Dans Tropique du Cancer, traduit en français chez Denoël en 1945, Henry Miller (ici, photographié par Carl Van Vechten, en 1940) évoque son expérience de correcteur de presse.
En 1930, l’écrivain américain Henry Miller (1891-1980) s’installe seul à Paris, où ses premiers mois de bohème sont misérables. En mars 1932, il est embauché comme correcteur de l’édition parisienne du Chicago Tribune, grâce à l’écrivain britannique Alfred Perlès, qui y était employé. Il relate cette expérience dans un roman qu’il a déjà commencé à écrire — avec une liberté de ton qu’il veut totale — et qui sera célèbre : Tropique du Cancer. Extraits.
« […] Assis dans ma petite niche, tous les poisons que le monde répand chaque jour passent à travers mes mains. Je ne me souille même pas le bout de l’ongle. Je suis absolument immunisé. Je suis même plus pépère qu’un gars du laboratoire, parce que je n’ai pas d’odeurs nauséabondes ici, tout juste l’odeur du plomb brûlant. Le monde peut sauter ! — je n’en serai pas moins ici, à mettre une virgule ou un point-virgule. […]
« […] Un bon correcteur d’épreuves n’a ni ambition, ni orgueil, ni cafard. Un bon correcteur d’épreuves est un peu comme Dieu tout-puissant : il est dans le monde, mais n’en fait pas partie. Il en tient pour le dimanche seulement. Le dimanche est sa nuit de repos. Le dimanche, il descend de son piédestal et montre son derrière aux fidèles. Une fois par semaine il se met à l’écoute pour capter tous les chagrins privés et la misère du monde ; et ça lui suffit pour le reste de la semaine. Le reste de la semaine, il demeure dans les marécages d’hiver glacés, il est l’absolu, l’impeccable absolu, avec seulement une cicatrice de vaccination pour le distinguer de l’immense vide.
« La plus grande calamité pour un correcteur, c’est la menace de perdre sa place. Quand nous nous réunissons pendant la pause, la question qui nous fait courir un frisson dans le dos, est : qu’est-ce que tu feras si on te fout à la porte ? […]
« Cette vie, qui, si j’étais un homme ayant encore de l’honneur, de l’orgueil, de l’ambition et ainsi de suite, m’apparaîtrait comme le dernier échelon de la dégradation, je l’accueille avec joie maintenant, comme un malade accueille la mort. C’est une réalité négative, juste comme la mort — une espèce de paradis sans la souffrance et la terreur de la mort. Dans ce monde chthonien la seule chose d’importance est l’orthographe et la ponctuation. Peu importe la nature de la calamité, pourvu qu’elle soit orthographiée correctement. […] Rien n’échappe à l’œil du correcteur, mais rien ne pénètre à travers sa cotte de mailles. »
Henry Miller, Tropique du Cancer [1934], trad. de l’anglais (États-Unis) par Paul Rivert, Denoël, 1945.
Le Professionnel du livre, mai 1938. Source : Gallica/BnF.
Une perle est relevée dans les colonnes d’un journal et, comme toujours, on en blâme le correcteur (photo ci-dessus). C’est une fois de trop pour Letellier, lui-même correcteur expérimenté, en labeur et en presse. Adhérent de la fédération qui publie Le Professionnel du livre, il prend la plume pour rappeler qu’une correction demandée peut être oubliée, mal interprétée, mal exécutée, voire refusée pour diverses raisons.
Injustement tenue pour responsable des coquilles, bourdons1 et autres accidents qui rendent très souvent les meilleurs articles incompréhensibles, la corporation des correcteurs, par la plume de notre camarade Letellier, se défend énergiquement. À la lecture de cette plaidoirie, nos camarades pourront reconnaître au passage certaines vérités — sévères mais justes — qui dénotent un abaissement du niveau de la conscience professionnelle chez ceux qui pratiquent ou tolèrent, ou encouragent des procédés tels que ceux qui nous sont signalés par notre adhérent. Puissent un jour, nos collaborateurs — dont plus d’un ignorant conteste l’érudition parfois très étendue — jouir d’une influence suffisante et… bienfaisante, afin de rendre à la corporation du Livre un lustre qui est bien près de disparaître. M. B.2
Dans le dernier numéro du Professionnel du Livre, je vois un conseil donné aux correcteurs : ne pas laisser passer de bourdons comme celui qui s’est produit dans un journal de Lille. Voilà une excellente occasion de montrer aux disciples de Gutenberg (j’étends le mot disciple à tous les membres de la corporation de l’imprimerie), l’erreur de ceux qui attribuent aux correcteurs toutes les fautes du journal.
Si je prends ici la défense des correcteurs, c’est parce que moi-même j’en suis un (trente ans de métier dont quatre ans et quelques mois de journal). Je crois être l’interprète de tous mes collègues : d’où l’emploi du mot nous et autres formes de la première personne du pluriel pour désigner l’ensemble des membres de la spécialité.
