et a estimé utile de lui assurer un avenir. Mais qui ?
Précisons toutefois que la dernière version de l’Unicode contient 149 813 caractères et que la catégorie « Ponctuation de type tiret5 », à elle seule, contient 25 entrées, dont les tirets double et triple cadratin, tout aussi inconnus de la tradition.
Et que viendrait faire ce tiret entre son cousin demi-cadratin et son autre cousin cadratin ? (Le trait d’union mesurant un quart de cadratin.) D’après le site Dispoclavier.com6, il aurait pour fonction d’indiquer un changement d’interlocuteur dans les dialogues ou d’introduire une citation (je n’ai pas trouvé trace de ce dernier usage, mais on peut le concevoir), en concurrence avec ses cousins. Son utilité est donc toute relative, mais abondance de biens ne nuit pas.
Dans un précédent article, j’avais évoqué une guéguerre opposant, par ouvrages interposés, deux correcteurs à propos du tiret long.
Avec le tiret trois quarts de cadratin7, je termine le tour de la famille.
Allez, non, un petit dernier pour la route : James Felici (2003) signale aux graphistes les plus pointus :
Le quatrième type de tiret, le tiret numérique, est disponible uniquement dans quelques rares polices. En principe, il possède la longueur du trait d’union, mais il est plus maigre et placé plus haut ; on l’utilise de préférence pour indiquer des plages de chiffres8.
Là, la famille devrait être au complet.
Aujourd’hui, dans son tableau des signes de ponctuation (p. 149), le Lexique ne montre qu’un « tiret (moins) », qui a la longueur d’un cadratin, alors que tout le texte du livre emploie le tiret demi-cadratin. Certains observateurs n’ont pas manqué de le souligner défavorablement. ↩︎
La seule autre mention que je trouve, à ce jour, de la longueur « trois quarts de cadratin », c’est à propos des espaces dans le Traité de la typographie d’Henri Fournier (3e éd., 1870, p. 110) : « Les espaces équivalentes à trois quarts de cadratin sont les plus fortes dont on doive se servir pour une justification ordinaire. » Règle répétée, une seule fois, dans La Typologie-Tucker du 15 août 1886 (n° 194, vol. 4, p. 524). ↩︎
Le Manuel complet de typographie, Peachpit Press, 2003, p. 204. ↩︎
Les passionnés de typographie connaissent les articles de Jean Méron, chercheur indépendant. Son site n’avait pas été mis à jour depuis février 2021.
Né en 1948, il est mort le 18 janvier 2022, à l’âge de 73 ans.
C’est la liste de diffusion Typographie de l’Inria, dont il était membre, qui l’a annoncé, dans un message du 3 janvier 2023, que je n’ai découvert qu’aujourd’hui :
Grand polémiqueur devant l’Éternel, Jean Méron nous a quittés sur la pointe des pieds après un dernier combat contre la mérule1… Les membres de cette liste se souviennent des discussions homériques qui épiçaient les fils…
Érudit touche-à-tout, Jean s’était illustré par une abondante littérature sur la typographie, son histoire et sur le foisonnement de ses règles parfois contradictoires. Après des études en psychologie, il explore la composition et le bien écrire, sujets, qu’à son habitude, il approfondira jusqu’à les épuiser. Il n’écrira, en revanche, jamais, la grammaire raisonnée dont il rêvait, comme tant d’autres…
Ses derniers mois, il les passa comme conseiller municipal dans sa commune de Guémené-sur-Scorff [Morbihan] et quelques photos nous le montrent, presque hilare, lors des réunions politiques. Jean est parti en janvier 2022, et c’est en raison d’un long silence inhabituel dont nous cherchâmes le motif, que nous apprîmes la nouvelle.