Le Zwiebelfisch, une coquille d’un genre particulier

Ma consœur Bri­gitte Meyer m’a signa­lé l’exis­tence d’un terme inté­res­sant du voca­bu­laire typo­gra­phique alle­mand : Zwie­bel­fisch (nom mas­cu­lin). Ce mot, m’a-t-elle expli­qué, a été remis en vedette grâce à une chro­nique du même nom (2003-2012) dans le Spie­gel Online, où Bas­tian Sick, cor­rec­teur, tra­duc­teur et jour­na­liste, trai­tait des dif­fi­cul­tés de la langue alle­mande. Les six recueils de ces articles1 ont été des suc­cès de librai­rie (Sick est donc le Muriel Gil­bert local).

Dans le monde de l’im­pri­me­rie, Zwie­bel­fisch désigne une lettre à l’in­té­rieur d’un mot qui a été com­po­sée dans une autre police de carac­tères (pho­to ci-des­sous) ou un autre style d’é­cri­ture, par exemple un e gras dans un mot com­po­sé en épais­seur nor­male. Il s’a­git donc d’une coquille d’un genre par­ti­cu­lier. (Résul­tat d’une erreur de dis­tri­bu­tion, la coquille est, au sens strict, « une lettre à la place d’une autre, pro­ve­nant d’un cas­se­tin voi­sin, ou la même lettre mais appar­te­nant à une autre fonte ».)

Trois Zwie­bel­fische sou­li­gnés par l’im­pri­meur Mar­tin Z. Schrö­der sur son blog.

À l’é­poque du plomb, en fran­çais, on par­lait aus­si de lettre « d’un autre œil », c’est-à-dire, par rap­port à la fonte uti­li­sée dans l’épreuve, d’une lettre plus grosse ou plus petite, plus grasse ou plus maigre (voir Qu’est-ce que l’œil d’une lettre ?), mais il ne s’a­gis­sait pas spé­ci­fi­que­ment d’une dif­fé­rence de police d’é­cri­ture. Je ne connais pas de mot fran­çais propre à ce cas.

Dans la langue alle­mande cou­rante, Zwie­bel­fisch (« pois­son-oignon ») est un syno­nyme de Uke­lei, l’é­qui­valent de notre ablette, qui se mange en fri­ture. C’est sans doute sa faible valeur (celle de l’oi­gnon) qui lui a valu de ser­vir de nom pour un défaut de typo­gra­phie. On appe­lait même Zwie­bel­fi­sch­bude (« baraque de pois­sons-oignons ») un ate­lier de typo­gra­phie qui com­met­tait beau­coup d’erreurs.

Fri­ture d’a­blettes. © Comu­gne­ro Silvana/Fotolia.

Bien avant la chro­nique du Spie­gel Online, le mot a été employé comme titre d’une revue consa­crée à la typo­gra­phie, à l’art du livre et à la lit­té­ra­ture, qui a paru de 1909 à 1934, puis briè­ve­ment entre 1946 et 1948.

Der Zwie­bel­fisch, revue de typo­gra­phie et d’art du livre, cou­ver­ture de 1909. Source : Wiki­pé­dia.

Aujourd’­hui, le nom Zwie­bel­fisch est celui d’une petite mai­son d’é­di­tion à Ber­lin, d’un maga­zine de la Freie Hoch­schule für Gra­fik-Desi­gn, à Fri­bourg, et d’un bar de Char­lot­ten­burg, à Ber­lin, qui existe depuis plus de trente ans. On le séri­gra­phie même sur des vête­ments pour homme.


  1. Sous le titre géné­ral Der Dativ ist dem Geni­tiv sein Tod. ↩︎

Une subtilité typographique : la ponctuation suspendue

Selon cer­tains experts de la typo­gra­phie, comme Fer­nand Bau­din, les lignes d’un texte jus­ti­fié1 se ter­mi­nant par un signe de ponc­tua­tion simple ou une divi­sion (un trait d’union, en lan­gage cou­rant) paraissent légè­re­ment en retrait. D’autres parlent d’« impres­sion de trou2 ». 

Les signes de ponctuation simples et divisions en fin de ligne créent des trous (zones en rose) dans l'alignement d'un texte justifié. Exemple tiré d'un hors-série de "Lire/Magazine littéraire" de 2022.
Les signes de ponc­tua­tion simples et divi­sions en fin de ligne créent des trous (zones en rose) dans l’a­li­gne­ment d’un texte jus­ti­fié. Exemple tiré d’un hors-série de Lire/Magazine lit­té­raire de 2022.

Ce « pro­blème », auquel je n’é­tais pas sen­sible jus­qu’i­ci — comme beau­coup, j’i­ma­gine —, peut aujourd’­hui être réso­lu « tech­ni­que­ment, éco­no­mi­que­ment et esthé­ti­que­ment3 », si l’on uti­lise le logi­ciel de mise en page Adobe InDe­si­gn4. Celui-ci pro­pose, en effet, une option appe­lée « ali­gne­ment optique des marges », dont voi­ci l’explication : 

L’alignement des bor­dures gauche et droite des colonnes conte­nant des signes de ponc­tua­tion et des lettres telles que « W » peut sem­bler alté­ré. L’alignement optique des marges per­met de contrô­ler si les signes de ponc­tua­tion […] et le bord de cer­taines lettres (telles que W ou A) sont en retrait à l’extérieur des marges, de façon à ce que le texte semble ali­gné5.

Elle est accom­pa­gnée de cette illustration :

Illustration extraite du manuel d'InDesign. Avant (à gauche) et après (à droite) application de l’option Alignement optique des marges.
Avant (à gauche) et après (à droite) appli­ca­tion de l’option Ali­gne­ment optique des marges. Manuel en ligne du logi­ciel InDesign.

Cette « tech­nique typo­gra­phique sophis­ti­quée », le site MyFonts l’appelle « ponc­tua­tion sus­pen­due », ou « accro­chée », ou encore « hon­groise » (sans expli­quer ce der­nier terme). Il pré­cise que « les signes de ponc­tua­tion géné­ra­le­ment sus­pen­dus sont les points, les vir­gules, les traits d’u­nion, les tirets, les guille­mets et les asté­risques », c’est-à-dire des « glyphes sans grande masse verticale ».

On active cette option dans InDe­si­gn par le che­min sui­vant : menu Texte > Article > Ali­gne­ment optique des marges.

Deux exemples français récents

Bien qu’elle soit facile d’ac­cès, cette tech­nique est rare­ment mise en œuvre. J’en ai trou­vé un exemple dans un livre édi­té récem­ment par l’Imprimerie natio­nale (Impres­sions, 2021, p. 79) :

Alignement optique des marges dans l'ouvrage "Impressions" (Imprimerie nationale, 2021), p. 79.
Ponc­tua­tion sus­pen­due dans l’ou­vrage Impres­sions (Impri­me­rie natio­nale, 2021, p. 79).