Des fautes “restées malgré nous”
Il n’entre nullement dans ma pensée de faire décharger les correcteurs de toute responsabilité en matière de coquilles, mastics3, etc., et de nous dire infaillibles : la pratique du métier nous a instruits et nous instruit encore, pour si anciens que nous soyons, et elle fait méditer aux orgueilleux — s’il y en a parmi nous — la mésaventure de saint Pierre : « Avant que le coq chante… » Il se peut même qu’une mauvaise écriture fasse mal lire nos corrections. C’est à chacun de chercher à écrire lisiblement (sans toutefois aller jusqu’à faire de l’épreuve une page d’écriture), de pratiquer la retouche, si une infirmité (névrite, goutte, rhumatisme…) s’oppose à une écriture lisible au premier jet et de mettre les noms propres en lettres bâtons (c’est peut-être l’absence de cette précaution, soit chez un rédacteur, soit chez un correcteur, qui a amené un lino4 à composer MÉTRONG au lieu de MÉ-KONG5. Si, maigre ces précautions, il arrive encore quelque mécompte, nous le mettrons dans le domaine de l’imprévisible.
Non moins loin de moi la pensée de nous reconnaître coupables de toutes les fautes qui passent dans les journaux. Il se peut que nous n’y soyons pour rien et même que ces fautes soient restées malgré nous. Je vais, à l’appui de mon dire, donner des exemples ; ne pouvant pas en emprunter à des collègues et ne voulant pas en inventer, je citerai des cas personnels, bien que, dit-on, ce soit malséant.
Je serai bref en ce qui tient à la faillibilité humaine, comme l’in-octavo raison6 (correction non exécutée) ou les bourses du travail affolées à la C.G.T. (correction à moitié marquée, d’où affilées, mais non pas affiliées) ; c’était au temps où les journaux se composaient encore en mobile7 (1907).
Bien plus récent (de la semaine dernière) et aussi en mobile (labeur8) : sur le bon à tirer, les hommes du Palais ; sur la tierce9 : les hommmes du palais. Comment s’est fait ce changement ? M’étant informé, j’ai appris qu’entre le tirage des épreuves d’auteur et la mise des paquets dans le rang, il y avait eu une ligne mise en pâte10, l’auteur du dommage avait réparé celui-ci, d’où le double changement constaté.
Jusqu’ici je n’ai cité que des cas où la volonté n’a eu aucune part ; elle a eu le principal rôle dans les exemples qui vont suivre.
Mauvaise volonté des typos
Si, à cause des fameuses « nécessités de la mise en pages » ou pour d’autres raisons d’ordre matériel, il ne pouvait être retenu qu’un seul des exemples ci-après, en voici un auquel je tiens essentiellement, en raison du caractère odieux qu’il présente ; il est typique et vaut, moralement, son pesant d’or, que dis-je, son pesant de radium.
Un correspondant de journal raconte l’histoire d’un individu qui a volé une jument à sa patronne qu’il mène à la foire. Correction : volé à sa patronne une jument… Le lino se plaint au prote11. Celui-ci dit de ne pas faire la correction, « parce qu’on n’a pas le temps de s’arrêter à des bêtises pareilles ». J’ignore si j’ai eu les honneurs du « parc aux huîtres » de Fantasio12, pourtant, une « bêtise pareille » en aurait été bien digne.
Manchette (1930) de Fantasio, périodique satirique (1906-1937, 1948). Son « Parc aux huîtres » recensait des perles parues dans la presse. Source : Gallica/BnF.
Connaissez-vous le Lion de Belfort ? Si oui, vous comprendrez que j’aie protesté quand j’ai eu sous les yeux, comme copie, une couverture de cahier où il était dit que le Lion est taillé dans le rocher qui porte le Château. Réponse : « Si le Lion est rouge, c’est qu’il n’a pas subi la patine du temps, au contraire du rocher qui est à découvert depuis des milliers d’années13. » J’apprécie l’humour, mais pas dans des cas semblables ; j’en dis autant de ce qu’on appelle la « souplesse commerciale14 » laquelle, me semble-t-il, se cache derrière la réponse rapportée ci-dessus.
Parlons maintenant un peu de la marine.
« Mouvement de la flotte. — Kersaint, parti de Nouméa pour les Hébrides. » Réfléchissez un peu et, comme moi, vous trouverez invraisemblable que le gouvernement français fasse venir des antipodes un navire de guerre pour l’envoyer au nord de l’Écosse, alors qu’il y avait à Brest, par exemple, ce qu’il fallait pour cela. Correction : les Nouvelles-Hébrides15. Quelle fatigue, pour le lino, d’avoir à refaire quatre ou cinq lignes ! Et aussi quelle ruine pour la maison ! C’est pourquoi le Kersaint continua… dans le journal, d’exécuter cet ordre fantastique.
À qui le tour ? À un autre navire, qui allait sur l’est — l — apostrophe — e — s — t — de Bordeaux au Sénégal. Correction : non plus l’est, mais lest, les quatre lettres d’un seul tenant. Cette fois, le lino fit ce que n’avaient pas fait ceux dont il a été question précédemment. Il me demanda une explication que je lui donnai immédiatement.
1o Définition du lest16 (un marin y aurait probablement trouvé à redire) ;
2o Impropriété du terme naviguer sur tel point du compas ;
3o Erreur géographique : même si l’expression était marine, elle ne pouvait pas s’appliquer au navire en question, qui, une fois sorti de la Gironde, avait pris comme point de direction le sud-ouest, jusqu’au tournant de la côte d’Espagne (cap Finisterre), puis le sud.
Mon explication ne servit à rien : la correction me fut refusée obstinément. Elle a été faite, mais ce fut par un autre lino.
Revenons à ce que, pour la facilité de mon élocution17, j’appellerai le cas de Lille. Je suis d’autant plus à mon aise pour en parler que je n’ai jamais mis les pieds dans le département du Nord.
