Un correcteur de presse débine toutes les plumes de Paris, 1865

« Par­ler des auteurs est peut-être un peu bien har­di, pour un simple cor­rec­teur d’imprimerie comme moi », com­mence pru­dem­ment l’au­teur de l’ar­ticle ci-des­sous… mais pour par­ler, il va par­ler ! Les « hié­ro­glyphes », les petites manies et les sautes d’hu­meur des jour­na­listes et cri­tiques les plus en vue défilent sous nos yeux éha­bis et amu­sés. Ano­ny­me­ment, notre homme se venge ! C’est dans Figa­ro (alors sans article) du 15 octobre 1865.
NB1 : Le sous-titre « Les Auteurs » laisse ima­gi­ner une suite, mais je n’ai pas trou­vé d’autre épi­sode de « La cui­sine de Guten­berg », et je le déplore.
NB2 : Comme tou­jours, j’ai res­pec­té l’or­tho­graphe et la ponc­tua­tion d’o­ri­gine. « Ch. R. » fait un usage immo­dé­ré des tirets, qu’il emploie comme des pauses longues, non comme l’é­qui­valent des parenthèses.

LA CUISINE DE GUTENBERG

Les Auteurs.

Som­maire. — Les Auteurs. — Pour le typo­graphe, plus de pres­tige. — Les pal­las­siers, les arti­fi­ciers, les raseurs. — Les hié­ro­glyphes. — Quelques spé­ci­mens. — Les micro­sco­piques, les gigan­tesques, les éche­ve­lés, les impos­sibles, les ſ [sic, f] de Tous­se­nel, les char­dons d’Arsène Hous­saye, le maca­dam de Jules Janin. — Les auteurs cal­li­graphes. — Les tocades de ces mes­sieurs. — Les épreuves renais­santes de Bal­zac et de Vil­le­main. — La ponc­tua­tion ; les plu­riels de Lalan­delle, la gram­maire de l’Alcazar. — L’Auvergnat et le cor­rec­teur. — La presse poli­tique et lit­té­raire : La Gué­ron­nière, Cas­sa­gnac, Havin, Nefft­zer, Girar­din, Jani­cot, Boni­face, Jules Janin, Achille Denis, Jules Lecomte. — Les ruches à jour­naux. — Trente-cinq dans la même rue. — Le sacer­doce de la presse après 1830. — Les franges de Gas­pard de Pons ; les amé­ni­tés de deux aca­dé­mi­ciens ; le dada de d’Arlincourt. — Défiez-vous des petits papiers ! — Un ours méta­mor­pho­sé en cerf. — Les manies de caste : celles des éru­dits, des com­pi­la­teurs, des saint-simo­niens, des prêtres, des avo­cats, des méde­cins, de la bras­se­rie des Mar­tyrs, des autho­ress, des édi­teurs mil­lion­naires. — Les auteurs aimables et aimés. — Conclusion.

C’est par abus, sans doute, mais enfin, en typo­gra­phie, on appelle auteur qui­conque fait impri­mer sa prose. Par­ler des auteurs est peut-être un peu bien har­di, pour un simple cor­rec­teur d’imprimerie comme moi, car tel d’entre eux excelle à décou­vrir une paille chez le voi­sin sans admettre pour cela qu’on aper­çoive une poutre chez lui. Par bon­heur, nous par­lons à des gens d’esprit ; donc, nous pou­vons nous aven­tu­rer. Parlons.

Si le valet de chambre d’un grand homme n’a plus d’illusions sur son maître, com­ment le cor­rec­teur qui, chaque jour, voit nos écri­vains à l’œuvre, les consi­dé­re­rait-il du même œil que vous ? lui devant qui l’on maquille la période, on place le mot à effet, on dis­cute un adjec­tif louan­geur, on aiguise la pointe per­fide ? Et com­ment, sans son aide, ampu­ter la phrase gan­gré­née, ou débri­der une bour­sou­flure ? — Aus­si, pour lui plus de pres­tige ; il connaît tous les secrets de toi­lette, et ne mesure (là est son tort) le mérite de l’homme qu’à la dose d’ennuis qu’il lui cause. Aus­si faut-il voir, je veux dire entendre, par quels quo­li­bets il se venge.

