Pierre Vidal-Naquet, correcteur bénévole du “Monde”

Couverture du livre de François Dosse "Pierre Vidal-Naquet, une vie", La Découverte, 2020

Ma consœur Cathe­rine Magnin, pré­si­dente de l’Asso­cia­tion romande des cor­rec­trices et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie (ARCI), m’a gen­ti­ment trans­mis un extrait de la bio­gra­phie de Pierre Vidal-Naquet (1930-2006), his­to­rien spé­cia­liste de la Grèce ancienne et intel­lec­tuel enga­gé. Y est men­tion­né un épi­sode peu connu : il fut « cor­rec­teur à titre béné­vole du Monde ». Fran­çois Dosse raconte :

Lorsque le spé­cia­liste de l’histoire antique Mau­rice Sartre fait son entrée en juin 1996 au Monde des livres, il s’entend dire : « On a un cor­rec­teur béné­vole qui nous télé­phone dès qu’il repère une coquille. » Ce cor­rec­teur n’est autre que Pierre Vidal-Naquet, qui télé­phone en effet régu­liè­re­ment au jour­nal pour signa­ler la moindre erreur. Très récep­tif et réac­tif sur les ques­tions d’actualité, Vidal-Naquet est un dévo­reur de presse. Il lit chaque jour Le Monde dans ses deux édi­tions, mais aus­si Le Figa­ro et France-Soir […].

Deve­nus amis en mai 1960 à l’oc­ca­sion d’un pro­cès en dif­fa­ma­tion inten­té par le comi­té Audin (acteur de la lutte anti­co­lo­niale en métro­pole, auquel appar­tient l’his­to­rien) contre La Voix du Nord, Pierre Vidal-Naquet et Robert Gau­thier, rédac­teur en chef adjoint du jour­nal, par­tagent « une même exi­gence tatillonne, un même sou­ci de la per­fec­tion ».

Robert Gau­thier trouve en effet avec Vidal-Naquet son alter ego qui, mal­gré son ensei­gne­ment uni­ver­si­taire, ses recherches éru­dites et sa mili­tance pen­dant la guerre d’Algérie, trouve encore le temps de dévo­rer dès paru­tion la pre­mière édi­tion du Monde en kiosque en début d’après-midi, vers 14 heures. Dès qu’il pointe une erreur, il appelle la rédac­tion pour qu’elle la cor­rige dans la seconde édi­tion de la fin d’après-midi, pre­nant soin de véri­fier si cela a été fait en ache­tant cette édi­tion : « Robert Gau­thier m’en fut recon­nais­sant jusqu’à sa mort1. » […] Robert Gau­thier est sub­mer­gé de lettres de Vidal-Naquet, sans comp­ter les coups de télé­phone, pour signa­ler telle ou telle sco­rie dans le quo­ti­dien du soir : « Quel lec­teur lucide et vigi­lant vous êtes ! Heu­reu­se­ment que tous ne nous portent pas une ami­tié si atten­tive ! Ou mal­heu­reu­se­ment peut-être, car cela nous inci­te­rait à une plus grande rigueur2. » […]
En guise de remer­cie­ment, Robert Gau­thier consi­dère Vidal-Naquet comme un col­la­bo­ra­teur régu­lier du jour­nal et lui ouvre ses colonnes. C’est dans ce cli­mat de confiance qu’il publie son pre­mier article dans Le Monde du 6 mai 1961.

Fran­çois Dosse, Pierre Vidal-Naquet. Une vie, La Décou­verte, 2020, p. 433-435.


  1. Pierre Vidal-Naquet, Mémoires, t. 2, Le trouble et la lumière (1955‑1998), Seuil/La Décou­verte, Paris, 1998 ; rééd. en poche : Seuil, coll. « Points », Paris, 2007, p. 143. ↩︎
  2. Robert Gau­thier, lettre à Pierre Vidal-Naquet, 26 août 1962 (Archives Vidal-Naquet, EHESS). ↩︎

Visite du marbre de “L’Humanité-Dimanche” en 1954

Couverture du livre "Même si ça dérange", de Roland Passevant, Robert Laffont, 1976

Roland Pas­se­vant (1928-2002) est un jour­na­liste fran­çais, spé­cia­li­sé dans le domaine spor­tif, puis dans l’in­ves­ti­ga­tion poli­tique. […] En 1954, il rejoint L’Hu­ma­ni­té-Dimanche, puis L’Hu­ma­ni­té : il dirige, à par­tir de 1963, le ser­vice des sports de ce quo­ti­dien. (Wiki­pé­dia).

Dans ses Mémoires, inti­tu­lés Même si ça dérange (Paris, Robert Laf­font, 1976, 326 p.), il raconte (p. 28-30) ses débuts à L’Hu­ma­ni­té-Dimanche, où il s’i­ni­tie au secré­ta­riat de rédac­tion sur les pages dépar­te­men­tales : « […] je consacre quelques heures par semaine à mode­ler les pages de la Dor­dogne, de la Drôme et du Gard, mes trois coins de province. »

« Reve­nons au petit jour­na­liste débu­tant. […] Sa pano­plie, hors du sty­lo, com­prend un ligno­mètre et un typo­mètre, d’or­di­naire réser­vés au secré­taire de rédac­tion et au maquet­tiste. Le ligno­mètre per­met d’é­va­luer, sur la maquette, la capa­ci­té de lignage d’un empla­ce­ment, sui­vant les dif­fé­rents calibres de carac­tères. Le typo­mètre, outil pri­vi­lé­gié du typo­graphe, ramène tout au cicé­ro, mesure de base de l’imprimerie.

Détail d'un typomètre en cicéro et en millimètres.
Détail d’un typo­mètre en cicé­ro et en mil­li­mètres. Source : For­nax édi­teur.

Le secrétaire de rédaction crée la page

« Savoir cali­brer un article, com­man­der un titre, un cli­ché, et voi­là le débu­tant presque bon pour le ser­vice. Il connaît le ter­rain, l’u­sage que l’on fait du texte, son trai­te­ment. Le plus dur reste à faire. L’art d’é­crire juste, celui de rédi­ger un titre, de le tra­vailler, d’en extraire l’élé­ment choc, sont des exer­cices de longue haleine.

Titre de "L'Humanité-Dimanche" du 7 novembre 1954.
Titre de L’Hu­ma­ni­té-Dimanche du 7 novembre 1954. Source : librai­rie Gré­goire, Abe­books.

« En 1954, à la rédac­tion de l’Hu­ma­ni­té-Dimanche, ces exer­cices nous sont impo­sés par la fabri­ca­tion, à Paris même, de toutes les pages dépar­te­men­tales qui ont pour mis­sion de régio­na­li­ser le maga­zine, d’y inté­grer la cou­leur locale. Chaque rédac­teur, res­pon­sable de trois à quatre pages dépar­te­men­tales, reçoit la copie de pro­vince, géné­ra­le­ment accom­pa­gnée d’une amorce de maquette. À lui de jouer, d’en­ri­chir le pro­jet de mise en page, d’ins­tal­ler l’é­di­to­rial, d’é­qui­li­brer les élé­ments pho­tos, de choi­sir les carac­tères, de tailler les trop longs articles sans en alté­rer le conte­nu. C’est le tra­vail d’un secré­taire de rédac­tion, pré­cieux pour le jeune jour­na­liste qui s’im­prègne des notions de dis­tance, de pré­sen­ta­tion, qui per­çoit mieux l’as­pect esthé­tique du jour­nal. Son rôle ne se limite pas à manœu­vrer du typo­mètre et du ligno­mètre, mais le conduit à appré­cier textes et titres, à pro­po­ser d’é­ven­tuelles amé­lio­ra­tions à la rédac­tion en chef.

« Le secré­taire de rédac­tion qua­li­fié, faut-il immé­dia­te­ment pré­ci­ser, n’est pas un simple met­teur en page. Il par­ti­cipe, de manière active, la plus ingé­nieuse pos­sible, à la créa­tion de la page. Res­pon­sable de la “vitrine”, il col­la­bore étroi­te­ment avec le chef de service. […]

“L’air manque et la place aussi”

« […] Lors­qu’on découvre le “marbre”, ate­lier de com­po­si­tion de l’im­pri­me­rie, on y voit de tout, sauf du marbre. Les tables de tra­vail sont en fonte et le plomb est roi.

« Dans l’heure pré­cé­dant l’en­voi de la forme vers la presse, secré­taires de rédac­tion et rédac­teurs col­la­borent là à la phase finale de fabrication.

« La mise en forme ne se fait pas en se gon­flant les pou­mons, ni en se mus­clant le jar­ret — l’air manque et la place aus­si. La forme est un cadre de fonte aux dimen­sions réelles de la page. Le typo tra­vaille côté tête de page, le rédac­teur côté bas de page.

« Les articles, com­po­sés par le lino­ty­piste (un typo assis, qui tire les lettres de son cla­vier, comme une dac­ty­lo), pla­cés dans des “galées”, sou­mis à un encrage et à une pre­mière empreinte par le “plom­bier” (un typo-dis­pat­cher, vers lequel converge tout le plomb à net­toyer et clas­ser), arrivent vers les pages, accom­pa­gnés d’é­preuves qu’u­ti­lisent cor­rec­teur, jour­na­liste et typo­graphe pour contrô­ler et rec­ti­fier le texte.