De deux choses l’une : ou Le Professionnel a reproduit le texte tronqué avec sa justification et, sinon dans le même caractère, du moins avec la même force de corps, et alors je ne peux rien dire ; ou le texte du journal et celui du Professionnel ne vont pas ligne pour ligne, alors on peut envisager la disposition suivante : le mot invitation se serait trouvé à la marge de droite, une ou plusieurs des lignes auraient disparu et le texte aurait repris avec etaux drapeaux à la marge de gauche. « Coïncidence fâcheuse et bien étrange », dira-t-on peut-être. Étrange, soit, mais invraisemblable, non.
“Mettre en pages sans lecture”
Cette explication m’a été inspirée par le souvenir de la première fois où j’ai corrigé dans un journal de nuit (remplacement).
L’homme de bois18m’a enlevé plus d’une fois des épreuves non encore lues entièrement et même il en a pris sur la table d’autres qui n’ont servi absolument à rien, comme les premières, d’ailleurs. Lui-même m’a donné, quelques années plus tard l’explication de cette singulière manière de travailler : l’équipe des linotypistes avait, cette nuit-là, comme d’ordinaire, six hommes, mais l’un d’eux était hors d’état de travailler ; pour comble de malheur, il semblait que tout fût détraqué à la rédaction, la copie n’était pas envoyée dans l’ordre habituel, d’où la nécessité de mettre en pages sans lecture. Rien ne me permet de dire qu’il en a été de même dans le cas de Lille, mais le souvenir énoncé ci-dessus m’incite à ne pas juger le collègue lillois.
Deuxième hypothèse : il y avait un bourdon dans l’alinéa en question ; ce bourdon pouvait être long ; pour ne pas gâcher son blanc (entendez par là sa marge), blanc qui pouvait lui être fort utile par la suite pour d’autres corrections, le correcteur aura suivi le conseil de la prudence : « Remettez à plus tard ce dont l’exécution immédiate présente des inconvénients, des risques », autrement dit, il comptait copier plus tard sur l’épreuve le texte manquant ; celle-ci lui a été enlevée plus tôt qu’il ne l’avait prévu et le bourdon a été oublié.
“S’interdire tout jugement”
Je reconnais bien volontiers combien est légitime le mécontentement d’un auteur ou d’un client lorsqu’il voit un nom estropié, un faire-part de décès sans la date de l’enterrement ou… une invitation mutilée, comme dans le cas de Lille, mais je n’en tirerai pas moins ma conclusion que voici :
Avant d’accuser qui que ce soit — correcteur ou non — d’un mastic, d’une coquille, d’une omission ou, en général, d’un accident typographique quelconque, il faudrait avoir fait une enquête, avoir vu les preuves, c’est-à-dire l’épreuve et même les épreuves, et la copie, avoir interrogé ceux qui peuvent être mis en cause. Encore faut-il pouvoir le faire. Tant que cela n’a pas été fait, constater, rétablir le texte, si l’on peut, mais s’interdire tout jugement ; en ces matières on risque trop en pareilles circonstances de commettre un jugement téméraire.
Je m’excuse d’avoir été si long ; peut-être n’ai-je rien appris à mes collègues, puissé-je avoir instruit et fait réfléchir ceux qui, ne connaissant pas les choses de la correction, trouvent tout naturel de nous attribuer toutes les fautes.
Si nos accusateurs faisaient l’enquête dont j’ai parlé, ils auraient peut-être de l’indulgence pour ceux qui ont suivi leur copie comme une machine de chair et d’os qui conduit une machine de métal (ceux-ci peuvent être des gens de bonne volonté), mais ils [les accusateurs19], après avoir regretté la « souplesse commerciale » (Lion de Belfort), tireraient, comme je le fais, de sévères conclusions contre ceux qui ont fait montre de leur incompréhension (cas des Nouvelles-Hébrides) ou de leur mauvaise foi (navigation sur l’est) ou, comme le prote dans l’histoire de la jument, pardon, de la patronne menée à la foire, nous ont refusé l’appui d’une autorité qu’ils ont fait servir à un acte de sabotage, pour une méprisable question d’argent ou de temps.
Letellier.
Le Professionnel du livre (publié par la Fédération des syndicats professionnels des travailleurs du livre-papier et des industries polygraphiques, CFTC), 11e année, no 65, juillet 1938, p. 4.