L’heb­do­ma­daire cultu­rel Télé­ra­ma l’emploie également :

Alignement optique des marges dans un numéro de "Télérama" de 2024.
Ponc­tua­tion sus­pen­due dans Télé­ra­ma (no 3865, 7 février 2024).

Le Guide du typo­graphe (suisse romand) explique l’a­li­gne­ment optique (7e éd., 2015, § 1028, p. 264) et l’ap­plique dans ses pages6.

Une pratique ancienne

Mais il s’a­git de la res­tau­ra­tion d’un usage qui remonte aux ori­gines de l’im­pri­me­rie : on peut l’observer dans la Bible de Guten­berg ! Les cou­pures de mots en fin de ligne y sont mar­quées par deux traits obliques7, les­quels viennent dans la marge. (Le nombre de divi­sions suc­ces­sives n’est pas encore limi­té à trois, comme aujourd’hui : c’est la régu­la­ri­té de l’espacement qui prime8.)

Extrait de la Bible à 42 lignes : on note quatre coupures successives, marquées par des doubles traits obliques, placés dans la marge. Détail d'une reproduction dans "L'Effet Gutenberg" de Fernand Baudin (éd. du Cercle de la librairie, 1994), p. 81.
Extrait de la Bible à 42 lignes : on note (sur­li­gnées) quatre cou­pures suc­ces­sives, mar­quées par des doubles traits obliques, pla­cés dans la marge. Détail d’une repro­duc­tion dans L’Ef­fet Guten­berg de Fer­nand Bau­din (éd. du Cercle de la librai­rie, 1994, p. 81).

NB — Je fête avec ce texte mon 300e article.


  1. C’est-à-dire ali­gné à gauche et à droite. ↩︎
  2. Asso­cia­tion GUTen­berg, « Com­ment amé­lio­rer la qua­li­té typo­gra­phique de son docu­ment ? », FAQ LaTeX, 23 novembre 2024. ↩︎
  3. Fer­nand Bau­din, L’Ef­fet Guten­berg, éd. du Cercle de la librai­rie, 1994, p. 81. ↩︎
  4. Selon l’As­so­cia­tion GUTen­berg (page citée), on peut aus­si pro­gram­mer ce dépas­se­ment dans la marge en LaTeX. Il est nom­mé cha­rac­ter pro­tru­sion dans la docu­men­ta­tion en anglais. ↩︎
  5. Adobe InDe­si­gn, manuel en ligne, cha­pitre « Mise en forme des para­graphes », para­graphe « Créa­tion de ponc­tua­tion en retrait ». ↩︎
  6. Je remer­cie Cathe­rine Magnin, pré­si­dente de l’Asso­cia­tion romande des cor­rec­trices et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie (ARCI), de me l’a­voir rap­pe­lé. ↩︎
  7. Je retrouve ain­si l’un des signes, qui m’é­taient alors incon­nus, dont j’a­vais men­tion­né l’exis­tence dans l’ar­ticle « Sur l’enterrement dis­cret d’un grand modeste, le trait d’union ». ↩︎
  8. Pas­sion­né par la ques­tion de l’es­pa­ce­ment, Fer­nand Bau­din cite volon­tiers le cor­rec­teur typo­graphe Dési­ré Gref­fier : « L’espacement régu­lier des mots est la pre­mière qua­li­té d’une bonne com­po­si­tion typo­gra­phique. […] il vau­drait mieux faire une mau­vaise divi­sion qu’un mau­vais espa­ce­ment. […] la pre­mière règle d’unité en typo­gra­phie, après l’orthographe, est l’interlignage et l’espacement régu­liers. » Les Règles de la com­po­si­tion typo­gra­phique, Arnold Mul­ler, 1897, p. 4-7. ↩︎

Visite du marbre de “L’Humanité-Dimanche” en 1954

Couverture du livre "Même si ça dérange", de Roland Passevant, Robert Laffont, 1976

Roland Pas­se­vant (1928-2002) est un jour­na­liste fran­çais, spé­cia­li­sé dans le domaine spor­tif, puis dans l’in­ves­ti­ga­tion poli­tique. […] En 1954, il rejoint L’Hu­ma­ni­té-Dimanche, puis L’Hu­ma­ni­té : il dirige, à par­tir de 1963, le ser­vice des sports de ce quo­ti­dien. (Wiki­pé­dia).

Dans ses Mémoires, inti­tu­lés Même si ça dérange (Paris, Robert Laf­font, 1976, 326 p.), il raconte (p. 28-30) ses débuts à L’Hu­ma­ni­té-Dimanche, où il s’i­ni­tie au secré­ta­riat de rédac­tion sur les pages dépar­te­men­tales : « […] je consacre quelques heures par semaine à mode­ler les pages de la Dor­dogne, de la Drôme et du Gard, mes trois coins de province. »

« Reve­nons au petit jour­na­liste débu­tant. […] Sa pano­plie, hors du sty­lo, com­prend un ligno­mètre et un typo­mètre, d’or­di­naire réser­vés au secré­taire de rédac­tion et au maquet­tiste. Le ligno­mètre per­met d’é­va­luer, sur la maquette, la capa­ci­té de lignage d’un empla­ce­ment, sui­vant les dif­fé­rents calibres de carac­tères. Le typo­mètre, outil pri­vi­lé­gié du typo­graphe, ramène tout au cicé­ro, mesure de base de l’imprimerie.

Détail d'un typomètre en cicéro et en millimètres.
Détail d’un typo­mètre en cicé­ro et en mil­li­mètres. Source : For­nax édi­teur.

Le secrétaire de rédaction crée la page

« Savoir cali­brer un article, com­man­der un titre, un cli­ché, et voi­là le débu­tant presque bon pour le ser­vice. Il connaît le ter­rain, l’u­sage que l’on fait du texte, son trai­te­ment. Le plus dur reste à faire. L’art d’é­crire juste, celui de rédi­ger un titre, de le tra­vailler, d’en extraire l’élé­ment choc, sont des exer­cices de longue haleine.

Titre de "L'Humanité-Dimanche" du 7 novembre 1954.
Titre de L’Hu­ma­ni­té-Dimanche du 7 novembre 1954. Source : librai­rie Gré­goire, Abe­books.