Dernières corrections sur la morasse

« Le tra­vail touche à sa fin lorsque le typo­graphe, par petits coups ryth­més, avec une brosse spé­ciale munie d’un long manche, imprime l’en­semble de la page. Ain­si née [sic] la “morasse” qui donne la pre­mière vue glo­bale de la page et sert aux der­niers contrôles, aux der­nières cor­rec­tions. Ce rou­le­ment des bat­tages de brosse, c’est le sprint du “typo”.

« Le “marbre”, royaume du plomb, c’est pour chaque édi­tion ce tête-à-tête d’une heure ou deux, per­tur­bé par les exi­gences de l’ac­tua­li­té qui com­mande et impose d’in­ces­santes retouches. C’est une curieuse ambiance de tra­vail, mélange de bonne humeur, d’en­gueu­lades brèves mais explo­sives, de coups de gueule et de coups à boire. On y res­pire l’air vicié par les éma­na­tions de plomb fon­du, mais on y sent bien vivre le jour­nal. On y éprouve les émo­tions res­sen­ties près du chauf­feur de la loco­mo­tive, en tête du train. »

☞ Voir aus­si « L’imprimerie d’un jour­nal pari­sien dans les années 1960 ».

Simon Arbellot, jeune journaliste, descend à l’imprimerie (1919)

"Journaliste !", de Simon Arbellot, La Colombe, 1954

Jour­na­liste et écri­vain, Simon Arbel­lot (1897-1965) raconte sa car­rière dans Jour­na­liste ! (Paris, La Colombe, éd. du Vieux Colom­bier, 1954, 111 p.). Après un « court stage, entre amis » au Monde illus­tré, il débute en 1919 au Petit Jour­nal, pour « une année de sévère appren­tis­sage », puis entre au Figa­ro, « qu’il quitte au début des années 1930 pour le jour­nal Le Temps et la revue Docu­ments. […] Sous l’Occupation, il est nom­mé direc­teur de la presse au minis­tère de l’Information à Vichy de 1940 à 1942, puis consul géné­ral de France à Mala­ga de 1943 à 1944. […] Après la guerre, il contri­bue­ra à divers titres de presse, comme Écrits de Paris, Le Cha­ri­va­ri, ou encore La Revue des Deux Mondes » (Wiki­pé­dia).

Dans un pas­sage où il évoque son arri­vée au Petit Jour­nal (cha­pitre pre­mier), il men­tionne le tra­vail auprès des ouvriers de l’im­pri­me­rie, des secré­taires de rédac­tion et des correcteurs.

“Au fait dès la première ligne”

« […] pour un jeune gar­çon ambi­tieux et pres­sé, l’ap­pren­tis­sage est dur. C’est d’a­bord la perte de la liber­té. Il faut renon­cer à toute obli­ga­tion qui ne soit pas professionnelle […].

« Il y a aus­si les per­ma­nences, les inter­mi­nables per­ma­nences pour le cas où il se pas­se­rait quelque chose. Comme elle est triste, à minuit et demi, cette salle de rédac­tion, main­te­nant déserte, qui sent le vieux papier et le culot de pipe ! Face au télé­phone il faut attendre et, dans les feuilles d’a­gence qui s’a­mon­cellent, décou­vrir le fait nou­veau qu’on réécri­ra d’ur­gence et qu’on enver­ra aux machines. […]

« Tra­vail obs­cur et sans gloire du débu­tant, mais néces­saire étape. Il ne s’a­git plus, ici, de dis­ser­ta­tion phi­lo­so­phique, mais d’in­for­ma­tion. Écou­tons les conseils de ce vieux bar­bu déco­ré [le rédac­teur en chef] :
[…]
— Pas de péri­phrases, entrez dans le vif du sujet. Vous n’êtes pas là pour faire de la lit­té­ra­ture, vous écri­vez pour les lec­teurs, pas pour vous, ni pour votre petite amie. Au fait, au fait dès la pre­mière ligne.

« Et le crayon rouge biffe, sans nulle consi­dé­ra­tion, la belle phrase du début. Quant à la for­mule bien balan­cée de la fin, elle est livrée à la seule déci­sion du secré­taire de rédac­tion qui, au marbre, sui­vant la place, la conser­ve­ra ou la fera sauter.

“Devant les pages de plomb”

« J’é­prou­vais une grande joie lorsque, de temps à autre, en fin de jour­née, l’un des secré­taires de rédac­tion, vieux bon­homme bar­bu, lui aus­si, char­gé des édi­tions de pro­vince, me fai­sait deman­der à la com­po­si­tion. Avec quel empres­se­ment je des­cen­dais alors dans ce sous-sol où vrom­bis­saient les célèbres machines de Mari­no­ni et où des ouvriers, les bras nus, s’af­fai­raient au marbre, devant les pages de plomb du jour­nal en ges­ta­tion. Il s’a­gis­sait géné­ra­le­ment d’un repi­quage d’une infor­ma­tion que j’a­vais don­née une heure avant, mais qu’il conve­nait de modi­fier sui­vant une dépêche de der­nière heure lâchée par la prin­ting d’Ha­vas1. Là, dans le cli­que­tis des cla­viers, sur un coin de table, res­pi­rant avec délices l’o­deur de la morasse2 toute fraîche, je rec­ti­fiais au crayon la nou­velle, rem­pla­çant le point d’in­ter­ro­ga­tion du titre par une affir­ma­tion, sup­pri­mant un mot ici et là et je ten­dais fiè­re­ment mon épreuve cor­ri­gée à un jeune ouvrier en sueur qui la por­tait tout droit à la linotype.

"Paris – Rue La Fayette et le Petit Journal". Carte postale, s.d.
Paris – Rue La Fayette et le Petit Jour­nal. Carte pos­tale, s.d. Source : Car­to­rum.

« Cette col­la­bo­ra­tion du jour­na­liste et du machi­niste est l’une de mes décou­vertes les plus agréables dans les sous-sols de la rue La Fayette. Le typo­graphe est, en effet, l’a­mi du jour­na­liste et je n’ai connu, dans les dif­fé­rentes impri­me­ries que j’ai, par la suite fré­quen­tées3, que de braves et hon­nêtes gens, prêts à rendre ser­vice, inté­res­sés comme nous-mêmes à la per­fec­tion du tra­vail ; patients devant notre fièvre, com­pré­hen­sifs à nos scru­pules d’au­teurs. À côté d’eux les cor­rec­teurs, sou­vent éru­dits, tou­jours let­trés, sont nos plus pré­cieux auxi­liaires. Et je ne parle pas des fautes d’or­tho­graphe et des erreurs de ponc­tua­tion, menue mon­naie, qu’ils relèvent avec indul­gence, même dans les articles des aca­dé­mi­ciens ; mais s’a­git-il d’une cita­tion, d’une date, d’un mot étran­ger, d’un chiffre dont l’au­then­ti­ci­té ou l’emploi leur paraît sus­pect, alors c’est avec infi­ni­ment de tact qu’ils abordent le délin­quant : “Ne croyez-vous pas qu’il convien­drait de rectifier ?”

« Com­bien d’au­teurs célèbres doivent au cor­rec­teur de n’a­voir pas eu à rou­gir le len­de­main matin d’une bourde échap­pée à leur plume trop rapide.

“L’heure de la brisure”

« Quand la chance vou­lait que je me trouve au marbre à l’heure de la “bri­sure”, court repos entre deux ser­vices, c’est bien volon­tiers que j’al­lais avec les ouvriers dans le petit café d’à côté — il y a tou­jours un petit café à côté des impri­me­ries — boire avec eux, cette fois sur le zinc, le verre de rouge de la col­la­bo­ra­tion. Ces gens-là vous feraient, à eux seuls, aimer le métier de jour­na­liste, les anciens parce qu’ils ont beau­coup vu et beau­coup obser­vé, les jeunes parce qu’ils ont le goût de leur tra­vail et le res­pect de ses tra­di­tions. Com­bien de fois, bavar­dant avec eux, ai-je sou­hai­té de deve­nir, moi aus­si, un jour un grand jour­na­liste et de remettre dans leurs mains habiles, non plus quelques lignes de banale infor­ma­tion mais une belle chro­nique dont j’é­tais assu­ré qu’elle serait l’ob­jet de tous leurs soins atten­tifs ! On avait tel­le­ment l’im­pres­sion que le met­teur en page et ses aides étaient aus­si fiers que nous d’une pré­sen­ta­tion réus­sie, d’un jour­nal au point ! Et sou­vent l’a­mi­tié d’un ouvrier de l’im­pri­me­rie nous ven­geait des mes­qui­ne­ries de l’ad­ju­dant de quar­tier, fût-il paré du titre de rédac­teur en chef et déco­ré des palmes académiques. »

☞ Voir aus­si « L’imprimerie d’un jour­nal pari­sien dans les années 1960 ».