Erreur de composition qui se traduit par l’omission d’un mot ou d’un membre de phrase (TLF). ↩︎
Maurice Bouladoux, syndicaliste français, secrétaire général de 1948 à 1953, puis président de 1953 à 1961 de la CFTC (Wikipédia). ↩︎
Inversion de lignes, de mots ou de caractères dans une composition typographique (TLF). ↩︎
Apocope de linotypiste, ouvrier typographe opérant sur une machine à composer Linotype. ↩︎
Aujourd’hui, Mékong, fleuve d’Asie du Sud-Est. ↩︎
Il fallait lire l’in-octavoraisin, deux termes précisant le format d’impression. ↩︎
En caractères mobiles, avant l’arrivée des machines à composer. ↩︎
L’imprimerie de labeur produit des ouvrages (livres, annuaires, etc.) nécessitant des moyens de production importants et s’oppose à l’imprimerie de presse. ↩︎
Dernière épreuve, servant à vérifier que les dernières corrections demandées (sur le bon à tirer) ont bien été appliquées, sans provoquer d’erreur nouvelle. ↩︎
Les caractères formant la ligne sont tombés ; il a fallu la composer de nouveau. ↩︎
Fantasio, sous-titré « Magazine gai », est un périodique satirique illustré bimensuel français publié par Félix Juven, de 1906 à 1937, puis en 1948, en lien avec le journal Le Rire (Wikipédia). « Parc aux huîtres » était une rubrique relevant des perles dans la presse. ↩︎
Cette sculpture « est constituée de blocs de grès rose de Pérouse (type de grès rouge des Vosges […]), sculptés individuellement, puis déplacés sur une terrasse verdoyante et adossée à la paroi calcaire grise de la falaise sous le château de Belfort, citadelle édifiée par Vauban puis remaniée par le général Haxo, pour y être assemblés » (Wikipédia). ↩︎
Peut-être une allusion au fait que, pour l’imprimeur, le client est roi. ↩︎
Aujourd’hui, le Vanuatu, archipel au nord-nord-est de la Nouvelle-Calédonie. ↩︎
Corps pesant chargé dans la partie basse de la cale, ou fixé au plus bas de la quille d’un bâtiment pour en assurer la stabilité. Et donc aller sur lest, sans chargement, à vide (TLF). ↩︎
Au sens de la rhétorique (elocutio) : art de trouver des mots qui mettent en valeur les arguments. ↩︎
Désignation ironique d’un ouvrier chargé des fonctions (distribution, corrigeage) auprès d’un metteur en pages (d’après Boutmy). ↩︎
Delphine de Girardin caricaturée par Le Charivari en 1848.
Au xixe siècle, si l’on voulait écrire et surtout être publiée, il valait mieux prendre un nom d’homme, fût-on la femme du patron. Pour signer son « Courrier de Paris » dans le quotidien de son mari, « Mme Émile de Girardin », prénommée Delphine, avait choisi le pseudonyme du vicomte Charles de Launay. Tant qu’à faire !
Mais fallait-il que monsieur le vicomte soit si dur avec le pauvre correcteur ? Après Barbey d’Aurevilly qui voulait l’abattre comme un chien (voir mon précédent article), le voilà désigné comme « ennemi du journaliste ». Lisez plutôt :
« Chaque animal a son ennemi naturel, savoir : un être plus fort que lui, qui vit à ses dépens, qui le guette, qui le poursuit, qui le tue et qui le mange ; et manger son ennemi, c’est réellement vivre à ses dépens. La mouche a pour ennemie l’araignée ; la colombe a pour ennemi le vautour ; la brebis, le loup ; la souris, le chat, et le chat, le marchand de peaux de lapin ; puis, au moral, la femme a pour ennemi l’homme, l’homme a pour ennemi le démon, le peuple a pour ennemi le philanthrope, le gouvernement a le publiciste, le poëte a le journaliste, et le journaliste a le correcteur.
« Or, de tous les ennemis, le correcteur est le plus dangereux, car il n’y a aucun recours contre sa négligence ; la veille on ne peut prévoir ses coups, le lendemain on ne peut guérir ses blessures. L’errata est permis à l’auteur, l’auteur a un droit de carton1 qui le console et le justifie ; le feuilletoniste n’a rien pour se défendre : la bêtise qu’on lui fait dire lui reste, l’intelligence du lecteur est son unique ressource.
« Mais encore il est des fautes inexplicables que le lecteur le plus intelligent ne peut deviner ; ainsi l’erreur suivante s’étalant dans les graves colonnes du Moniteur : “Le ministre des affaires étrangères a obtenu vingt mille francs pour le chocolat à la vanille.” Quel abus ! vingt mille francs de chocolat pour un seul ministère ; il y avait de quoi soulever le pays, amener une révolution ; au lieu de cela, il fallait lire : “vingt mille francs pour le consulat de Manille !” »
L’erreur paraît certes grossière, mais on ignore quel gribouillis à la plume a tenu lieu de copie pour notre infortuné confrère.
La Presse, 27 juillet 1837.
Feuillet imprimé après coup destiné à remplacer, dans un volume, un passage à modifier ou à corriger (TLF). ↩︎
Jules Barbey d’Aurevilly photographié par Nadar.
Les correcteurs sont rarement menacés de mort dans l’exercice de leur travail, et c’est heureux. Certains auteurs, plus sourcilleux et colériques que les autres, laissent cependant exploser leur mécontentement.
Vous connaissez peut-être la phrase de Mark Twain : « Hier [mon éditeur] m’a écrit que le correcteur de l’imprimerie améliorait ma ponctuation, et j’ai télégraphié l’ordre qu’on le descende sans lui laisser le temps de faire sa prière1. »
Eh bien, nous avons le pendant parmi ses contemporains français : « Je tuerais un correcteur d’épreuves qui fait des fautes, comme un chrétien tuerait un chien turc », a écrit Jules Barbey d’Aurevilly à son ami Guillaume-Stanislas Trébutien.
Il faut dire que « […] tout en collaborant pendant de longues années à des journaux, [Barbey] a infatigablement instruit le procès du journalisme ». Et « [m]aintes lettres […] témoignent de son irritation lorsqu’il découvre qu’une main nonchalante ou malhabile a introduit des fautes dans son article, lors de l’impression ».
Ainsi, il écrit à Hector de Saint-Maur, à propos des typographes du Constitutionnel : « Je viens de me mettre dans une colère de Duc de Bourgogne en relisant mon article de ce matin, ils m’ont éclopé une phrase en oubliant un qui, et manqué une date. »
On peut comprendre son agacement, soulagés tout de même qu’il ait préféré la plume au pistolet.
Source : Barbey d’Aurevilly journaliste, articles et chroniques choisis et présentés par Pierre Glaudes, GF Flammarion, 2016.