Tel manuscrit “ressemble à une rue de Paris en démolition”

D’abord, il divise les gêneurs en trois classes : les pal­las­siers1 (dis­cou­reurs impla­cables sur une vétille) ; les arti­fi­ciers (Bal­zac, Vil­le­main, Des­noyers, tra­çant des fusées du texte à la marge) ; les raseurs (venant trois fois par jour acti­ver le tra­vail). — Res­tent les ver­beux qui s’oublient en conver­sa­tions oiseuses ; ceux-là sont exé­cu­tés sur place : un Domi­nus vobis­cum en sour­dine part du fond de l’atelier, auquel toute la gale­rie en chœur répond, sur le ton litur­gique : Et cum spi­ri­tu tuo. Cela veut dire dis­pen­sez-nous de l’Ore­mus.

épreuve de "La Femme supérieure" annotée par Balzac
« Les arti­fi­ciers […], tra­çant des fusées du texte à la marge ». Épreuve de La Femme supé­rieure anno­tée par Bal­zac. Coll. BnF. Voir expo­si­tion vir­tuelle.

Dans cet esprit-là, on pré­sume bien qu’il est peu de ridi­cules qui nous échappent ; il en est, Dieu mer­ci, d’assez comiques. Avant tout, il importe de consta­ter, comme obser­va­tion géné­rale, qu’à une époque où tous les gar­çons de maga­sin sont plus ou moins cal­li­graphes, les let­trés, qui s’honorent de la plume et en vivent, s’obstinent à la tenir le plus mal pos­sible. — Jamais, en effet, celui qui par­court un jour­nal ou un livre ne par­vien­drait à se figu­rer sur quels manus­crits il nous a fal­lu étu­dier pour arri­ver à devi­ner ce que l’auteur a vou­lu dire. — Tenu à bout de bras, l’un fait l’effet d’une pluie de perles, l’autre d’un champ d’asperges en insur­rec­tion ; celui-ci res­semble à un plat de maca­ro­ni, celui-là à une rue de Paris en démo­li­tion : aucune [sic] n’a de rap­port avec une écri­ture euro­péenne. On devrait déco­rer les Cham­pol­lions qui finissent par les tra­duire, car les excen­tri­ci­tés de la fan­tai­sie dans le genre gra­phique n’ont ni terme ni limite. Quelques exemples vont le prouver.

Pattes de mouche et “plumes qui crachent” 

Tan­dis que le biblio­phile Jacob s’efforce de faire tenir sur une dizaine de feuillets la matière d’un volume, on pour­rait lire à cinq pas Léon Goz­lan, mieux encore l’illustre Méry, qu’on devrait, sous plus d’un rap­port, prendre pour modèle. — Car­rée, magis­trale est l’écriture d’Edgard [sic] Qui­net, tan­dis que tel article du Consti­tu­tion­nel confi­gure lit­té­ra­le­ment une écu­moire. On dirait, en voyant ceux que Pierre Véron envoie au Cha­ri­va­ri, qu’il a cou­pé sur une feuille de papier toute [sic] les soies d’une brosse ; Arsène Hous­saye affecte le style dit flam­boyant, et sa signa­ture est tout héris­sée de piquants. Pour si lisible qu’il soit, Vic­tor Hugo trouve le moyen de n’avoir que des plumes qui crachent, et l’on attri­bue­rait à une main fémi­nine les lignes de Girar­din. Cette page d’histoire que vous avez lue hier dans Gui­zot a été, d’un bout à l’autre, tra­cée sans hési­ta­tion, au crayon ; c’est aus­si l’habitude de Pros­per Pas­cal et de Louis Venet2, qui cultive à la fois le Monde et le Rosier de Marie, comme cha­cun sait.

page une du "Rosier de Marie", journal catholique
Rosier de Marie, « jour­nal en l’hon­neur de la Sainte Vierge, parais­sant tous les same­dis ». Image emprun­tée au blog de missionnotredamedeliesse.over-blog.com.