Le Petit Jour­nal. Ser­vice de la Cli­che­rie de l’Im­pri­me­rie Mari­no­ni. Carte pos­tale, s.d. Dif­fu­sion sous licence CC BY-NC-SA 2.0.

Plus d’i­mages sur un site Web consa­cré au Petit Jour­nal.


  1. Le télé­scrip­teur de l’a­gence Havas, ancêtre de l’AFP. ↩︎
  2. Épreuve gros­sière, le plus sou­vent réa­li­sée à la brosse. On voit le tirage d’une morasse dans le film L’Homme fra­gile (voir mon article illus­tré). ↩︎
  3. J’ai res­pec­té la ponc­tua­tion d’o­ri­gine. ↩︎

Composer le texte plusieurs fois pour imprimer plus vite (XIXe s.)

« Quand le tirage des jour­naux devint plus impor­tant, pas­sant de quelques cen­taines à quelques mil­liers d’exemplaires, en même temps que le for­mat s’agrandissait et que le nombre de pages aug­men­tait, un pro­blème se posa. L’ingénieur [anglais Charles] Stan­hope avait bien construit en 18071 la pre­mière presse à impri­mer métal­lique : la vitesse de pro­duc­tion était mon­tée à 200 feuilles à l’heure. Mais cela ne sup­pri­mait pas com­plè­te­ment la dif­fi­cul­té. Pre­nons l’exemple d’un jour­nal d’une seule feuille tirant à 12 000 exem­plaires : il aurait fal­lu soixante heures pour l’imprimer en totalité.

Première presse Stanhope, 1780 (?)
Pre­mière presse Stan­hope, 1780 (?). Source : Inva­luable.

« La solu­tion trou­vée fut la sui­vante : le texte d’un même numé­ro était com­po­sé deux, voire trois fois. Un pre­mier typo­graphe com­po­sait d’après le manus­crit. Dès qu’il avait ter­mi­né un para­graphe, on en tirait une épreuve, on la cor­ri­geait si néces­saire et on la confiait à un deuxième typo­graphe qui com­po­sait le même para­graphe ; éven­tuel­le­ment, on renou­ve­lait l’opération avec un troi­sième com­po­si­teur. On obte­nait ain­si deux – ou trois – jeux des pages ; le temps de rou­lage sur deux – ou trois – presses s’en trou­vait réduit d’autant.

« Plus tard, en 1814, la presse à vapeur de l’Allemand [Frie­drich] Koe­nig – la pre­mière fut ins­tal­lée au Times, de Londres – allait faire fran­chir un nou­veau seuil : 1 100 feuilles à l’heure.

« Enfin, en 1865, l’ingénieur fran­çais [Hip­po­lyte] Mari­no­ni inven­tait la presse rota­tive à bobines qui, avec la com­po­si­tion méca­nique, allait per­mettre, à la fin du siècle, la nais­sance et le déve­lop­pe­ment de la presse à grand tirage. »

Presse rotative de Marinoni, 1883
Presse rota­tive de Mari­no­ni, 1883. Source : Wiki­pé­dia.

Je ne connais­sais pas cette his­toire de dupli­ca­tion de la com­po­si­tion typo­gra­phique, même si l’astuce est assez évi­dente. Elle peut expli­quer de petites dif­fé­rences (voire des erreurs) entre deux exem­plaires de la même édi­tion d’un journal.

Source : Louis Gué­ry, Visages de la presse. La pré­sen­ta­tion des jour­naux des ori­gines à nos jours, éd. du CFPJ, 1997, p. 69.


  1. Plus pro­ba­ble­ment, quelques années aupa­ra­vant. La date est incer­taine. ↩︎

“Distractions de correcteur”, une rubrique des années 1850

Titre du journal français "Le Tintamarre" dans les années 1850.
Extrait des "Distractions de correcteur" du journal "Le Tintamarre", années 1850

Dans les années 1850, Le Tin­ta­marre, heb­do­ma­daire sati­rique, rele­vait les fautes typo­gra­phiques parues dans la presse, dans une rubrique inti­tu­lée, le plus sou­vent, « Typo­gra­phie fran­çaise » et sous-titrée « Dis­trac­tions de cor­rec­teur ». Voi­ci un échan­tillon des perles publiées :

  1. « Quand votre beurre est fon­du, met­tez votre oreille dans la casserole. »
  2. « Ce mon­sieur Bas­set était un enra­gé. Le doc­teur l’avait tou­jours regar­dé comme le plus redou­table de ses chiens. »
  3. « Cette femme avait eu quatre maris et était encore neuve. »
  4. « La jolie voya­geuse vou­lait abso­lu­ment mon­ter sur le cocher. »
  5. « On ne put retrou­ver Alfred. La cui­si­nière l’avait haché dans un énorme pot à beurre. »
  6. « À peine Lucile lui eut-elle fait le singe dont ils étaient conve­nus, qu’il se hâta d’accourir. »
  7. « Alors, en enne­mis géné­reux, ils lui crièrent : Pen­dez-vous, et il ne vous sera fait aucun mal. »
  8. « Les lièvres le prirent pen­dant qu’il était à la chasse, et le menèrent si bon train qu’il en mourut. »
  9. « Cette pom­made est incom­pa­rable pour les riens. »
  10. « Le mar­quis fit entrer son plus jeune fils dans la narine. »
  11. « Il fut un des ter­ribles conqué­rants de la Pas­tille. »
  12. « Alors pas­sant ses beaux bras autour du cou son amant qui vou­lait par­tir, elle lui dit dou­ce­ment : Peste. »

Trou­vez-vous ce qu’il fal­lait lire ? Sinon, les solu­tions se trouvent plus bas.

Je publie une dizaine d’autres extraits en images.

Je ne peux garan­tir l’authenticité de chaque coquille. Les jour­naux d’alors inven­taient aisé­ment ce qui man­quait pour com­bler une colonne. Cela ne nous empêche pas d’en rire.


SOLUTIONS :

1. Oseille. — 2. Cliens (ortho­graphe d’époque). — 3. Veuve. — 4. Rocher. — 5. Caché. — 6. Signe. — 7. Ren­dez-vous. — 8. Fièvres. — 9. Reins. — 10. Marine. — 11. Bas­tille. — 12. Reste.

Expli­ca­tion de l’ex­trait publié en haut de l’article : 

« Le prote rédo­wait au Châ­teau-Rouge » : le chef d’a­te­lier dan­sait la redo­wa (danse lente à trois temps, parente de la mazur­ka) au caba­ret Au Châ­teau Rouge (situé 57, rue Galande, dans le quar­tier Mau­bert, Paris 5e). Pure calom­nie, bien sûr !

En 1954, Cavanna, jeune journaliste, découvre la correction d’épreuves

La com­mé­mo­ra­tion, dix ans après, de l’atten­tat contre Char­lie Heb­do vient de me rap­pe­ler que Fran­çois Cavan­na (1923-2014), cofon­da­teur du jour­nal (avec Georges Ber­nier, alias le pro­fes­seur Cho­ron), parle de la cor­rec­tion dans un de ses récits auto­bio­gra­phiques. En jan­vier 1954, alors qu’il est venu pro­po­ser des des­sins au maga­zine Zéro, tout juste créé par Jean Novi, il en devient rédac­teur. Le patron lui com­mande un pre­mier article, puis lui pro­pose d’en cor­ri­ger les épreuves lui-même à l’imprimerie. 

Sur place (8, rue Vicq-d’Azir, Paris 10e), « curieux comme un chiot », Cavan­na découvre le fonc­tion­ne­ment d’une lino­type (machine à com­po­ser), dont il voit sor­tir les lignes de plomb repré­sen­tant son article. Une épreuve en pla­card (sur une seule longue colonne) en est tirée. Cavan­na doit affron­ter un exer­cice nou­veau pour lui…

« Pour cor­ri­ger de l’imprimé, une bonne ortho­graphe ne suf­fit pas. Il y faut encore un œil infaillible. Sur­tout quand on cor­rige son propre texte. L’œil dis­trait voit la faute, mais le cer­veau cor­rige avant qu’elle n’arrive à la conscience parce qu’instinctivement nous sup­pri­mons ce qui nous déplaît1. Enfin, moi, ça me fait ça. Je croyais avoir été impla­cable, je m’aperçois à ma honte que j’ai lais­sé pas­ser une foule d’énormités. Mau­rice, le gars de la lino­type, m’explique :

« — Il faut que tu apprennes à oublier la phrase, juste te concen­trer sur le mot. Tu suis de la pointe du crayon, tu t’obliges à ne pen­ser à rien d’autre qu’au mot. Sur­tout, ne t’intéresse pas à ce qui est raconté !

« Pas facile. Je me gar­ga­rise de mes belles phrases, moi. J’en déguste l’enchaînement rigou­reux, l’harmonieuse envo­lée… Se voir impri­mé, ça fait quelque chose, tiens. Tant que j’y suis, je per­fec­tionne. Je m’aperçois que j’ai une ten­dance à for­cer sur l’adjectif, à enfi­ler les épi­thètes à la queue­leu­leu, comme des perles. Je biffe. Et puis, il me vient des expres­sions plus heu­reuses. Je change. Je tends les épreuves à Mau­rice, qui saute en l’air. 