« Yesterday Mr. Hall wrote that the printer’s proof-reader was improving my punctuation for me, & I telegraphed orders to have him shot without giving him time to pray », 1889 — www.twainquotes.com. ↩︎
Les gens qui prennent la plume, anonymement ou non, pour se plaindre de leur journal, en particulier de ses manquements à telle ou telle règle de grammaire, ce n’est pas une nouveauté. Le Charivari (1832-1937), journal satirique, s’en amuse le 23 octobre 1860, en imaginant le coup de sang d’un lecteur, prélude à la rédaction de sa lettre.
LES GENS QUI ÉCRIVENT AUX JOURNAUX.
Paris est plein d’originaux ; quand je dis Paris, je ne vois pas pourquoi j’éliminerais au profit de la capitale de notre beau pays la province, cette terre privilégiée des maniaques et des ridicules.
Donc, reprenons et disons avec plus de vérité : Paris et la province sont bourrés d’excentriques. Parmi cette grande famille aussi nombreuse que celle d’Ismaël, de biblique mémoire, une variété assez curieuse à étudier, c’est celle des gens qui écrivent aux journaux.
Ces agréables monomanes passent leur temps à analyser lettre par lettre, phrase par phrase, alinéa par alinéa les articles de leur feuille ou des feuilles en général.
Et alors, quand le correcteur a par négligence laissépasser une virgule en plus ou un point en moins, ils s’emparent de la plume et sur le champ [sic] expédient une bonne lettre anonyme qui a la prétention de tancer vertement le journaliste pris en flagrant délit d’erreur grammaticale.
Pour l’instruction des masses, voici à peu près de quelle façon se passe cette scène dans le café du correspondant puriste : — Ah ! s’écrie ledit correspondant avec un cri de joie. — Qu’est-ce ? fait un dominotier inquiet. — Encore une faute ! — Aux dominos ? — Non, dans le journal. Ces journalistes, ma parole d’honneur, sont des ânes qu’on devrait renvoyer tous à l’école pour faire un exemple. — Qu’est-ce qu’ils ont fait ? — Demandez-moi ce que celui-ci ne fait pas plutôt. On n’a pas idée de semblable ignorance. Mon fils qui a dix ans, Guguste enfin, est bien jeune, n’est-ce pas ? — Dame ! à dix ans… — Eh bien, s’il écrivait l’orthographe de cette façon, je le ferais partir pour les colonies. — Vraiment. — C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Un écrivain, un homme qui est payé des prix fous pour écrire un mauvais article par jour, un poète manqué qui s’enrichit à tracer des lignes noires sur du papier blanc et ce à nos dépens, ne se donne même pas la peine d’apprendre la grammaire, c’est révoltant… et une chose qui m’étonne, c’est que le gouvernement souffre cela. — Mais qu’a-t-il donc mis ? — Comment écrivez-vous pain de sucre ? — P, a, i, n, pain. — Très bien, pain avec un n. Eh bien, regardez, il a mis paim. — Où ça ? — Ici, à gauche. — C’est vrai, il a écrit paim. — Il y a paim, inoui, inoui [sic] ! — Quels ignares que ces journalistes !
Ici le correspondant montre la feuille à tous les habitués, et quand tous ces honorables monomanes se sont convaincus que pain a pris un m sous la plume du malheureux folliculaire, le Christophe Colomb des coquilles demande d’une voix triomphante une plume et du papier au garçon. — Qu’allez-vous faire ? — Lui donner gratis une leçon, il la mérite bien ; au reste il la mérite tous les jours, mais je ne me lasserai pas de le lui reprocher.
Lorsque le spécialiste de l’histoire antique Maurice Sartre fait son entrée en juin 1996 au Monde des livres, il s’entend dire : « On a un correcteur bénévole qui nous téléphone dès qu’il repère une coquille. » Ce correcteur n’est autre que Pierre Vidal-Naquet, qui téléphone en effet régulièrement au journal pour signaler la moindre erreur. Très réceptif et réactif sur les questions d’actualité, Vidal-Naquet est un dévoreur de presse. Il lit chaque jour Le Monde dans ses deux éditions, mais aussi Le Figaro et France-Soir […].
Devenus amis en mai 1960 à l’occasion d’un procès en diffamation intenté par le comité Audin (acteur de la lutte anticoloniale en métropole, auquel appartient l’historien) contre La Voix du Nord, Pierre Vidal-Naquet et Robert Gauthier, rédacteur en chef adjoint du journal, partagent « une même exigence tatillonne, un même souci de la perfection ».
Robert Gauthier trouve en effet avec Vidal-Naquet son alter ego qui, malgré son enseignement universitaire, ses recherches érudites et sa militance pendant la guerre d’Algérie, trouve encore le temps de dévorer dès parution la première édition du Monde en kiosque en début d’après-midi, vers 14 heures. Dès qu’il pointe une erreur, il appelle la rédaction pour qu’elle la corrige dans la seconde édition de la fin d’après-midi, prenant soin de vérifier si cela a été fait en achetant cette édition : « Robert Gauthier m’en fut reconnaissant jusqu’à sa mort1. » […] Robert Gauthier est submergé de lettres de Vidal-Naquet, sans compter les coups de téléphone, pour signaler telle ou telle scorie dans le quotidien du soir : « Quel lecteur lucide et vigilant vous êtes ! Heureusement que tous ne nous portent pas une amitié si attentive ! Ou malheureusement peut-être, car cela nous inciterait à une plus grande rigueur2. » […] En guise de remerciement, Robert Gauthier considère Vidal-Naquet comme un collaborateur régulier du journal et lui ouvre ses colonnes. C’est dans ce climat de confiance qu’il publie son premier article dans Le Monde du 6 mai 1961.