« En 1954, à la rédac­tion de l’Hu­ma­ni­té-Dimanche, ces exer­cices nous sont impo­sés par la fabri­ca­tion, à Paris même, de toutes les pages dépar­te­men­tales qui ont pour mis­sion de régio­na­li­ser le maga­zine, d’y inté­grer la cou­leur locale. Chaque rédac­teur, res­pon­sable de trois à quatre pages dépar­te­men­tales, reçoit la copie de pro­vince, géné­ra­le­ment accom­pa­gnée d’une amorce de maquette. À lui de jouer, d’en­ri­chir le pro­jet de mise en page, d’ins­tal­ler l’é­di­to­rial, d’é­qui­li­brer les élé­ments pho­tos, de choi­sir les carac­tères, de tailler les trop longs articles sans en alté­rer le conte­nu. C’est le tra­vail d’un secré­taire de rédac­tion, pré­cieux pour le jeune jour­na­liste qui s’im­prègne des notions de dis­tance, de pré­sen­ta­tion, qui per­çoit mieux l’as­pect esthé­tique du jour­nal. Son rôle ne se limite pas à manœu­vrer du typo­mètre et du ligno­mètre, mais le conduit à appré­cier textes et titres, à pro­po­ser d’é­ven­tuelles amé­lio­ra­tions à la rédac­tion en chef.

« Le secré­taire de rédac­tion qua­li­fié, faut-il immé­dia­te­ment pré­ci­ser, n’est pas un simple met­teur en page. Il par­ti­cipe, de manière active, la plus ingé­nieuse pos­sible, à la créa­tion de la page. Res­pon­sable de la “vitrine”, il col­la­bore étroi­te­ment avec le chef de service. […]

“L’air manque et la place aussi”

« […] Lors­qu’on découvre le “marbre”, ate­lier de com­po­si­tion de l’im­pri­me­rie, on y voit de tout, sauf du marbre. Les tables de tra­vail sont en fonte et le plomb est roi.

« Dans l’heure pré­cé­dant l’en­voi de la forme vers la presse, secré­taires de rédac­tion et rédac­teurs col­la­borent là à la phase finale de fabrication.

« La mise en forme ne se fait pas en se gon­flant les pou­mons, ni en se mus­clant le jar­ret — l’air manque et la place aus­si. La forme est un cadre de fonte aux dimen­sions réelles de la page. Le typo tra­vaille côté tête de page, le rédac­teur côté bas de page.

« Les articles, com­po­sés par le lino­ty­piste (un typo assis, qui tire les lettres de son cla­vier, comme une dac­ty­lo), pla­cés dans des “galées”, sou­mis à un encrage et à une pre­mière empreinte par le “plom­bier” (un typo-dis­pat­cher, vers lequel converge tout le plomb à net­toyer et clas­ser), arrivent vers les pages, accom­pa­gnés d’é­preuves qu’u­ti­lisent cor­rec­teur, jour­na­liste et typo­graphe pour contrô­ler et rec­ti­fier le texte.

Dernières corrections sur la morasse

« Le tra­vail touche à sa fin lorsque le typo­graphe, par petits coups ryth­més, avec une brosse spé­ciale munie d’un long manche, imprime l’en­semble de la page. Ain­si née [sic] la “morasse” qui donne la pre­mière vue glo­bale de la page et sert aux der­niers contrôles, aux der­nières cor­rec­tions. Ce rou­le­ment des bat­tages de brosse, c’est le sprint du “typo”.

« Le “marbre”, royaume du plomb, c’est pour chaque édi­tion ce tête-à-tête d’une heure ou deux, per­tur­bé par les exi­gences de l’ac­tua­li­té qui com­mande et impose d’in­ces­santes retouches. C’est une curieuse ambiance de tra­vail, mélange de bonne humeur, d’en­gueu­lades brèves mais explo­sives, de coups de gueule et de coups à boire. On y res­pire l’air vicié par les éma­na­tions de plomb fon­du, mais on y sent bien vivre le jour­nal. On y éprouve les émo­tions res­sen­ties près du chauf­feur de la loco­mo­tive, en tête du train. »

☞ Voir aus­si « L’imprimerie d’un jour­nal pari­sien dans les années 1960 ».

Simon Arbellot, jeune journaliste, descend à l’imprimerie (1919)

"Journaliste !", de Simon Arbellot, La Colombe, 1954

Jour­na­liste et écri­vain, Simon Arbel­lot (1897-1965) raconte sa car­rière dans Jour­na­liste ! (Paris, La Colombe, éd. du Vieux Colom­bier, 1954, 111 p.). Après un « court stage, entre amis » au Monde illus­tré, il débute en 1919 au Petit Jour­nal, pour « une année de sévère appren­tis­sage », puis entre au Figa­ro, « qu’il quitte au début des années 1930 pour le jour­nal Le Temps et la revue Docu­ments. […] Sous l’Occupation, il est nom­mé direc­teur de la presse au minis­tère de l’Information à Vichy de 1940 à 1942, puis consul géné­ral de France à Mala­ga de 1943 à 1944. […] Après la guerre, il contri­bue­ra à divers titres de presse, comme Écrits de Paris, Le Cha­ri­va­ri, ou encore La Revue des Deux Mondes » (Wiki­pé­dia).

Dans un pas­sage où il évoque son arri­vée au Petit Jour­nal (cha­pitre pre­mier), il men­tionne le tra­vail auprès des ouvriers de l’im­pri­me­rie, des secré­taires de rédac­tion et des correcteurs.

“Au fait dès la première ligne”

« […] pour un jeune gar­çon ambi­tieux et pres­sé, l’ap­pren­tis­sage est dur. C’est d’a­bord la perte de la liber­té. Il faut renon­cer à toute obli­ga­tion qui ne soit pas professionnelle […].

« Il y a aus­si les per­ma­nences, les inter­mi­nables per­ma­nences pour le cas où il se pas­se­rait quelque chose. Comme elle est triste, à minuit et demi, cette salle de rédac­tion, main­te­nant déserte, qui sent le vieux papier et le culot de pipe ! Face au télé­phone il faut attendre et, dans les feuilles d’a­gence qui s’a­mon­cellent, décou­vrir le fait nou­veau qu’on réécri­ra d’ur­gence et qu’on enver­ra aux machines. […]

« Tra­vail obs­cur et sans gloire du débu­tant, mais néces­saire étape. Il ne s’a­git plus, ici, de dis­ser­ta­tion phi­lo­so­phique, mais d’in­for­ma­tion. Écou­tons les conseils de ce vieux bar­bu déco­ré [le rédac­teur en chef] :
[…]
— Pas de péri­phrases, entrez dans le vif du sujet. Vous n’êtes pas là pour faire de la lit­té­ra­ture, vous écri­vez pour les lec­teurs, pas pour vous, ni pour votre petite amie. Au fait, au fait dès la pre­mière ligne.

« Et le crayon rouge biffe, sans nulle consi­dé­ra­tion, la belle phrase du début. Quant à la for­mule bien balan­cée de la fin, elle est livrée à la seule déci­sion du secré­taire de rédac­tion qui, au marbre, sui­vant la place, la conser­ve­ra ou la fera sauter.