« — Eh ben, dis donc, t’es pas vache avec l’ouvrier, toi. Tu te rends compte : t’as pas lais­sé dix lignes sans retouches ! Autant tout refondre, ça ira plus vite.

« Il regarde de plus près. 

« — Et presque tout en cor­rec­tions d’auteur2 ! Ah, non, là, ça ne va pas, mon petit père ! Faut que j’en parle à Gui­chard [l’un des trois asso­ciés de l’imprimerie]. Je veux bien cor­ri­ger mes coquilles, c’est réglo, rien à dire, mais si tu te mets à récrire entiè­re­ment ton pape­lard, c’est plus pos­sible, la mai­son en serait de sa poche. Et de toute façon, moi, à sept heures, je me tire.

« Tout penaud, je dis : 

« — Bon, je savais pas, moi. Laisse tom­ber les cor­rec­tions d’auteur, comme tu dis.

« — Un peu, que je les laisse tomber ! 

« Il se penche vers moi. 

« — Et ce litron, tu le paies ? 

« J’aurais pu y pen­ser tout seul. Déci­dé­ment, je n’en loupe pas une. »

Cavan­na, Bête et méchant, Bel­fond, 1981, p. 124-125.


  1. C’est pour­quoi il est pré­fé­rable de faire appel à un cor­rec­teur pro­fes­sion­nel. ↩︎
  2. C’est-à-dire des modi­fi­ca­tions par rap­port à la copie d’origine. ↩︎

Un correcteur de presse débine toutes les plumes de Paris, 1865

« Par­ler des auteurs est peut-être un peu bien har­di, pour un simple cor­rec­teur d’imprimerie comme moi », com­mence pru­dem­ment l’au­teur de l’ar­ticle ci-des­sous… mais pour par­ler, il va par­ler ! Les « hié­ro­glyphes », les petites manies et les sautes d’hu­meur des jour­na­listes et cri­tiques les plus en vue défilent sous nos yeux éha­bis et amu­sés. Ano­ny­me­ment, notre homme se venge ! C’est dans Figa­ro (alors sans article) du 15 octobre 1865.
NB1 : Le sous-titre « Les Auteurs » laisse ima­gi­ner une suite, mais je n’ai pas trou­vé d’autre épi­sode de « La cui­sine de Guten­berg », et je le déplore.
NB2 : Comme tou­jours, j’ai res­pec­té l’or­tho­graphe et la ponc­tua­tion d’o­ri­gine. « Ch. R. » fait un usage immo­dé­ré des tirets, qu’il emploie comme des pauses longues, non comme l’é­qui­valent des parenthèses.

LA CUISINE DE GUTENBERG

Les Auteurs.

Som­maire. — Les Auteurs. — Pour le typo­graphe, plus de pres­tige. — Les pal­las­siers, les arti­fi­ciers, les raseurs. — Les hié­ro­glyphes. — Quelques spé­ci­mens. — Les micro­sco­piques, les gigan­tesques, les éche­ve­lés, les impos­sibles, les ſ [sic, f] de Tous­se­nel, les char­dons d’Arsène Hous­saye, le maca­dam de Jules Janin. — Les auteurs cal­li­graphes. — Les tocades de ces mes­sieurs. — Les épreuves renais­santes de Bal­zac et de Vil­le­main. — La ponc­tua­tion ; les plu­riels de Lalan­delle, la gram­maire de l’Alcazar. — L’Auvergnat et le cor­rec­teur. — La presse poli­tique et lit­té­raire : La Gué­ron­nière, Cas­sa­gnac, Havin, Nefft­zer, Girar­din, Jani­cot, Boni­face, Jules Janin, Achille Denis, Jules Lecomte. — Les ruches à jour­naux. — Trente-cinq dans la même rue. — Le sacer­doce de la presse après 1830. — Les franges de Gas­pard de Pons ; les amé­ni­tés de deux aca­dé­mi­ciens ; le dada de d’Arlincourt. — Défiez-vous des petits papiers ! — Un ours méta­mor­pho­sé en cerf. — Les manies de caste : celles des éru­dits, des com­pi­la­teurs, des saint-simo­niens, des prêtres, des avo­cats, des méde­cins, de la bras­se­rie des Mar­tyrs, des autho­ress, des édi­teurs mil­lion­naires. — Les auteurs aimables et aimés. — Conclusion.

C’est par abus, sans doute, mais enfin, en typo­gra­phie, on appelle auteur qui­conque fait impri­mer sa prose. Par­ler des auteurs est peut-être un peu bien har­di, pour un simple cor­rec­teur d’imprimerie comme moi, car tel d’entre eux excelle à décou­vrir une paille chez le voi­sin sans admettre pour cela qu’on aper­çoive une poutre chez lui. Par bon­heur, nous par­lons à des gens d’esprit ; donc, nous pou­vons nous aven­tu­rer. Parlons.

Si le valet de chambre d’un grand homme n’a plus d’illusions sur son maître, com­ment le cor­rec­teur qui, chaque jour, voit nos écri­vains à l’œuvre, les consi­dé­re­rait-il du même œil que vous ? lui devant qui l’on maquille la période, on place le mot à effet, on dis­cute un adjec­tif louan­geur, on aiguise la pointe per­fide ? Et com­ment, sans son aide, ampu­ter la phrase gan­gré­née, ou débri­der une bour­sou­flure ? — Aus­si, pour lui plus de pres­tige ; il connaît tous les secrets de toi­lette, et ne mesure (là est son tort) le mérite de l’homme qu’à la dose d’ennuis qu’il lui cause. Aus­si faut-il voir, je veux dire entendre, par quels quo­li­bets il se venge.

Tel manuscrit “ressemble à une rue de Paris en démolition”

D’abord, il divise les gêneurs en trois classes : les pal­las­siers1 (dis­cou­reurs impla­cables sur une vétille) ; les arti­fi­ciers (Bal­zac, Vil­le­main, Des­noyers, tra­çant des fusées du texte à la marge) ; les raseurs (venant trois fois par jour acti­ver le tra­vail). — Res­tent les ver­beux qui s’oublient en conver­sa­tions oiseuses ; ceux-là sont exé­cu­tés sur place : un Domi­nus vobis­cum en sour­dine part du fond de l’atelier, auquel toute la gale­rie en chœur répond, sur le ton litur­gique : Et cum spi­ri­tu tuo. Cela veut dire dis­pen­sez-nous de l’Ore­mus.

épreuve de "La Femme supérieure" annotée par Balzac
« Les arti­fi­ciers […], tra­çant des fusées du texte à la marge ». Épreuve de La Femme supé­rieure anno­tée par Bal­zac. Coll. BnF. Voir expo­si­tion vir­tuelle.

Dans cet esprit-là, on pré­sume bien qu’il est peu de ridi­cules qui nous échappent ; il en est, Dieu mer­ci, d’assez comiques. Avant tout, il importe de consta­ter, comme obser­va­tion géné­rale, qu’à une époque où tous les gar­çons de maga­sin sont plus ou moins cal­li­graphes, les let­trés, qui s’honorent de la plume et en vivent, s’obstinent à la tenir le plus mal pos­sible. — Jamais, en effet, celui qui par­court un jour­nal ou un livre ne par­vien­drait à se figu­rer sur quels manus­crits il nous a fal­lu étu­dier pour arri­ver à devi­ner ce que l’auteur a vou­lu dire. — Tenu à bout de bras, l’un fait l’effet d’une pluie de perles, l’autre d’un champ d’asperges en insur­rec­tion ; celui-ci res­semble à un plat de maca­ro­ni, celui-là à une rue de Paris en démo­li­tion : aucune [sic] n’a de rap­port avec une écri­ture euro­péenne. On devrait déco­rer les Cham­pol­lions qui finissent par les tra­duire, car les excen­tri­ci­tés de la fan­tai­sie dans le genre gra­phique n’ont ni terme ni limite. Quelques exemples vont le prouver.

Pattes de mouche et “plumes qui crachent” 

Tan­dis que le biblio­phile Jacob s’efforce de faire tenir sur une dizaine de feuillets la matière d’un volume, on pour­rait lire à cinq pas Léon Goz­lan, mieux encore l’illustre Méry, qu’on devrait, sous plus d’un rap­port, prendre pour modèle. — Car­rée, magis­trale est l’écriture d’Edgard [sic] Qui­net, tan­dis que tel article du Consti­tu­tion­nel confi­gure lit­té­ra­le­ment une écu­moire. On dirait, en voyant ceux que Pierre Véron envoie au Cha­ri­va­ri, qu’il a cou­pé sur une feuille de papier toute [sic] les soies d’une brosse ; Arsène Hous­saye affecte le style dit flam­boyant, et sa signa­ture est tout héris­sée de piquants. Pour si lisible qu’il soit, Vic­tor Hugo trouve le moyen de n’avoir que des plumes qui crachent, et l’on attri­bue­rait à une main fémi­nine les lignes de Girar­din. Cette page d’histoire que vous avez lue hier dans Gui­zot a été, d’un bout à l’autre, tra­cée sans hési­ta­tion, au crayon ; c’est aus­si l’habitude de Pros­per Pas­cal et de Louis Venet2, qui cultive à la fois le Monde et le Rosier de Marie, comme cha­cun sait.

page une du "Rosier de Marie", journal catholique
Rosier de Marie, « jour­nal en l’hon­neur de la Sainte Vierge, parais­sant tous les same­dis ». Image emprun­tée au blog de missionnotredamedeliesse.over-blog.com.