Pierre Vidal-Naquet, Mémoires, t. 2, Le trouble et la lumière (1955‑1998), Seuil/La Découverte, Paris, 1998 ; rééd. en poche : Seuil, coll. « Points », Paris, 2007, p. 143. ↩︎
Robert Gauthier, lettre à Pierre Vidal-Naquet, 26 août 1962 (Archives Vidal-Naquet, EHESS). ↩︎
Roland Passevant (1928-2002) est un journaliste français, spécialisé dans le domaine sportif, puis dans l’investigation politique. […] En 1954, il rejoint L’Humanité-Dimanche, puis L’Humanité : il dirige, à partir de 1963, le service des sports de ce quotidien. (Wikipédia).
Dans ses Mémoires, intitulés Même si ça dérange (Paris, Robert Laffont, 1976, 326 p.), il raconte (p. 28-30) ses débuts à L’Humanité-Dimanche, où il s’initie au secrétariat de rédaction sur les pages départementales : « […] je consacre quelques heures par semaine à modeler les pages de la Dordogne, de la Drôme et du Gard, mes trois coins de province. »
« Revenons au petit journaliste débutant. […] Sa panoplie, hors du stylo, comprend un lignomètre et un typomètre, d’ordinaire réservés au secrétaire de rédaction et au maquettiste. Le lignomètre permet d’évaluer, sur la maquette, la capacité de lignage d’un emplacement, suivant les différents calibres de caractères. Le typomètre, outil privilégié du typographe, ramène tout au cicéro, mesure de base de l’imprimerie.
Détail d’un typomètre en cicéro et en millimètres. Source : Fornax éditeur.
Le secrétaire de rédaction crée la page
« Savoir calibrer un article, commander un titre, un cliché, et voilà le débutant presque bon pour le service. Il connaît le terrain, l’usage que l’on fait du texte, son traitement. Le plus dur reste à faire. L’art d’écrire juste, celui de rédiger un titre, de le travailler, d’en extraire l’élément choc, sont des exercices de longue haleine.
Titre de L’Humanité-Dimanche du 7 novembre 1954. Source : librairie Grégoire, Abebooks.
« En 1954, à la rédaction de l’Humanité-Dimanche, ces exercices nous sont imposés par la fabrication, à Paris même, de toutes les pages départementales qui ont pour mission de régionaliser le magazine, d’y intégrer la couleur locale. Chaque rédacteur, responsable de trois à quatre pages départementales, reçoit la copie de province, généralement accompagnée d’une amorce de maquette. À lui de jouer, d’enrichir le projet de mise en page, d’installer l’éditorial, d’équilibrer les éléments photos, de choisir les caractères, de tailler les trop longs articles sans en altérer le contenu. C’est le travail d’un secrétaire de rédaction, précieux pour le jeune journaliste qui s’imprègne des notions de distance, de présentation, qui perçoit mieux l’aspect esthétique du journal. Son rôle ne se limite pas à manœuvrer du typomètre et du lignomètre, mais le conduit à apprécier textes et titres, à proposer d’éventuelles améliorations à la rédaction en chef.
« Le secrétaire de rédaction qualifié, faut-il immédiatement préciser, n’est pas un simple metteur en page. Il participe, de manière active, la plus ingénieuse possible, à la création de la page. Responsable de la “vitrine”, il collabore étroitement avec le chef de service. […]
“L’air manque et la place aussi”
« […] Lorsqu’on découvre le “marbre”, atelier de composition de l’imprimerie, on y voit de tout, sauf du marbre. Les tables de travail sont en fonte et le plomb est roi.
« Dans l’heure précédant l’envoi de la forme vers la presse, secrétaires de rédaction et rédacteurs collaborent là à la phase finale de fabrication.
« La mise en forme ne se fait pas en se gonflant les poumons, ni en se musclant le jarret — l’air manque et la place aussi. La forme est un cadre de fonte aux dimensions réelles de la page. Le typo travaille côté tête de page, le rédacteur côté bas de page.
« Les articles, composés par le linotypiste (un typo assis, qui tire les lettres de son clavier, comme une dactylo), placés dans des “galées”, soumis à un encrage et à une première empreinte par le “plombier” (un typo-dispatcher, vers lequel converge tout le plomb à nettoyer et classer), arrivent vers les pages, accompagnés d’épreuves qu’utilisent correcteur, journaliste et typographe pour contrôler et rectifier le texte.
Dernières corrections sur la morasse
« Le travail touche à sa fin lorsque le typographe, par petits coups rythmés, avec une brosse spéciale munie d’un long manche, imprime l’ensemble de la page. Ainsi née [sic] la “morasse” qui donne la première vue globale de la page et sert aux derniers contrôles, aux dernières corrections. Ce roulement des battages de brosse, c’est le sprint du “typo”.