Sin­gu­lier contraste : l’auteur de Lélia3 écrit d’une main de fer, à l’encre bleu fon­cé, avec de grosses ratures ; et les petits feuillets du ter­rible Jou­vin pour­raient être com­pa­rés aux auto­graphes minus­cules de Paul Lacroix. Mme Dash a pro­ba­ble­ment fré­quen­té la même école que Pierre Véron ; et M. G.4, du Musée des Familles, n’écrit que la moi­tié du mot, le reste est une barre. Le rédac­teur en chef de la Gazette a renon­cé à se lire lui-même ; à l’aspect d’un manus­crit de Solar on ne sait jamais s’il s’agit d’espagnol ou de fran­çais ; le char­mant auteur de l’Esprit des Bêtes5 a des l, des p, des f, qui pro­jettent jusqu’au-delà du papier leur aspi­ra­tion éche­ve­lée ; mais n’espérez point sans une loupe devi­ner Xavier Aubryet. Certes, il eût ri de bon cœur, en 1848, s’il eût vu M. T.6 rédi­ger des bro­chures avec un bâton­net gros comme le doigt, en guise de plume. Tou­te­fois, quelque excen­trique que puissent être les mille et une manières de noir­cir du papier, il n’en est point dont on ne triomphe à force d’étude ; mais ce qui confond, ce qui défie à la fois l’œil et la rai­son, ce sont les auto­graphes du pre­mier des lun­distes7, empe­reur des illi­sibles. Ici, l’expression fait défaut : il n’y a point de terme dans la langue pour peindre la chose. Impos­sible, si on ne l’a vue, de s’en faire une idée. — Là-des­sus il faut tirer l’échelle, car toute cita­tion pâlirait.

lettre autographe de Sainte-Beuve
Lettre auto­graphe de Sainte-Beuve, emprun­tée au site Mémoire d’encres.

Comme cor­rec­tif, on pour­rait en revanche mon­trer des écri­tures fort belles : rari nantes in gur­gite8. Tout le monde connaît le talent cal­li­gra­phique de l’auteur des Mous­que­taires ; rien n’est plus coquet que les petites cartes de Ch. Blanc trai­tant les ques­tions d’art ; et l’on peut dire que les feuillets cor­rects et pro­prets de Mon­se­let charment l’œil du typo­graphe avant d’aller enchan­ter ses lec­trices. Disons encore, à l’honneur des poètes, que leur copie, bonne ou mau­vaise, est géné­ra­le­ment nette : il est visible qu’avant de l’écrire ils ont scan­dé le vers.

“Ceux qui n’ont pas de tocades forment la minorité” 

Voi­là donc qui est démon­tré : les auteurs grif­fonnent, c’est la règle ; quelques-uns écrivent, c’est l’exception. Il en est tout dif­fé­rem­ment de leurs tocades, puisque ceux qui n’en ont pas forment la mino­ri­té. — Les maîtres mêmes, je devrais dire eux sur­tout, n’en sont point exempts. — Bal­zac, dont le sys­tème de ponc­tua­tion a don­né lieu à un pro­cès9, a lais­sé dans la typo­gra­phie le sou­ve­nir des sept ou huit épreuves suc­ces­sives qu’il exi­geait, les tra­vaillant de telle sorte qu’à la der­nière il ne res­tait plus un tiers de la com­po­si­tion pri­mi­tive10.

M. Vil­le­main est allé plus loin le jour où, don­nant des soins plus minu­tieux encore que de cou­tume à son compte ren­du d’une séance de l’Institut, il en cor­ri­gea jusqu’à onze épreuves l’une après l’autre. Sar­rans jeune, après avoir fait com­po­ser le salon heb­do­ma­daire de la Semaine, démo­lis­sait tout : à la véri­té, il signait Nico­las, ce qui est une excuse. Cette manie, plus répan­due que de rai­son, nous met au déses­poir ; elle s’explique par cette par­ti­cu­la­ri­té qu’on juge bien mieux la phrase en lettres mou­lées que manuscrite.

L’auteur d’Eugé­nie Gran­det, quand l’inspiration lui dic­tait un beau type11, ou si une des­crip­tion telle qu’il les savait faire lui sou­riait, tra­çait tout d’une haleine des ali­né­nas [sic] de qua­torze pages in-18, luxe incon­nu dans les écrits modernes. (Ô Dumas ! Ô Girardin !)