Sin­gu­lier contraste : l’auteur de Lélia3 écrit d’une main de fer, à l’encre bleu fon­cé, avec de grosses ratures ; et les petits feuillets du ter­rible Jou­vin pour­raient être com­pa­rés aux auto­graphes minus­cules de Paul Lacroix. Mme Dash a pro­ba­ble­ment fré­quen­té la même école que Pierre Véron ; et M. G.4, du Musée des Familles, n’écrit que la moi­tié du mot, le reste est une barre. Le rédac­teur en chef de la Gazette a renon­cé à se lire lui-même ; à l’aspect d’un manus­crit de Solar on ne sait jamais s’il s’agit d’espagnol ou de fran­çais ; le char­mant auteur de l’Esprit des Bêtes5 a des l, des p, des f, qui pro­jettent jusqu’au-delà du papier leur aspi­ra­tion éche­ve­lée ; mais n’espérez point sans une loupe devi­ner Xavier Aubryet. Certes, il eût ri de bon cœur, en 1848, s’il eût vu M. T.6 rédi­ger des bro­chures avec un bâton­net gros comme le doigt, en guise de plume. Tou­te­fois, quelque excen­trique que puissent être les mille et une manières de noir­cir du papier, il n’en est point dont on ne triomphe à force d’étude ; mais ce qui confond, ce qui défie à la fois l’œil et la rai­son, ce sont les auto­graphes du pre­mier des lun­distes7, empe­reur des illi­sibles. Ici, l’expression fait défaut : il n’y a point de terme dans la langue pour peindre la chose. Impos­sible, si on ne l’a vue, de s’en faire une idée. — Là-des­sus il faut tirer l’échelle, car toute cita­tion pâlirait.

lettre autographe de Sainte-Beuve
Lettre auto­graphe de Sainte-Beuve, emprun­tée au site Mémoire d’encres.

Comme cor­rec­tif, on pour­rait en revanche mon­trer des écri­tures fort belles : rari nantes in gur­gite8. Tout le monde connaît le talent cal­li­gra­phique de l’auteur des Mous­que­taires ; rien n’est plus coquet que les petites cartes de Ch. Blanc trai­tant les ques­tions d’art ; et l’on peut dire que les feuillets cor­rects et pro­prets de Mon­se­let charment l’œil du typo­graphe avant d’aller enchan­ter ses lec­trices. Disons encore, à l’honneur des poètes, que leur copie, bonne ou mau­vaise, est géné­ra­le­ment nette : il est visible qu’avant de l’écrire ils ont scan­dé le vers.

“Ceux qui n’ont pas de tocades forment la minorité” 

Voi­là donc qui est démon­tré : les auteurs grif­fonnent, c’est la règle ; quelques-uns écrivent, c’est l’exception. Il en est tout dif­fé­rem­ment de leurs tocades, puisque ceux qui n’en ont pas forment la mino­ri­té. — Les maîtres mêmes, je devrais dire eux sur­tout, n’en sont point exempts. — Bal­zac, dont le sys­tème de ponc­tua­tion a don­né lieu à un pro­cès9, a lais­sé dans la typo­gra­phie le sou­ve­nir des sept ou huit épreuves suc­ces­sives qu’il exi­geait, les tra­vaillant de telle sorte qu’à la der­nière il ne res­tait plus un tiers de la com­po­si­tion pri­mi­tive10.

M. Vil­le­main est allé plus loin le jour où, don­nant des soins plus minu­tieux encore que de cou­tume à son compte ren­du d’une séance de l’Institut, il en cor­ri­gea jusqu’à onze épreuves l’une après l’autre. Sar­rans jeune, après avoir fait com­po­ser le salon heb­do­ma­daire de la Semaine, démo­lis­sait tout : à la véri­té, il signait Nico­las, ce qui est une excuse. Cette manie, plus répan­due que de rai­son, nous met au déses­poir ; elle s’explique par cette par­ti­cu­la­ri­té qu’on juge bien mieux la phrase en lettres mou­lées que manuscrite.

L’auteur d’Eugé­nie Gran­det, quand l’inspiration lui dic­tait un beau type11, ou si une des­crip­tion telle qu’il les savait faire lui sou­riait, tra­çait tout d’une haleine des ali­né­nas [sic] de qua­torze pages in-18, luxe incon­nu dans les écrits modernes. (Ô Dumas ! Ô Girardin !)

La ponc­tua­tion, dont les règles peuvent être dis­cu­tées, mais qui a pour­tant ses prin­cipes, prête beau­coup au caprice ; aus­si en abuse-t-on. — L’abbé Moi­gno, dont la science est à bon droit popu­laire, a l’habitude de sau­pou­drer son style d’une quan­ti­té de vir­gules tout éton­nées de tom­ber là sans savoir pour­quoi, alors que la majeure par­tie des rédac­teurs de la presse légère, pour en finir avec ces signes fati­gants, les ont sim­ple­ment sup­pri­més. Ce n’est pas qu’à leur tour les hommes d’un cer­tain âge n’aient aus­si leurs fan­tai­sies : on essaye­rait en vain de per­sua­der à M. Buloz qu’en 1865 les impar­faits et les condi­tion­nels ne s’écrivent plus par un o12 : et M. Lalan­delle [sic, La Lan­delle] vous prou­ve­ra qu’on doit plu­ra­li­ser tou­jours un chef d’escadronS, un capi­taine de vais­seauX. Que vou­lez-vous ? c’est son sys­tème. Ils ont aus­si le leur, ceux qui brochent les petites tur­pi­tudes à 1 franc publiées dans les pas­sages ; tou­te­fois, ils feraient mieux d’avouer qu’absorbés par leurs études à l’Alca­zar, ils négligent un peu leur Chap­sal13, et sont for­cés, par suite, de bar­bouiller, à des­sein, les dési­nences de mots embarrassantes.

affiche de l'Alcazar d'hiver, Paris, 1875
Affiche de l’Al­ca­zar d’hi­ver, à Paris, 1875. Coll. BnF.

Par­don du rap­pro­che­ment, mais Châ­teau­briand [sic] savait être plus franc et plus habile à la fois. Il disait aux cor­rec­teurs, avec un fin sou­rire : « Mes­sieurs, je vous aban­donne l’orthographe. » En effet, à cha­cun son métier ; d’autant plus que les hommes, géné­ra­le­ment fort ins­truits, dont le chantre d’Ata­la ne dédai­gnait pas les avis, prêtent volon­tiers leur concours pour peu que l’on n’affecte pas avec eux des façons trop cava­lières. Une petite anec­dote me revient à ce sujet.

Cer­tain Auver­gnat rusé avait ima­gi­né une com­bi­nai­son à l’aide de laquelle il exploi­tait les indus­triels qui croient encore aux effets de la réclame ; il était d’une igno­rance crasse, n’avait ni secré­taire ni copiste, et met­tait l’atelier de com­po­si­tion aux abois par de lamen­tables auto­graphes. Un jour que le cor­rec­teur, tou­jours obli­geant envers lui, était allé prendre son glo­ria14, notre homme, contra­rié de ne pas le trou­ver là, lui décoche, trois lignes en style de Saint-Flour15. Que fait le mali­cieux cor­rec­teur ? Après l’avoir cor­ri­gé comme une épreuve, il ren­voie le billet à l’auteur, avec ces mots au bas : « Bon à tirer après cor­rec­tion. » Dix jours plus tard, il chan­geait d’imprimerie, natu­rel­le­ment ; mais la langue était ven­gée, et lui aussi.

“Petites faiblesses humaines” 

Les écri­vains de la presse quo­ti­dienne ne sont pas dans les mêmes condi­tions que les auteurs pro­pre­ment dits ; ils peuvent cepen­dant, eux aus­si, nous four­nir quelques types, qu’il serait assez curieux d’opposer les uns aux autres. Ain­si, tan­dis que ceux-ci ont l’idée labo­rieuse et l’expression dif­fi­cile, ceux-là rédigent tout en cau­sant, et n’en écrivent pas plus mal. — M. de La Gué­ron­nière, à une cer­taine époque, don­nait à deux jour­naux quo­ti­diens à la fois ses impres­sions par­le­men­taires, et pour­tant sa plume, une fois lan­cée, ne s’arrêtait pas, et il pas­sait, sans les relire, au met­teur en pages ses feuillets tout humides. M. Gra­nier de Cas­sa­gnac, au Globe napo­léo­nien, n’apportait ses pre­miers-Paris16 qu’à l’heure où, de guerre las17, on allait éteindre le gaz, et beau­coup de jour­na­listes, s’ils étaient sin­cères, avoue­raient qu’ils ne livrent leur article qu’à la der­nière extré­mi­té, et sous la menace du départ, cette heure de Damo­clès. Ah ! c’est qu’aussi il est plus dif­fi­cile que le lec­teur ne le pense d’avoir des idées poli­tiques ou de l’esprit à heure fixe. — Jules Janin, bien sou­vent, fai­sait ses comptes ren­dus au sor­tir du théâtre, sur le coin d’une table de café, en se ser­vant du pre­mier objet venu, plume d’auberge ou allu­mette. Aus­si, Dieu sait en quels hié­ro­glyphes ses juge­ments atten­dus étaient for­mu­lés ! Il est vrai que, pas­sé minuit, une gra­ti­fi­ca­tion était due aux com­po­si­teurs des Débats, et l’on peut affir­mer, qu’à plus d’un titre, ils ne la volaient point.