« Le “marbre”, royaume du plomb, c’est pour chaque édition ce tête-à-tête d’une heure ou deux, perturbé par les exigences de l’actualité qui commande et impose d’incessantes retouches. C’est une curieuse ambiance de travail, mélange de bonne humeur, d’engueulades brèves mais explosives, de coups de gueule et de coups à boire. On y respire l’air vicié par les émanations de plomb fondu, mais on y sent bien vivre le journal. On y éprouve les émotions ressenties près du chauffeur de la locomotive, en tête du train. »
Journaliste et écrivain, Simon Arbellot (1897-1965) raconte sa carrière dans Journaliste ! (Paris, La Colombe, éd. du Vieux Colombier, 1954, 111 p.). Après un « court stage, entre amis » au Monde illustré, il débute en 1919 au Petit Journal, pour « une année de sévère apprentissage », puis entre au Figaro, « qu’il quitte au début des années 1930 pour le journal Le Temps et la revue Documents. […] Sous l’Occupation, il est nommé directeur de la presse au ministère de l’Information à Vichy de 1940 à 1942, puis consul général de France à Malaga de 1943 à 1944. […] Après la guerre, il contribuera à divers titres de presse, comme Écrits de Paris, Le Charivari, ou encore La Revue des Deux Mondes » (Wikipédia).
Dans un passage où il évoque son arrivée au Petit Journal (chapitre premier), il mentionne le travail auprès des ouvriers de l’imprimerie, des secrétaires de rédaction et des correcteurs.
“Au fait dès la première ligne”
« […] pour un jeune garçon ambitieux et pressé, l’apprentissage est dur. C’est d’abord la perte de la liberté. Il faut renoncer à toute obligation qui ne soit pas professionnelle […].
« Il y a aussi les permanences, les interminables permanences pour le cas où il se passerait quelque chose. Comme elle est triste, à minuit et demi, cette salle de rédaction, maintenant déserte, qui sent le vieux papier et le culot de pipe ! Face au téléphone il faut attendre et, dans les feuilles d’agence qui s’amoncellent, découvrir le fait nouveau qu’on réécrira d’urgence et qu’on enverra aux machines. […]
« Travail obscur et sans gloire du débutant, mais nécessaire étape. Il ne s’agit plus, ici, de dissertation philosophique, mais d’information. Écoutons les conseils de ce vieux barbu décoré [le rédacteur en chef] : […] — Pas de périphrases, entrez dans le vif du sujet. Vous n’êtes pas là pour faire de la littérature, vous écrivez pour les lecteurs, pas pour vous, ni pour votre petite amie. Au fait, au fait dès la première ligne.
« Et le crayon rouge biffe, sans nulle considération, la belle phrase du début. Quant à la formule bien balancée de la fin, elle est livrée à la seule décision du secrétaire de rédaction qui, au marbre, suivant la place, la conservera ou la fera sauter.
“Devant les pages de plomb”
« J’éprouvais une grande joie lorsque, de temps à autre, en fin de journée, l’un des secrétaires de rédaction, vieux bonhomme barbu, lui aussi, chargé des éditions de province, me faisait demander à la composition. Avec quel empressement je descendais alors dans ce sous-sol où vrombissaient les célèbres machines de Marinoni et où des ouvriers, les bras nus, s’affairaient au marbre, devant les pages de plomb du journal en gestation. Il s’agissait généralement d’un repiquage d’une information que j’avais donnée une heure avant, mais qu’il convenait de modifier suivant une dépêche de dernière heure lâchée par la printing d’Havas1. Là, dans le cliquetis des claviers, sur un coin de table, respirant avec délices l’odeur de la morasse2 toute fraîche, je rectifiais au crayon la nouvelle, remplaçant le point d’interrogation du titre par une affirmation, supprimant un mot ici et là et je tendais fièrement mon épreuve corrigée à un jeune ouvrier en sueur qui la portait tout droit à la linotype.
Paris – Rue La Fayette et le Petit Journal. Carte postale, s.d. Source : Cartorum.
« Cette collaboration du journaliste et du machiniste est l’une de mes découvertes les plus agréables dans les sous-sols de la rue La Fayette. Le typographe est, en effet, l’ami du journaliste et je n’ai connu, dans les différentes imprimeries que j’ai, par la suite fréquentées3, que de braves et honnêtes gens, prêts à rendre service, intéressés comme nous-mêmes à la perfection du travail ; patients devant notre fièvre, compréhensifs à nos scrupules d’auteurs. À côté d’eux les correcteurs, souvent érudits, toujours lettrés, sont nos plus précieux auxiliaires. Et je ne parle pas des fautes d’orthographe et des erreurs de ponctuation, menue monnaie, qu’ils relèvent avec indulgence, même dans les articles des académiciens ; mais s’agit-il d’une citation, d’une date, d’un mot étranger, d’un chiffre dont l’authenticité ou l’emploi leur paraît suspect, alors c’est avec infiniment de tact qu’ils abordent le délinquant : “Ne croyez-vous pas qu’il conviendrait de rectifier ?”
« Combien d’auteurs célèbres doivent au correcteur de n’avoir pas eu à rougir le lendemain matin d’une bourde échappée à leur plume trop rapide.