“Devant les pages de plomb”

« J’é­prou­vais une grande joie lorsque, de temps à autre, en fin de jour­née, l’un des secré­taires de rédac­tion, vieux bon­homme bar­bu, lui aus­si, char­gé des édi­tions de pro­vince, me fai­sait deman­der à la com­po­si­tion. Avec quel empres­se­ment je des­cen­dais alors dans ce sous-sol où vrom­bis­saient les célèbres machines de Mari­no­ni et où des ouvriers, les bras nus, s’af­fai­raient au marbre, devant les pages de plomb du jour­nal en ges­ta­tion. Il s’a­gis­sait géné­ra­le­ment d’un repi­quage d’une infor­ma­tion que j’a­vais don­née une heure avant, mais qu’il conve­nait de modi­fier sui­vant une dépêche de der­nière heure lâchée par la prin­ting d’Ha­vas1. Là, dans le cli­que­tis des cla­viers, sur un coin de table, res­pi­rant avec délices l’o­deur de la morasse2 toute fraîche, je rec­ti­fiais au crayon la nou­velle, rem­pla­çant le point d’in­ter­ro­ga­tion du titre par une affir­ma­tion, sup­pri­mant un mot ici et là et je ten­dais fiè­re­ment mon épreuve cor­ri­gée à un jeune ouvrier en sueur qui la por­tait tout droit à la linotype.

"Paris – Rue La Fayette et le Petit Journal". Carte postale, s.d.
Paris – Rue La Fayette et le Petit Jour­nal. Carte pos­tale, s.d. Source : Car­to­rum.

« Cette col­la­bo­ra­tion du jour­na­liste et du machi­niste est l’une de mes décou­vertes les plus agréables dans les sous-sols de la rue La Fayette. Le typo­graphe est, en effet, l’a­mi du jour­na­liste et je n’ai connu, dans les dif­fé­rentes impri­me­ries que j’ai, par la suite fré­quen­tées3, que de braves et hon­nêtes gens, prêts à rendre ser­vice, inté­res­sés comme nous-mêmes à la per­fec­tion du tra­vail ; patients devant notre fièvre, com­pré­hen­sifs à nos scru­pules d’au­teurs. À côté d’eux les cor­rec­teurs, sou­vent éru­dits, tou­jours let­trés, sont nos plus pré­cieux auxi­liaires. Et je ne parle pas des fautes d’or­tho­graphe et des erreurs de ponc­tua­tion, menue mon­naie, qu’ils relèvent avec indul­gence, même dans les articles des aca­dé­mi­ciens ; mais s’a­git-il d’une cita­tion, d’une date, d’un mot étran­ger, d’un chiffre dont l’au­then­ti­ci­té ou l’emploi leur paraît sus­pect, alors c’est avec infi­ni­ment de tact qu’ils abordent le délin­quant : “Ne croyez-vous pas qu’il convien­drait de rectifier ?”

« Com­bien d’au­teurs célèbres doivent au cor­rec­teur de n’a­voir pas eu à rou­gir le len­de­main matin d’une bourde échap­pée à leur plume trop rapide.

“L’heure de la brisure”

« Quand la chance vou­lait que je me trouve au marbre à l’heure de la “bri­sure”, court repos entre deux ser­vices, c’est bien volon­tiers que j’al­lais avec les ouvriers dans le petit café d’à côté — il y a tou­jours un petit café à côté des impri­me­ries — boire avec eux, cette fois sur le zinc, le verre de rouge de la col­la­bo­ra­tion. Ces gens-là vous feraient, à eux seuls, aimer le métier de jour­na­liste, les anciens parce qu’ils ont beau­coup vu et beau­coup obser­vé, les jeunes parce qu’ils ont le goût de leur tra­vail et le res­pect de ses tra­di­tions. Com­bien de fois, bavar­dant avec eux, ai-je sou­hai­té de deve­nir, moi aus­si, un jour un grand jour­na­liste et de remettre dans leurs mains habiles, non plus quelques lignes de banale infor­ma­tion mais une belle chro­nique dont j’é­tais assu­ré qu’elle serait l’ob­jet de tous leurs soins atten­tifs ! On avait tel­le­ment l’im­pres­sion que le met­teur en page et ses aides étaient aus­si fiers que nous d’une pré­sen­ta­tion réus­sie, d’un jour­nal au point ! Et sou­vent l’a­mi­tié d’un ouvrier de l’im­pri­me­rie nous ven­geait des mes­qui­ne­ries de l’ad­ju­dant de quar­tier, fût-il paré du titre de rédac­teur en chef et déco­ré des palmes académiques. »

☞ Voir aus­si « L’imprimerie d’un jour­nal pari­sien dans les années 1960 ».

Le Petit Jour­nal. Ser­vice de la Cli­che­rie de l’Im­pri­me­rie Mari­no­ni. Carte pos­tale, s.d. Dif­fu­sion sous licence CC BY-NC-SA 2.0.

Plus d’i­mages sur un site Web consa­cré au Petit Jour­nal.


  1. Le télé­scrip­teur de l’a­gence Havas, ancêtre de l’AFP. ↩︎
  2. Épreuve gros­sière, le plus sou­vent réa­li­sée à la brosse. On voit le tirage d’une morasse dans le film L’Homme fra­gile (voir mon article illus­tré). ↩︎
  3. J’ai res­pec­té la ponc­tua­tion d’o­ri­gine. ↩︎

Composer le texte plusieurs fois pour imprimer plus vite (XIXe s.)

« Quand le tirage des jour­naux devint plus impor­tant, pas­sant de quelques cen­taines à quelques mil­liers d’exemplaires, en même temps que le for­mat s’agrandissait et que le nombre de pages aug­men­tait, un pro­blème se posa. L’ingénieur [anglais Charles] Stan­hope avait bien construit en 18071 la pre­mière presse à impri­mer métal­lique : la vitesse de pro­duc­tion était mon­tée à 200 feuilles à l’heure. Mais cela ne sup­pri­mait pas com­plè­te­ment la dif­fi­cul­té. Pre­nons l’exemple d’un jour­nal d’une seule feuille tirant à 12 000 exem­plaires : il aurait fal­lu soixante heures pour l’imprimer en totalité.

Première presse Stanhope, 1780 (?)
Pre­mière presse Stan­hope, 1780 (?). Source : Inva­luable.

« La solu­tion trou­vée fut la sui­vante : le texte d’un même numé­ro était com­po­sé deux, voire trois fois. Un pre­mier typo­graphe com­po­sait d’après le manus­crit. Dès qu’il avait ter­mi­né un para­graphe, on en tirait une épreuve, on la cor­ri­geait si néces­saire et on la confiait à un deuxième typo­graphe qui com­po­sait le même para­graphe ; éven­tuel­le­ment, on renou­ve­lait l’opération avec un troi­sième com­po­si­teur. On obte­nait ain­si deux – ou trois – jeux des pages ; le temps de rou­lage sur deux – ou trois – presses s’en trou­vait réduit d’autant.