Dans cette église mili­tante, où la pré­sence d’esprit et le sang-froid sont indis­pen­sables, on a vu des ath­lètes renom­més payer par­fois leur tri­but aux petites fai­blesses humaines. Jupi­ter-Havin lui-même a ses mau­vais quarts d’heure ; Nefft­zer, pour si Alsa­cien qu’il soit, n’est pas un pro­to­type de lon­ga­ni­mi­té ; Jani­cot est sou­vent un peu vif ; Achille Denis, le meilleur des bour­rus, s’emporte comme une soupe au lait si son tirage est en retard ; il ne fau­drait pas prendre trop à la lettre le nom de M. Boni­face18, et Girar­din, lui qui en a tant vu, tirait un soir ses che­veux à poi­gnée, parce qu’un membre de phrase avait été omis dans son article de fond. Ce qui ne l’empêcha pas, en juin 1848, lors que la Presse fut sus­pen­due, de payer de ses propres deniers les ouvriers du jour­nal pen­dant tout le temps que dura le chômage.

À titre d’excentricités, c’est ici le cas de rap­pe­ler Jules Lecomte : adroit chro­ni­queur, il était médio­cre­ment let­tré, car c’est lui qui for­gea l’étrange épi­thète d’hydro­prusse, et le cor­rec­teur eut toutes les peines du monde à l’y faire renon­cer. Labo­rieux quoiqu’il fût déjà riche, et atta­ché à deux ou trois jour­naux très dif­fé­rents, on le voyait, comme la pré­voyante four­mi, faire ses petites pro­vi­sions, gar­der sur la planche, pen­dant trois mois, des anec­dotes plus ou moins apo­cryphes avec la date en blanc ; comp­ter scru­pu­leu­se­ment ses lignes en les mul­ti­pliant par 25 cen­times, et enfin col­ler bout à bout ses épreuves et en for­mer des rubans de trois ou quatre mètres de longueur.

L’étrange disparition d’un “précieux autographe” 

Les impri­me­ries où se bâclent les jour­naux ne res­semblent guère à celles où l’on ne fait que le labeur, c’est-à-dire le livre. Elles pré­sentent, à cer­taines heures, l’aspect fié­vreux d’une ruche en acti­vi­té ; on va, on vient, on crie, on se heurte, et c’est au milieu de ce tohu-bohu qu’on enfante la feuille au moment pres­crit. Aujourd’hui, le type de ce genre d’établissements est celui de la rue Coq-Héron ; mais vers 1830, chez Sel­ligues [sic, Sel­ligue], rue des Jeû­neurs (la pre­mière mai­son qui employa les machines sur une grande échelle), il s’imprimait chaque jour trente-cinq jour­naux aus­si dis­pa­rates de cou­leurs que de for­mats. C’est là que le Com­merce et le Mes­sa­ger, deux enne­mis jurés, comme Fichet et Huret19, pre­naient soin (ô sacer­doce de la presse !) d’échanger leurs épreuves pour l’érein­te­ment du len­de­main ; là encore que la Contre-Révo­lu­tion, créée tout exprès pour com­battre la Révo­lu­tion, avait les mêmes rédac­teurs, réfu­tant dans le jour­nal oppo­sé leurs propres articles ; là enfin que fut inven­tée cette ficelle, à l’usage des dépar­te­ments, de for­mer quatre ou cinq jour­naux d’une seule com­po­si­tion, en chan­geant tout sim­ple­ment le titre ; ce qui se pra­tique encore, nous savons où.

Mais nous per­dons de vue les auteurs. — Gas­pard de Pons, qui n’était pas sans mérite, avait une sin­gu­lière habi­tude : à mesure qu’il reli­sait ses pièces de poé­sie, ses sou­ve­nirs aidant, il les sur­char­geait de notes, si bien que les marges ne lui suf­fi­sant plus, il avait pris le par­ti d’y atta­cher des ban­de­lettes qui affec­taient toutes sortes de cou­leurs, selon le hasard qui les lui avait four­nies, et les col­lait tout autour de ses pages ; en sorte qu’à dis­tance elles res­sem­blaient à ces châles fran­gés qui fai­saient, il y a quelque trente ans, la gloire des por­tières.

Il est des hommes fort dis­tin­gués à tous égards, chi­mistes, pro­fes­seurs, légistes, qui n’écrivent qu’en abré­gé les termes les plus usi­tés de la science qu’ils traitent, ce qui rend leur manus­crit inin­tel­li­gible si l’on n’a, de longue main, appris à le traduire.

Et puis les plus épi­neux sont tou­jours les moins patients si l’on vient à ne pas les com­prendre. M. Sainte-Beuve, sen­sible lui-même aux piqûres de la presse, ménage très peu l’épiderme d’autrui, et M. Cou­sin est trop prompt à offrir du char­don à ceux que ses pattes de mouche embar­rassent. Cette façon d’agir est d’autant moins géné­reuse que ces mes­sieurs règnent et gou­vernent. Et com­ment l’illustre pro­fes­seur de phi­lo­so­phie20, quand il s’emporte à pro­pos de la moindre erreur, ne craint-il pas qu’on lui cite tel de ses livres où il pré­sente à l’admiration du lec­teur des phrases qui ont le mal­heur d’être conçues comme celle-ci : « Je pense qu’il n’y aura pas que lui qui trouve qu’il y aurait plus de pro­bi­té à cela qu’à ce que j’ai pu prétendre. »

Après tout, s’il est dans la répu­blique des lettres de petites fai­blesses aigre­lettes, il en est d’inoffensives. Telle, par exemple, celle de l’auteur du Soli­taire21, sup­po­sant que ses moindres brouillons seraient des reliques pour nos arrière-neveux. Un frag­ment de sa copie s’étant éga­ré dans l’imprimerie où fut com­po­sé son der­nier feuille­ton, il se mit à faire une scène. C’était inouï ! c’était déplo­rable ! — Bref, le com­po­si­teur accu­sé de négli­gence ayant été appe­lé à com­pa­raître, il avait d’abord cher­ché à se dis­cul­per, lorsque tout à coup, d’un air enthou­siaste, il s’écrie :

« — Ah ! mon­sieur, je serais si heu­reux de pos­sé­der un auto­graphe de vous !

« — Eh bien, s’il en est ain­si, mon ami, dit d’Arlincourt subi­te­ment radou­ci, gar­dez-le, puisque vous êtes homme de goût. Je vous en fais présent ! »

Le drôle, en ren­trant à l’atelier, pouf­fait de rire. Ce pré­cieux auto­graphe enve­lop­pait son gruyère.

Cocasses “antennes” d’un “digne entomologiste” 

Tan­dis que nous par­lons du papier, disons qu’il a pour nous des révé­la­tions impré­vues : je me rap­pelle encore un cer­tain grand-rai­sin22 assez com­pro­met­tant qui tra­his­sait son ori­gine admi­nis­tra­tive et dont, par paren­thèse, le conte­nu contras­tait fort avec le conte­nant ; j’ai lu sur des en-tête [sic] du minis­tère de la jus­tice des articles de sport mêlé de haute biche­rie ; et je vis un soir les feuillets roses d’un bureau de jour­nal de modes s’attrister sur une lugubre nécro­lo­gie. — Sur ce cha­pitre, s’il m’était per­mis de for­mu­ler un axiome, je dirais à mes­sieurs les auteurs : Regar­dez-y à deux fois avant d’employer le pre­mier papier venu ; ou plu­tôt écou­tez ceci : — C’était vers la fin de l’hiver 1845. L’homme dont il va être ques­tion, nature mou­ton­nière qui avait en hor­reur la moindre dis­cus­sion, en était venu à n’être plus rien chez lui, ce qui arrive à beau­coup d’honnêtes gens. Madame, fort dépen­sière, lais­sait son mari sans le sou, si bien que le bon­homme n’ayant même plus de quoi s’acheter du papier, col­lec­tion­nait les notes d’épicier, les bandes de jour­naux, bref tout ce qui lui tom­bait sous la main, pour ins­crire l’un après l’autre les articles du grand Dic­tion­naire ento­mo­lo­gique auquel il consa­crait ses loi­sirs. Un jour, par­mi ces frag­ments de toutes sortes, s’était glis­sé un bout de lettre déchi­rée : le hasard, qui n’en fait pas d’autres, vou­lut que le com­po­si­teur en tour­nant le feuillet lût, au-des­sous de la déchi­rure, cette fin de phrase tronquée :

« … pru­dence ! Tu sais bien que l’ours rentre à cinq heures. »

L’écriture était fémi­nine ; plus de doute, ce pauvre ours qui pour­tant n’éprouvait de curio­si­té qu’à l’égard des insectes, subis­sait le sort d’Actéon ! On voit d’ici le sou­rire qui par­cou­rut l’atelier quand il revint le len­de­main. Heu­reu­se­ment on prit la pré­cau­tion de bif­fer les deux lignes traî­tresses, et le digne ento­mo­lo­giste put conti­nuer ses études sur les antennes, organe qui sem­blait l’intéresser particulièrement.