“L’heure de la brisure”
« Quand la chance voulait que je me trouve au marbre à l’heure de la “brisure”, court repos entre deux services, c’est bien volontiers que j’allais avec les ouvriers dans le petit café d’à côté — il y a toujours un petit café à côté des imprimeries — boire avec eux, cette fois sur le zinc, le verre de rouge de la collaboration. Ces gens-là vous feraient, à eux seuls, aimer le métier de journaliste, les anciens parce qu’ils ont beaucoup vu et beaucoup observé, les jeunes parce qu’ils ont le goût de leur travail et le respect de ses traditions. Combien de fois, bavardant avec eux, ai-je souhaité de devenir, moi aussi, un jour un grand journaliste et de remettre dans leurs mains habiles, non plus quelques lignes de banale information mais une belle chronique dont j’étais assuré qu’elle serait l’objet de tous leurs soins attentifs ! On avait tellement l’impression que le metteur en page et ses aides étaient aussi fiers que nous d’une présentation réussie, d’un journal au point ! Et souvent l’amitié d’un ouvrier de l’imprimerie nous vengeait des mesquineries de l’adjudant de quartier, fût-il paré du titre de rédacteur en chef et décoré des palmes académiques. »
Le Petit Journal. Service de la Clicherie de l’Imprimerie Marinoni. Carte postale, s.d. Diffusion sous licence CCBY-NC-SA 2.0.
Plus d’images sur un site Web consacré au Petit Journal.
Le téléscripteur de l’agence Havas, ancêtre de l’AFP. ↩︎
Épreuve grossière, le plus souvent réalisée à la brosse. On voit le tirage d’une morasse dans le film L’Homme fragile (voir mon article illustré). ↩︎
« Quand le tirage des journaux devint plus important, passant de quelques centaines à quelques milliers d’exemplaires, en même temps que le format s’agrandissait et que le nombre de pages augmentait, un problème se posa. L’ingénieur [anglais Charles] Stanhope avait bien construit en 18071 la première presse à imprimer métallique : la vitesse de production était montée à 200 feuilles à l’heure. Mais cela ne supprimait pas complètement la difficulté. Prenons l’exemple d’un journal d’une seule feuille tirant à 12 000 exemplaires : il aurait fallu soixante heures pour l’imprimer en totalité.
« La solution trouvée fut la suivante : le texte d’un même numéro était composé deux, voire trois fois. Un premier typographe composait d’après le manuscrit. Dès qu’il avait terminé un paragraphe, on en tirait une épreuve, on la corrigeait si nécessaire et on la confiait à un deuxième typographe qui composait le même paragraphe ; éventuellement, on renouvelait l’opération avec un troisième compositeur. On obtenait ainsi deux – ou trois – jeux des pages ; le temps de roulage sur deux – ou trois – presses s’en trouvait réduit d’autant.
« Plus tard, en 1814, la presse à vapeur de l’Allemand [Friedrich] Koenig – la première fut installée au Times, de Londres – allait faire franchir un nouveau seuil : 1 100 feuilles à l’heure.
« Enfin, en 1865, l’ingénieur français [Hippolyte] Marinoni inventait la presse rotative à bobines qui, avec la composition mécanique, allait permettre, à la fin du siècle, la naissance et le développement de la presse à grand tirage. »
Presse rotative de Marinoni, 1883. Source : Wikipédia.
Je ne connaissais pas cette histoire de duplication de la composition typographique, même si l’astuce est assez évidente. Elle peut expliquer de petites différences (voire des erreurs) entre deux exemplaires de la même édition d’un journal.
Source : Louis Guéry, Visages de la presse. La présentation des journaux des origines à nos jours, éd. du CFPJ, 1997, p. 69.
Plus probablement, quelques années auparavant. La date est incertaine. ↩︎
Dans les années 1850, Le Tintamarre, hebdomadaire satirique, relevait les fautes typographiques parues dans la presse, dans une rubrique intitulée, le plus souvent, « Typographie française » et sous-titrée « Distractions de correcteur ». Voici un échantillon des perles publiées :
« Quand votre beurre est fondu, mettez votre oreille dans la casserole. »
« Ce monsieur Basset était un enragé. Le docteur l’avait toujours regardé comme le plus redoutable de ses chiens. »
« Cette femme avait eu quatre maris et était encore neuve. »
« La jolie voyageuse voulait absolument monter sur le cocher. »
« On ne put retrouver Alfred. La cuisinière l’avait haché dans un énorme pot à beurre. »
« À peine Lucile lui eut-elle fait le singe dont ils étaient convenus, qu’il se hâta d’accourir. »
« Alors, en ennemis généreux, ils lui crièrent : Pendez-vous, et il ne vous sera fait aucun mal. »
« Les lièvres le prirent pendant qu’il était à la chasse, et le menèrent si bon train qu’il en mourut. »
« Cette pommade est incomparable pour les riens. »
« Le marquis fit entrer son plus jeune fils dans la narine. »
« Il fut un des terribles conquérants de la Pastille. »
« Alors passant ses beaux bras autour du cou son amant qui voulait partir, elle lui dit doucement : Peste. »
Trouvez-vous ce qu’il fallait lire ? Sinon, les solutions se trouvent plus bas.
Je publie une dizaine d’autres extraits en images.
Extraits de la rubrique « Distractions de correcteur », Le Tintamarre, années 1850.
Je ne peux garantir l’authenticité de chaque coquille. Les journaux d’alors inventaient aisément ce qui manquait pour combler une colonne. Cela ne nous empêche pas d’en rire.
Explication de l’extrait publié en haut de l’article :
« Le prote rédowait au Château-Rouge » : le chef d’atelier dansait la redowa (danse lente à trois temps, parente de la mazurka) au cabaret Au Château Rouge (situé 57, rue Galande, dans le quartier Maubert, Paris 5e). Pure calomnie, bien sûr !
À gauche, Jules-Adolphe Chauvet, Le Cabaret du Château rouge rue Galande, dessin, 1894 (source : Gallica/BnF) ; à droite, Eugène Atget, Les quartiers Pauvres – Le château Rouge – Rue Galande, photographie, 1898 (source : Paris Musées).