« Plus tard, en 1814, la presse à vapeur de l’Allemand [Frie­drich] Koe­nig – la pre­mière fut ins­tal­lée au Times, de Londres – allait faire fran­chir un nou­veau seuil : 1 100 feuilles à l’heure.

« Enfin, en 1865, l’ingénieur fran­çais [Hip­po­lyte] Mari­no­ni inven­tait la presse rota­tive à bobines qui, avec la com­po­si­tion méca­nique, allait per­mettre, à la fin du siècle, la nais­sance et le déve­lop­pe­ment de la presse à grand tirage. »

Presse rotative de Marinoni, 1883
Presse rota­tive de Mari­no­ni, 1883. Source : Wiki­pé­dia.

Je ne connais­sais pas cette his­toire de dupli­ca­tion de la com­po­si­tion typo­gra­phique, même si l’astuce est assez évi­dente. Elle peut expli­quer de petites dif­fé­rences (voire des erreurs) entre deux exem­plaires de la même édi­tion d’un journal.

Source : Louis Gué­ry, Visages de la presse. La pré­sen­ta­tion des jour­naux des ori­gines à nos jours, éd. du CFPJ, 1997, p. 69.


  1. Plus pro­ba­ble­ment, quelques années aupa­ra­vant. La date est incer­taine. ↩︎

L’ultime bouclage au plomb du “New York Times”, un document

Par­mi une col­lec­tion de films des années 1940 à 1970 sur l’histoire tech­nique de l’imprimerie, j’ai décou­vert un long docu­ment mon­trant l’ultime bou­clage au plomb du New York Times, avant le pas­sage à la photocomposition. 

Tout le pro­ces­sus de fabri­ca­tion est pré­sen­té : sai­sie des textes sur Lino­type (dont l’im­pres­sion­nant méca­nisme est détaillé), mise en page et cor­rec­tion sur le plomb, cli­chage des plaques pour les rota­tives, impres­sion du jour­nal. Le film se ter­mine sur un aper­çu de la fabri­ca­tion en photocomposition. 

C’est un film écrit, réa­li­sé et mon­té par David Loeb Weiss, cor­rec­teur du jour­nal, et racon­té par Carl Schle­sin­ger, un de ses linotypistes. 

Écran du géné­rique de début du film Fare­well etaoin shrd­lu, 1978.

À voir dans la col­lec­tion Prin­ting Films.

Ce film ne dis­pose mal­heu­reu­se­ment pas de sous-titrage.

Fare­well etaoin shrd­lu, film de Carl Schle­sin­ger et David Loeb Weiss, cou­leurs, 1978, 29 minutes.

La Philharmonie de Paris met les points sur les “I”

Logos de la Philharmonie de Paris
Évo­lu­tion du logo de la Phil­har­mo­nie de Paris. Les I ont gagné des points.

Dans sa der­nière évo­lu­tion, le logo de la Phil­har­mo­nie de Paris a mis des points sur les i majus­cules. Bien que cela sur­prenne, ce n’est pas si rare, comme l’expliquait, hier, un article du site Cap’­Com.

Pour­tant, c’est un prin­cipe en typo­gra­phie : les i majus­cules ne portent jamais de point, à la dif­fé­rence des i minus­cules. Pour­quoi ? Le point ne per­met pas de dis­tin­guer deux mots ; il est donc inutile, contrai­re­ment au tré­ma (MAIS/MAÏS).

Alors, pour­quoi le gra­phiste Antoine Lafuente a-t-il com­mis cet « acci­dent volon­taire », bien accueilli ? « De l’avis géné­ral, ces points-là ajou­taient quelque chose d’un peu éton­nant, d’un peu joueur, qui évoque la musique. » 

La cor­rec­trice de l’infolettre de la Phil­har­mo­nie, elle, Sté­pha­nie Hour­cade, fixe la limite à la fan­tai­sie : « Le cor­rec­teur ne peut et ne doit […] pas inter­ve­nir sur les logos eux-mêmes, bien sûr ; mais dans un texte, l’orthotypographie tra­di­tion­nelle s’applique, et les I n’auront pas de point ! » 

Un article intéressant.

Signes supérieurs et signes en exposant

Y a-t-il une dif­fé­rence de nature entre, d’une part, les carac­tères supé­rieurs employés dans les abré­via­tions (comme Mlle) et dans les appels de note (1) et, d’autre part, les lettres ou chiffres mis en expo­sant (ou en indice) dans les mesures (km2) ou les for­mules mathé­ma­tiques (x2) ?

Tout le monde ne se lève pas le matin avec cette ques­tion en tête, mais elle appa­raît dans quelques rares forums, aujourd’hui datés d’une ving­taine d’an­nées1

Des termes à distinguer

Jean-Pierre Lacroux (1947-2002) dis­tin­guait fer­me­ment les termes expo­sant et supé­rieur :

Les édi­teurs et les tra­duc­teurs de logi­ciels feignent de l’ignorer mais les typo­graphes fran­çais ont un voca­bu­laire res­pec­table. Ils ne connaissent ni expo­sant ni indice, mais des lettres, des chiffres, des signes supé­rieurs ou infé­rieurs. Les expo­sants des mathé­ma­ti­ciens se com­posent en carac­tères supé­rieurs, les indices en carac­tères infé­rieurs2.

Cepen­dant, le terme en expo­sant est cou­ram­ment employé pour dési­gner le pla­ce­ment d’un signe « en haut et à droite du signe (lettre, chiffre) auquel [il] se rap­porte3 ». Et ce n’est pas d’hier. Pour ne don­ner qu’un exemple, dans sa Gram­maire typo­gra­phique (4e éd., 1989), Aurel Ramat (1926-2017) emploie bien le terme de « lettres supé­rieures », mais le signe de cor­rec­tion cor­res­pon­dant, il l’ap­pelle « exposant ». 

signe "exposant" dans la "Grammaire typographique" (1989) d'Aurel Ramat
Signe de cor­rec­tion « expo­sant » dans la Gram­maire typo­gra­phique d’Au­rel Ramat, 3e éd., 1989, p. 26.

Formes et emplois différents

La dis­tinc­tion à opé­rer est clai­re­ment expri­mée par le Guide du typo­graphe (20154) :

Les expo­sants, ou les indices, sont des chiffres ou des lettres sur­éle­vés, res­pec­ti­ve­ment abais­sés, par rap­port à la ligne de base, uti­li­sés en mathé­ma­tiques, où ils peuvent être du même corps que le texte de base, ou en chi­mie où ils sont géné­ra­le­ment d’un corps plus petit.