Choix fantaisistes de papier et d’encre 

Si des tics per­son­nels nous pas­sons aux aber­ra­tions com­munes, nous remar­que­rons, par exemple, que tous les auteurs, y com­pris les plus expé­ri­men­tés, se per­suadent qu’une épreuve à laquelle ils ont don­né tous leurs soins est entiè­re­ment pur­gée de fautes. Erreur pro­fonde ; le cor­rec­teur en retrouve tou­jours après eux, et rien alors n’est plus sin­gu­lier que leur conte­nance entre un mécompte d’amour-propre et la satis­fac­tion de voir leur œuvre épu­rée. — Par­ti­cu­la­ri­té fort remar­quable, il y a des manies qui font esprit de corps, c’est-à-dire propres à telle ou telle caté­go­rie d’auteurs ; mille exemples en sont la preuve. — Ain­si, un savant éco­no­mise le papier en rai­son directe de son érudition.

Les vieux raturent beau­coup, les jeunes pas assez, les femmes point du tout.

Les rats de la Biblio­thèque n’emploient qu’un papier jaune, rugueux, enfu­mé, qu’on ne ren­contre que dans leurs mains. Où diable vont-ils le chercher ?

Les pha­lan­sté­riens, les saint-simo­niens cri­blaient leur copie d’italiques et de petites capitales.

Jamais un prêtre-auteur n’écrira qu’avec de l’encre rous­sâtre ; un biblio­mane ne sau­rait renon­cer aux lettres micro­sco­piques ; un avo­cat qui pour­rait se faire lire pas­se­rait pour désho­no­rer la robe ; et les méde­cins prennent un soin par­ti­cu­lier de rendre indé­chif­frables les mots gré­co-latins de leur invention.

Si vous voyez un auteur se récrier et se défendre mor­di­cus plu­tôt que de sacri­fier cinq lignes de sa prose, comp­tez que sa muse est vierge de toute impres­sion ; et si vous le voyez faire parade de lon­drès23 au détri­ment de sa chaus­sure, c’est assu­ré­ment un des Qua­rante de la bras­se­rie des Mar­tyrs24.

Louis Montégut, "La Brasserie des Martyrs"
Louis Mon­té­gut (1855-1906), La Bras­se­rie des Mar­tyrs. Coll. BnF, Estampes et Pho­to­gra­phies, Va-286, t. 6.

Quant à mes­dames les autho­ress dont la voca­tion lit­té­raire brave l’épithète de bas-bleus, il fau­drait une bonne fois les prier de remar­quer que les accents, les points et les vir­gules, ont été inven­tés pour quelque chose, et, pro­fi­tant de l’occasion, leur don­ner pour modèles Mmes Colet, Far­renc25, de Ren­ne­ville, Dash et Aubert.

“Les auteurs qui ont su se faire aimer sont nombreux” 

Il n’est pas jusqu’aux édi­teurs qui n’aient aus­si leurs manies et leurs obs­ti­na­tions. On a vu quelques-uns d’entre eux, par­tis du bou­quin à deux sous, deve­nir mil­lion­naires ; mais sait-on que ceux-là, quand ils dressent des cata­logues, font ser­vir à quatre usages suc­ces­sifs un même mor­ceau de carte (en écri­vant au dos, puis en tra­vers, puis en rouge) et qu’ils s’évertuent à cher­cher en ce moment un cin­quième procédé.

Arrê­tons là cette longue liste de griefs ; aus­si bien chaque métier a-t-il ses ennuis ; or, la dif­fi­cul­té de conci­lier des impos­si­bi­li­tés maté­rielles avec les exi­gences de l’écrivain n’est pas le moindre de nos embar­ras. Encore, avec les géné­raux de lettres, qui ont beau­coup vu, il est des accom­mo­de­ments ; mais les caporaux !…

Emile de Girardin, par Nadar, 1910
Émile de Girar­din, par Nadar, 1910. Coll. BnF.

Les auteurs qui ont su se faire aimer sont nom­breux, Dieu mer­ci, et on les connaît : ceux-là se voient tou­jours secon­dés avec zèle, presque devi­nés. À leur tête marche Girar­din, qui depuis le jour où, pau­vre­ment vêtu, il fon­dait le Voleur, jusqu’aujourd’hui qu’il jouit des bien­faits de la for­tune, n’a pas ces­sé d’être bon et pater­nel ; après lui nous cite­rons Alph. Karr, qui ne man­quait jamais de ser­rer la main au met­teur en pages de ses Guêpes. Dumas, se sen­tant chez lui, nous tutoie ; Albé­ric Second, Vil­le­mes­sant, Nemo26, Trimm, Roche­fort, Sar­cey, Petit­jean27 et la plu­part des jour­na­listes émé­rites traitent les typo­graphes en artistes. Amé­dée Achard, Élie Ber­thet sont d’une poli­tesse par­faite, et Arnaud, le méri­dio­nal, a le ton d’une demoi­selle. Mon­se­let, sur­tout s’il est en retard, a des manières char­mantes ; Jules Richard fait de nous ce qu’il veut ; Mar­ce­lin n’a pas cru s’encanailler en s’attablant à côté de ses com­po­si­teurs, et l’on a vu d’Aurevilly lui-même, sur la rive gauche, s’humaniser jusqu’à la chope.

Quoi d’étonnant ? L’imprimerie n’est-elle pas fille de l’écriture et n’est-ce point par elle que la pen­sée devient livre ? En admet­tant que, comme on nous le reproche, nous ne soyons que ruol­zés28 d’instruction, entre toutes les pro­fes­sions manuelles la nôtre reste la plus noble, puisqu’il lui est don­né de com­prendre, de tra­duire et de pro­pa­ger la pen­sée ; en quoi elle a fait plus pour la civi­li­sa­tion que la poudre et la vapeur.

Au sur­plus, notre maître, Jean Gen­fleisch [sic, Gens­fleisch] de Guten­berg, était gentilhomme.

CH. R.


Séance de relecture dans une imprimerie parisienne en 1931

Je ne compte plus les heures que j’ai pas­sées à cher­cher des pho­tos de cor­rec­teurs au tra­vail (les heures consa­crées à ce blog, en géné­ral, non plus !). Aus­si, quand j’en trouve une de plus, c’est avec une joie dif­fi­ci­le­ment com­mu­ni­cable. Cha­cun ses obsessions… 

Les ico­no­graphes le savent : les images ne sont pas tou­jours bien réfé­ren­cées. Il faut donc sou­vent lan­cer un large filet dans l’espoir de récol­ter quelques pois­sons. Dans le cas pré­sent, ce sont les mots-clés « ate­lier » et « impri­me­rie » qui m’ont por­té chance.

De cette image, je ne sais que ceci : « Ate­lier de l’im­pri­me­rie Simart (Paris, France), impri­mant L’Écho de Paris, pho­to­gra­phie de presse, agence Rol [1904-1937], novembre 193129. »

Mais regar­dons en détail. 

Ces trois hommes sont assis à côté du « marbre » d’une impri­me­rie pari­sienne — il s’a­git en fait d’une « table métal­lique (autre­fois en marbre ou en pierre) sur laquelle on place les pages pour l’impo­si­tion ou les cor­rec­tions » (TLF). Des feuilles blanches ont été éta­lées sur la table pour évi­ter qu’ils ne salissent les manches de leur costume.

rédacteur ou secrétaire de rédaction écrivant un article au crayon, imprimerie Simart, Paris, 1931
Source gallica.bnf.fr / Biblio­thèque natio­nale de France.

C’est, bien sûr, le crayon dans la main droite du per­son­nage prin­ci­pal qui a tout d’a­bord atti­ré mon atten­tion. À quoi res­semble un cor­rec­teur au tra­vail, sinon à quel­qu’un qui lit avec un crayon ou un sty­lo à la main ? C’est la dif­fi­cul­té de ma recherche. Il me semble voir entre ses mains les feuillets A5 d’une copie manus­crite. Je devine plu­tôt un secré­taire de rédac­tion qu’un cor­rec­teur. En tout cas, il écrit au crayon mal­gré la pré­sence d’un encrier à sa gauche, ce qui est plu­tôt la marque d’une relec­ture. La ciga­rette rou­lée qui s’é­teint dans sa main gauche attend qu’il ait terminé. 

correcteur ou secrétaire de rédaction relisant une épreuve en placard, imprimerie Simart, Paris, 1931
Source gallica.bnf.fr / Biblio­thèque natio­nale de France.