En com­pa­rai­son, les lettres et chiffres supérieurs : 

sont uti­li­sés dans le texte comme appel[s] de notes ou comme ordi­naux. Ils […] dif­fé­rent [des expo­sants et indices] par un des­sin spé­ci­fique et ce ne sont pas que des lettres réduites. Toutes les fontes n’en sont pas pour­vues et par­fois il faut se résoudre à uti­li­ser les expo­sants ou les indices à leur place, voire les lettres de base en les paran­gon­nant (c’est-à-dire en les éle­vant ou en les abais­sant par rap­port à la ligne de base), en dimi­nuant leur corps et en aug­men­tant leur graisse pour qu’ils ne paraissent pas trop malingres à ces petites tailles.

Ce pro­blème exis­tait déjà à l’é­poque du plomb. Émile Desormes (1850-19..) défi­nit les lettres ou chiffres supé­rieurs comme « les expo­sants algé­briques dont on use géné­ra­le­ment pour les appels de notes […]5 ». On com­po­sait avec les moyens du bord.

Un peu d’histoire

Les lettres supé­rieures étaient « fon­dues sur le corps du carac­tère employé » (Dau­pe­ley-Gou­ver­neur, 18806) et pré­sentes dans la casse pari­sienne (en nombre limité). 

Patrick Bideault et Jacques André expliquent :

[…] On trouve de telles « supé­rieures » dans les casses d’imprimeurs dès le xviie siècle. Par ailleurs, dès le début du xvie siècle, les appels de note sont mar­qués par des signes supé­rieurs comme « * », « a » « † », etc. Vers 1750, Four­nier pro­pose 4 (vraies) supé­rieures (aers) ; la casse pari­sienne, qui a duré en gros de 1850 à 1950, en comp­tait 8, appe­lées rosel­mit 7 ou eil­morst selon l’ordre de ran­ge­ment dans les casses ; en 1934, Bros­sard en énu­mère 16 dif­fé­rents (a c d e f g h i k l m n o r s t) dans une police stan­dard – elles suf­fi­saient pour les abré­via­tions cou­rantes8.

Casse parisienne publiée par Émile Desormes (1895), avec les lettres supérieures en haut à droite
Casse pari­sienne. Dans le rang du haut, à droite, on voit les lettres supé­rieures e i l m o r s t. Émile Desormes, Notions de typo­gra­phie à l’u­sage des écoles pro­fes­sion­nelles, 3e éd., 1895, p. 3.

On note­ra cepen­dant qu’il manque tou­jours le g pour Mgr et le v pour Vve. Or, ces abré­via­tions sont bien com­po­sées avec des lettres finales supé­rieures dans les manuels typo­gra­phiques du xixe siècle. Pui­sait-on celles-ci dans les casses réser­vées aux tra­vaux scien­ti­fiques ? ou les com­man­dait-on spé­cia­le­ment ? Je l’i­gnore. Cela devait sans doute dépendre des ateliers.

Hen­ri Four­nier (1800-1888) explique que les lettres supérieures :

[…] ne servent ordi­nai­re­ment que comme signes d’a­bré­via­tion. Les plus usi­tées sont l’e, l’o, le r et le s ; et, à moins d’une matière spé­ciale, il n’y en a que d’un petit nombre de sortes qui fassent par­tie des fontes. Les autres ne sont en usage que pour les ouvrages scien­ti­fiques, et elles se com­mandent par­ti­cu­liè­re­ment pour des cas sem­blables9.

Les chiffres supé­rieurs, eux, n’existaient pas dans la casse. Ils « […] ne sont d’habitude fon­dus que sur com­mande spé­ciale, de même que les chiffres infé­rieurs, usi­tés dans cer­tains tra­vaux algé­briques » (Dau­pe­ley-Gou­ver­neur, op. cit.). C’est pour­quoi on était obli­gé de « bri­co­ler » au plomb comme aujourd’­hui sur ordinateur.

Quelle taille ? quelle position ? 

La taille des signes supé­rieurs ou en expo­sant n’est jamais pré­ci­sée dans les sources, anciennes ou modernes, que j’ai consul­tées. « Petit œil », « moindre corps », « carac­tères plus petits » sont les seules indi­ca­tions don­nées. Cepen­dant, James Feli­ci (200310) décrit les carac­tères supé­rieurs « spé­cia­le­ment des­si­nés » comme ayant une taille « de 30 à 50 % infé­rieure à celle des carac­tères “nor­maux” ».

Quant à la posi­tion ver­ti­cale res­pec­tive des uns et des autres, c’est encore Feli­ci qui en informe le plus clai­re­ment : idéa­le­ment, les signes supé­rieurs devraient être ali­gnés par rap­port au haut des jam­bages supé­rieurs11, alors que les expo­sants devraient être cen­trés par rap­port à lui.

Position idéale d'un chiffre supérieur et d'un exposant, selon Felici (2003). Exemple réalisé avec la police Minion Pro dans InDesign.
Posi­tion idéale d’un chiffre supé­rieur et d’un expo­sant, selon Feli­ci (2003). Exemple réa­li­sé avec InDe­si­gn et la police Minion Pro.

Divergences esthétiques

Les vrais carac­tères supé­rieurs ne sont dis­po­nibles que dans les polices Open­Type. Pour cer­tains, comme la typo­graphe et gra­phiste Muriel Paris, « la tri­che­rie pro­po­sée par les appli­ca­tions est tout à fait accep­table12 ». Pour d’autres, comme Feli­ci, l’œil de ces lettres obte­nues par réduc­tion homo­thé­tique n’est pas assez gras (sur la notion d’œil, voir mon article). 

C’é­tait notam­ment l’a­vis de Lacroux (op. cit.) : 

Il vaut mieux employer les « vraies » lettres supé­rieures, dont le des­sin devrait — en prin­cipe… — offrir des cor­rec­tions optiques […], mais rares sont ceux qui perdent leur temps à aller pêcher de vraies lettres supé­rieures dans les polices « expert ». Dans quelques années, quand les polices auront enfin acquis une saine cor­pu­lence et les logi­ciels de bons réflexes, la situa­tion s’améliorera…

Contraintes techniques actuelles

Com­pa­rons les supé­rieures impri­mées dans le manuel de Daniel Auger (197613), alors pro­fes­seur à l’é­cole Estienne, aux carac­tères en « exposant/supérieur14 » cal­cu­lés par le logi­ciel Adobe InDe­si­gn15 puis aux supé­rieures acces­sibles dans les polices Open­Type (ici, Minion Pro) : 

À gauche, les supérieures traditionnelles (Auger, 1976) ; à droite, les supérieures calculées par InDesign puis les supérieures de la police expert Minion Pro.
À gauche, les supé­rieures tra­di­tion­nelles (Auger, 1976) ; à droite, les supé­rieures cal­cu­lées par InDe­si­gn sui­vies de celles de la police expert Minion Pro.

Si les supé­rieures cal­cu­lées paraissent, en effet, « accep­tables », elles sont « très ténu[e]s » (Feli­ci). Les supé­rieures expert, elles, sont plus proches du modèle traditionnel.

Si l’on ne dis­pose pas de ces der­nières, on peut créer les siennes (ou deman­der au gra­phiste de le faire), avec des lettres d’un corps 30 à 50 % infé­rieur au corps cou­rant, dans une variante semi-grasse, déca­lées à la bonne hau­teur. Pour InDe­si­gn, voir « Créa­tion d’un jeu de glyphes per­son­na­li­sé » dans l’aide en ligne.

Dans un contexte où la pro­duc­tion de docu­ments, sou­vent des­ti­nés à la fois à l’im­pres­sion et à la dif­fu­sion numé­rique, favo­rise la vitesse d’exé­cu­tion, il n’est pas tou­jours aisé au cor­rec­teur d’im­po­ser la dis­tinc­tion entre supé­rieur et expo­sant. Mais, dans l’é­di­tion soi­gnée, il a plus de chances de faire valoir son point de vue. 

Article modi­fié le 3 avril 2024.


  1. Voir notam­ment « Quelle est la dis­tinc­tion fon­da­men­tale entre “expo­sants” et “supé­rieurs” ? », Typo­gra­phie, 5 jan­vier 1999, repro­duit dans Ortho­ty­po­gra­phie, art. « Expo­sant ». — « Lettres supérieures/inférieures = exposants/indices ? », forum­smacg, 20 juin 2006. —  « Nota­tion nombre et expo­sant », fr.lettres.langue.francaise, « il y a 20 ans » (s. d.)., et encore « Expo­sant et lettre supé­rieure », Typo­gra­phie, 10 juin 2012. ↩︎
  2. « Expo­sant », Ortho­ty­po­gra­phie, en ligne. Consul­té le 31 mars 2024. ↩︎
  3. Dic­tion­naire ency­clo­pé­dique du livre, III, Pas­cal Fou­ché, Daniel Péchoin et Phi­lippe Schu­wer (dir.), Paris : éd. du Cercle de la librai­rie, 2011, p. 785. ↩︎
  4. Groupe de Lau­sanne de l’As­so­cia­tion suisse des typo­graphes (AST), 7e éd., p. 238. ↩︎
  5. Notions de typo­gra­phie à l’u­sage des écoles pro­fes­sion­nelles, 3e éd., Paris : École pro­fes­sion­nelle Guten­berg, 1895, p. 3. ↩︎
  6. Le Com­po­si­teur et le Cor­rec­teur typo­graphes, Paris : Rou­vier et Logeat, p. 33. ↩︎
  7. « Cette énu­mé­ra­tion lue comme un acro­nyme (les rosel­mit) est deve­nue un syno­nyme, aujourd’hui vieilli, de lettres supé­rieures. » — Dic­tion­naire ency­clo­pé­dique du livre, op. cit. ↩︎
  8. « La fonte de ce numé­ro : Infi­ni. Ana­lyse des pro­prié­tés d’une fonte Open­Type », La Lettre GUTen­berg, no 45, mai 2022, p. 65. ↩︎
  9. Trai­té de la typo­gra­phie, 3e éd. corr. et augm., Tours : A. Mame et fils, 1870, p. 62-63. ↩︎
  10. Le Manuel com­plet de typo­gra­phie, Peach­pit Press, p. 201-202. ↩︎
  11. Dans son exemple, le Guide du typo­graphe place les appels de note au-des­sus de la hau­teur d’x. ↩︎
  12. « Pense-bête typo avant impres­sion ou l’art du “rechercher/remplacer” », site Typo­ma­nie, s. d. Consul­té le 31 mars 2024. ↩︎
  13. Pré­pa­ra­tion de la copie et cor­rec­tion des épreuves, Paris : INIAG, p. 146. ↩︎
  14. Adobe InDe­si­gn confond les deux modes de cal­cul, contrai­re­ment à Quark­Press. Voir la des­crip­tion de la « zone Expo­sant » et celle de la « zone Supé­rieur » dans le Guide Quark­Press en ligne. Consul­té le 31 mars 2024. ↩︎
  15. Depuis vingt ans, c’est le logi­ciel de PAO le plus uti­li­sé. ↩︎

Un tiret surgi du passé : le trois quarts de cadratin

Un échange de mails avec un lec­teur de mon blog m’a fait décou­vrir l’existence d’un « tiret trois quarts de cadra­tin ». C’est peut-être un détail pour vous… (sur­tout si vous ne connais­sez que le « tiret du 6 »). Pour moi, c’est une sorte d’hapax typo­gra­phique. Ou un objet typo­gra­phique mal iden­ti­fié. Car je n’en avais jamais enten­du parler ! 

Tirets typographiques de différentes longueurs, dont le trois quarts de cadratin
Illus­tra­tion tirée de la lettre de Jean Méron (2012), mon­trant les tirets de dif­fé­rentes lon­gueurs, dont notre tiret trois quarts de cadra­tin, en rouge.

La chose aurait été employée à la fin du xixe siècle par l’Im­pri­me­rie natio­nale ou, du moins, elle en dis­po­sait dans ses casses1. Le cher­cheur Jean Méron2 l’évoque dans une lettre de 2012 (PDF). Il l’aurait lui-même décou­vert dans le Manuel à l’u­sage des élèves com­po­si­teurs (1887) de Jules Jou­vin, sous-prote de la grande mai­son. Cet épais volume est l’ancêtre du Lexique des règles en usage à l’Imprimerie natio­nale3

L’as­pect cocasse de ma recherche, c’est que l’exem­plaire de la BnF, repro­duit sur Gal­li­ca, s’ar­rête à la page 34, alors que le tiret trois quarts de cadra­tin est men­tion­né, selon Jean Méron, aux pages 433-434. Heu­reu­se­ment, grâce à la dili­gence du ser­vice du patri­moine des Méjanes, les biblio­thèques d’Aix-en-Provence, qui pos­sèdent un exem­plaire com­plet (460 pages), j’ai obte­nu en quelques heures les deux pages en question.

L’ouvrage se ter­mine en effet par une liste de voca­bu­laire, où l’on trouve le texte suivant : 

MOINS, tiret long qui ordi­nai­re­ment sert à sépa­rer des phrases ou à rem­pla­cer des mots qu’on juge inutile de répé­ter. Ain­si nom­mé parce qu’il a la force du moins employé en algèbre. Il existe des moins sur cadra­tin, sur demi-cadra­tin et sur trois quarts de cadra­tin

Je rap­pelle que le cadra­tin est une uni­té de mesure de lon­gueur cor­res­pon­dant à celle d’un M et de son approche. « Sur cadra­tin » doit être com­pris comme « fon­du sur (un bloc d’un) cadra­tin », c’est-à-dire ayant la chasse d’un cadratin. 

Eh bien, figu­rez-vous que le tiret trois quarts de cadra­tin, absent de tous les manuels typo­gra­phiques que j’ai consul­tés dans ma vie, existe depuis 1993 dans l’Unicode (sys­tème de codage de carac­tères uti­li­sé par les ordi­na­teurs pour le sto­ckage et l’é­change de don­nées tex­tuelles), où il porte le nom de « barre hori­zon­tale » et le numé­ro U+2015.