Le per­son­nage de droite, lui, est visi­ble­ment en train de relire une épreuve en pla­card30 (je crois voir une colonne de texte au centre de la longue feuille qu’il tient de la main gauche). À sa gauche, les quatre feuillets de la copie, dont trois sont déjà retour­nés. Un crayon est dis­po­nible sur la table, à sa droite. Est-il cor­rec­teur ou secré­taire de rédac­tion ? Nous ne le sau­rons pas. Les deux métiers sont proches.

Le troi­sième homme lit le jour­nal impri­mé. Je ne peux rien en dire de particulier.

cage de verre
Source gallica.bnf.fr / Biblio­thèque natio­nale de France.

Der­nier détail, et non des moindres : à l’ar­rière-plan, la fameuse cage de verre, qui per­met­tait aux cor­rec­teurs de s’i­so­ler du bruit des machines. On la voit beau­coup mieux dans le film L’A­mour en fuite (1979) de Fran­çois Truf­faut (voir mon article). Georges Sime­non en a fait le titre d’un de ses romans (voir mon article).

En tout cas, c’est une belle image d’hommes au tra­vail. La BnF offre la pos­si­bi­li­té d’en ache­ter une repro­duc­tion ; il n’est pas exclu que je cède à la tentation.

Pour la petite his­toire de ce blog, j’a­vais déni­ché cette image avant la belle trou­vaille de ven­dre­di, mais je n’a­vais pas encore déci­dé com­ment l’ex­ploi­ter. J’ai fina­le­ment esti­mé qu’elle méri­tait un article, plu­tôt que d’at­tendre l’oc­ca­sion de l’u­ti­li­ser comme simple illustration. 


L’énigme du crayon bleu du correcteur

Crayons bleu de Prusse et ver­millon Mit­su­bi­shi. Source : Pen­cil Talk.

Lors­qu’il débute dans la cor­rec­tion de presse, en juillet 1945, Claude Jamet écrit dans son jour­nal31 : 

« Et il faut bien que je m’a­voue, de moi à moi, que j’i­gnore en effet l’A B C du métier : je ne me rap­pelle plus tous les signes conven­tion­nels ; je n’ai même pas de crayon bleu… »

Et, plus loin, le 11 septembre :

« Huit bouches à nour­rir, et je n’ai que mes deux bras, que dis-je ? Je n’ai que cette main, qui tient le crayon bleu, à encre32, du cor­rec­teur… »

En matière de cor­rec­tion, tout un cha­cun pense aus­si­tôt au sty­lo rouge, sym­bole même du métier. Alors pour­quoi donc cette insis­tance sur le crayon bleu ? 

L’alternance de rouge et de bleu, je l’ai ren­con­trée très récem­ment. Dans son récit d’une séance de cor­rec­tion avec Bau­de­laire (voir mon article), Léon Cla­del raconte : « […] le sévère cor­rec­teur sou­li­gnait au crayon rouge, au crayon bleu, les phrases qui, selon lui, man­quaient de force ou d’exactitude, et ne s’adaptaient pas à l’idée, ain­si que les gants de peau. » 

Voi­ci deux autres men­tions du crayon bleu :

Dans un article sur « Le vrai Renan », en 190233, on peut lire : « […] à un cer­tain endroit, le cor­rec­teur avait tra­cé de grandes croix au crayon bleu. — Que veut dire ceci ? remar­qua Renan. — Que ce pas­sage est abso­lu­ment inin­tel­li­gible pour moi. »

Et, la même année, dans un article expli­quant la fabri­ca­tion d’un jour­nal34 : « La copie est relue, prête à pas­ser à l’atelier. Avant de l’y envoyer, il faut indi­quer au crayon bleu, en tête de chaque article, en quels carac­tères cet article doit être com­po­sé. »

Après enquête, il appa­raît que divers usages de cette cou­leur ont coexis­té dans l’im­pri­me­rie : sup­pres­sions, anno­ta­tions, indi­ca­tions typo­gra­phiques ou autres.

Le Gui­chet du savoir (Biblio­thèque muni­ci­pale de Lyon) cite un blog en anglais, aujourd’hui dis­pa­ru, qui expliquait : 

« Un code cou­leur s’est ins­tau­ré entre édi­teurs et auteurs. Le rouge (uti­li­sé éga­le­ment par les ensei­gnants dans les cor­rec­tions de copies d’é­lèves) est une cou­leur qui res­sort du texte et se remarque. Elle indique à l’au­teur les para­graphes à réécrire com­plè­te­ment. Tan­dis que le bleu, plus dis­cret, sera uti­li­sé pour la mise en forme à des­ti­na­tion des impri­meurs. »

À tel point que les fabri­cants ont inven­té le crayon bico­lore, « d’un côté ver­millon, de l’autre bleu de Prusse », que l’on trouve encore de nos jours.

Crayon rouge et bleu Duo Giant de Lyra.

Le Gui­chet du savoir écrit encore : « […] ce crayon date­rait du xixe siècle. L’ou­vrage inti­tu­lé L’Art d’é­crire un livre, de l’im­pri­mer, et de le publier d’Eu­gène Mou­ton (1896) indique [p. 163] : “Le crayon bleu et rouge est pré­cieux parce qu’il sert à la fois à faire des remarques en sens oppo­sé, comme par exemple : rouge, à revoir ; bleu, à sup­pri­mer ; rouge et bleu, à modi­fier, etc.” »

Le blog Pen­cil Talk (en anglais) consacre de belles pages, riche­ment illus­trées, à ces crayons bico­lores à tra­vers le monde. Ils sont aus­si appe­lés « crayons télé­vi­sion », sans doute parce qu’ils servent dans les plan­nings d’organisation du tra­vail (Wiki­pé­dia).

Pour les cor­rec­teurs, d’après les indices que je trouve, le crayon bleu était sur­tout employé pour des anno­ta­tions (à dis­tin­guer des cor­rec­tions) ou pour des suppressions. 

On en a un aper­çu dans le deuxième feuillet de la pré­pa­ra­tion de copie pour l’édition Char­pen­tier du roman L’Insurgé de Jules Val­lès, visible sur Gal­li­ca (BnF). Les cor­rec­tions y sont por­tées au crayon à papier ou à l’encre noire ; les sup­pres­sions au crayon bleu. 

Deuxième feuillet du NAF 28124 (5), pré­pa­ra­tion de copie pour l’édition Char­pen­tier de L’In­sur­gé de Jules Val­lès. Gal­li­ca (BnF).

Usage qui n’avait appa­rem­ment rien de sys­té­ma­tique, puisque, dans son essai Le Cor­rec­teur Typo­graphe (1924), L.-E. Bros­sard, quand il men­tionne le crayon bleu (p. 316-317), ne l’oppose pas au rouge : les indi­ca­tions doivent être faites, écrit-il, « au crayon bleu, à l’encre rouge ou de toute autre manière ».

Cela me fait pen­ser au « crayon bleu de la cen­sure », expres­sion née vers 1860 et qu’on ren­contre encore par­fois jusqu’à nos jours — Sciences Po l’a employée il y a peu35 —, et à laquelle je revien­drai peut-être dans un pro­chain billet. Elle existe aus­si en anglais, où to blue-pen­cil, lit­té­ra­le­ment « pas­ser au crayon bleu », c’est « cor­ri­ger » ou « cen­su­rer » (Larousse anglais-fran­çais).

« L’usage du crayon bleu [dans l’é­di­tion et la presse] se raré­fie ; la publi­ca­tion assis­tée par ordi­na­teur per­met un sys­tème de ges­tion de ver­sions sans pas­ser par l’im­pri­mé », pré­cise Wiki­pé­dia.

PS — Une consœur suisse m’in­forme que dans le Guide du typo­graphe (romand, 7e éd., 2015), « les signes de pré­pa­ra­tion, de cou­leur bleue » (p. 15) sont tou­jours oppo­sés au « rouge pour la cor­rec­tion des épreuves (p. 18). Mer­ci Catherine.


Ce que vous n’avez pas lu grâce au correcteur

Si le tra­vail du cor­rec­teur se voit sur­tout quand il échoue, il est bon de rap­pe­ler qu’il réus­sit le plus sou­vent. En voi­ci quelques exemples.

« [Grâce au cor­rec­teur] Vous n’avez pas lu […] dans ce titre de une, qu’une idée avait été “cou­ron­née d’insuccès”. Ni cet entre­fi­let selon lequel “on ne traite pas des lois, mais de l’esprit des loirs”. Vous n’avez pas lu qu’à ce moment de la séance, l’un des indi­vi­dus pré­sents “s’est levé comme un seul homme”. Non plus que les artistes asso­ciés à un pro­jet dont il était ques­tion “réa­li­se­ront une œuvre cha­cun, avec la par­ti­ci­pa­tion d’enfants qui seront mises aux enchères à 14 h”. Et si l’on remonte à quelques années, l’une de mes pré­fé­rées a tou­jours été la fois où quelqu’un avait tenu à remettre “l’église au milieu du virage”… »

« Une année sous de bons hos­pices », La Liber­té (quo­ti­dien de Fri­bourg, Suisse), 28 jan­vier 2023.

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Article signa­lé par une consœur.