En code HTML, on peut donc l’ob­te­nir avec ― (mais aus­si avec &horbar ou ―). Ce qui donne ceci (je l’ai entou­ré de ses cou­sins et lui ai appli­qué la cou­leur rose).

– -

On vit dans un monde incroyable : on ne peut pas employer les espaces fines où l’on veut, ni même les espaces insé­cables — si les codes existent, nombre de pro­grammes, en par­ti­cu­lier sur le Web, ne se sou­cient pas de les inter­pré­ter cor­rec­te­ment4 —, mais il existe un numé­ro d’U­ni­code pour un tiret incon­nu de tous. Cela signi­fie que quelqu’un le connais­sait et a esti­mé utile de lui assu­rer un ave­nir. Mais qui ?

Pré­ci­sons tou­te­fois que la der­nière ver­sion de l’U­ni­code contient 149 813 carac­tères et que la caté­go­rie « Ponc­tua­tion de type tiret5 », à elle seule, contient 25 entrées, dont les tirets double et triple cadra­tin, tout aus­si incon­nus de la tradition.

Et que vien­drait faire ce tiret entre son cou­sin demi-cadra­tin et son autre cou­sin cadra­tin ? (Le trait d’union mesu­rant un quart de cadra­tin.) D’a­près le site Dispoclavier.com6, il aurait pour fonc­tion d’in­di­quer un chan­ge­ment d’interlocuteur dans les dia­logues ou d’in­tro­duire une cita­tion (je n’ai pas trou­vé trace de ce der­nier usage, mais on peut le conce­voir), en concur­rence avec ses cou­sins. Son uti­li­té est donc toute rela­tive, mais abon­dance de biens ne nuit pas.

Dans un pré­cé­dent article, j’avais évo­qué une gué­guerre oppo­sant, par ouvrages inter­po­sés, deux cor­rec­teurs à pro­pos du tiret long. 

La lon­gueur inter­mé­diaire du tiret trois quarts de cadra­tin aurait peut-être pu les satis­faire tous deux. 

Dans un autre article, j’avais expli­qué la spé­ci­fi­ci­té du vrai signe mathé­ma­tique moins, détrô­né par le « tiret du 6 » men­tion­né plus haut.

Avec le tiret trois quarts de cadra­tin7, je ter­mine le tour de la famille.

Allez, non, un petit der­nier pour la route : James Feli­ci (2003) signale aux gra­phistes les plus pointus :

Le qua­trième type de tiret, le tiret numé­rique, est dis­po­nible uni­que­ment dans quelques rares polices. En prin­cipe, il pos­sède la lon­gueur du trait d’union, mais il est plus maigre et pla­cé plus haut ; on l’utilise de pré­fé­rence pour indi­quer des plages de chiffres8

Là, la famille devrait être au complet.


  1. Aujourd’hui, dans son tableau des signes de ponc­tua­tion (p. 149), le Lexique ne montre qu’un « tiret (moins) », qui a la lon­gueur d’un cadra­tin, alors que tout le texte du livre emploie le tiret demi-cadra­tin. Cer­tains obser­va­teurs n’ont pas man­qué de le sou­li­gner défa­vo­ra­ble­ment.  ↩︎
  2. Voir Décès de Jean Méron, cher­cheur en typo­gra­phie. ↩︎
  3. Avec le Règle­ment de com­po­si­tion typo­gra­phique et de cor­rec­tion, daté de la même année. ↩︎
  4. Voir l’ex­cellent article « Les espaces typo­gra­phiques et le web » du site Typo­gra­phisme, 14 sep­tembre 2011. ↩︎
  5. Voir <https://www.compart.com/fr/unicode/category/Pd>. ↩︎
  6. <https://dispoclavier.com/doc/kbfrintu/index.html#u2015>. Consul­té le 14 mars 2014. ↩︎
  7. La seule autre men­tion que je trouve, à ce jour, de la lon­gueur « trois quarts de cadra­tin », c’est à pro­pos des espaces dans le Trai­té de la typo­gra­phie d’Hen­ri Four­nier (3e éd., 1870, p. 110) : « Les espaces équi­va­lentes à trois quarts de cadra­tin sont les plus fortes dont on doive se ser­vir pour une jus­ti­fi­ca­tion ordi­naire. » Règle répé­tée, une seule fois, dans La Typo­lo­gie-Tucker du 15 août 1886 (n° 194, vol. 4, p. 524). ↩︎
  8. Le Manuel com­plet de typo­gra­phie, Peach­pit Press, 2003, p. 204. ↩︎

Décès en 2022 de Jean Méron, chercheur en typographie

Les pas­sion­nés de typo­gra­phie connaissent les articles de Jean Méron, cher­cheur indé­pen­dant. Son site n’avait pas été mis à jour depuis février 2021.

Né en 1948, il est mort le 18 jan­vier 2022, à l’âge de 73 ans.

C’est la liste de dif­fu­sion Typo­gra­phie de l’Inria, dont il était membre, qui l’a annon­cé, dans un mes­sage du 3 jan­vier 2023, que je n’ai décou­vert qu’aujourd’hui :

Grand polé­mi­queur devant l’É­ter­nel, Jean Méron nous a quit­tés sur la pointe des pieds après un der­nier com­bat contre la mérule1… Les membres de cette liste se sou­viennent des dis­cus­sions homé­riques qui épi­çaient les fils…

Éru­dit touche-à-tout, Jean s’était illus­tré par une abon­dante lit­té­ra­ture sur la typo­gra­phie, son his­toire et sur le foi­son­ne­ment de ses règles par­fois contra­dic­toires. Après des études en psy­cho­lo­gie, il explore la com­po­si­tion et le bien écrire, sujets, qu’à son habi­tude, il appro­fon­di­ra jus­qu’à les épui­ser. Il n’é­cri­ra, en revanche, jamais, la gram­maire rai­son­née dont il rêvait, comme tant d’autres…

Ses der­niers mois, il les pas­sa comme conseiller muni­ci­pal dans sa com­mune de Gué­me­né-sur-Scorff [Mor­bi­han] et quelques pho­tos nous le montrent, presque hilare, lors des réunions poli­tiques. Jean est par­ti en jan­vier 2022, et c’est en rai­son d’un long silence inha­bi­tuel dont nous cher­châmes le motif, que nous apprîmes la nouvelle.

Les textes de Jean Méron sont dis­po­nibles sur la page Web de la liste Typo­gra­phie.

Jean Méron en 2021
© Ouest-France.
  1. Voir « Gué­me­né-sur-Scorff. Il veut com­battre la mérule qui se pro­page », Ouest-France, 19 février 2021. ↩︎