La ponc­tua­tion, dont les règles peuvent être dis­cu­tées, mais qui a pour­tant ses prin­cipes, prête beau­coup au caprice ; aus­si en abuse-t-on. — L’abbé Moi­gno, dont la science est à bon droit popu­laire, a l’habitude de sau­pou­drer son style d’une quan­ti­té de vir­gules tout éton­nées de tom­ber là sans savoir pour­quoi, alors que la majeure par­tie des rédac­teurs de la presse légère, pour en finir avec ces signes fati­gants, les ont sim­ple­ment sup­pri­més. Ce n’est pas qu’à leur tour les hommes d’un cer­tain âge n’aient aus­si leurs fan­tai­sies : on essaye­rait en vain de per­sua­der à M. Buloz qu’en 1865 les impar­faits et les condi­tion­nels ne s’écrivent plus par un o12 : et M. Lalan­delle [sic, La Lan­delle] vous prou­ve­ra qu’on doit plu­ra­li­ser tou­jours un chef d’escadronS, un capi­taine de vais­seauX. Que vou­lez-vous ? c’est son sys­tème. Ils ont aus­si le leur, ceux qui brochent les petites tur­pi­tudes à 1 franc publiées dans les pas­sages ; tou­te­fois, ils feraient mieux d’avouer qu’absorbés par leurs études à l’Alca­zar, ils négligent un peu leur Chap­sal13, et sont for­cés, par suite, de bar­bouiller, à des­sein, les dési­nences de mots embarrassantes.

affiche de l'Alcazar d'hiver, Paris, 1875
Affiche de l’Al­ca­zar d’hi­ver, à Paris, 1875. Coll. BnF.

Par­don du rap­pro­che­ment, mais Châ­teau­briand [sic] savait être plus franc et plus habile à la fois. Il disait aux cor­rec­teurs, avec un fin sou­rire : « Mes­sieurs, je vous aban­donne l’orthographe. » En effet, à cha­cun son métier ; d’autant plus que les hommes, géné­ra­le­ment fort ins­truits, dont le chantre d’Ata­la ne dédai­gnait pas les avis, prêtent volon­tiers leur concours pour peu que l’on n’affecte pas avec eux des façons trop cava­lières. Une petite anec­dote me revient à ce sujet.

Cer­tain Auver­gnat rusé avait ima­gi­né une com­bi­nai­son à l’aide de laquelle il exploi­tait les indus­triels qui croient encore aux effets de la réclame ; il était d’une igno­rance crasse, n’avait ni secré­taire ni copiste, et met­tait l’atelier de com­po­si­tion aux abois par de lamen­tables auto­graphes. Un jour que le cor­rec­teur, tou­jours obli­geant envers lui, était allé prendre son glo­ria14, notre homme, contra­rié de ne pas le trou­ver là, lui décoche, trois lignes en style de Saint-Flour15. Que fait le mali­cieux cor­rec­teur ? Après l’avoir cor­ri­gé comme une épreuve, il ren­voie le billet à l’auteur, avec ces mots au bas : « Bon à tirer après cor­rec­tion. » Dix jours plus tard, il chan­geait d’imprimerie, natu­rel­le­ment ; mais la langue était ven­gée, et lui aussi.

“Petites faiblesses humaines” 

Les écri­vains de la presse quo­ti­dienne ne sont pas dans les mêmes condi­tions que les auteurs pro­pre­ment dits ; ils peuvent cepen­dant, eux aus­si, nous four­nir quelques types, qu’il serait assez curieux d’opposer les uns aux autres. Ain­si, tan­dis que ceux-ci ont l’idée labo­rieuse et l’expression dif­fi­cile, ceux-là rédigent tout en cau­sant, et n’en écrivent pas plus mal. — M. de La Gué­ron­nière, à une cer­taine époque, don­nait à deux jour­naux quo­ti­diens à la fois ses impres­sions par­le­men­taires, et pour­tant sa plume, une fois lan­cée, ne s’arrêtait pas, et il pas­sait, sans les relire, au met­teur en pages ses feuillets tout humides. M. Gra­nier de Cas­sa­gnac, au Globe napo­léo­nien, n’apportait ses pre­miers-Paris16 qu’à l’heure où, de guerre las17, on allait éteindre le gaz, et beau­coup de jour­na­listes, s’ils étaient sin­cères, avoue­raient qu’ils ne livrent leur article qu’à la der­nière extré­mi­té, et sous la menace du départ, cette heure de Damo­clès. Ah ! c’est qu’aussi il est plus dif­fi­cile que le lec­teur ne le pense d’avoir des idées poli­tiques ou de l’esprit à heure fixe. — Jules Janin, bien sou­vent, fai­sait ses comptes ren­dus au sor­tir du théâtre, sur le coin d’une table de café, en se ser­vant du pre­mier objet venu, plume d’auberge ou allu­mette. Aus­si, Dieu sait en quels hié­ro­glyphes ses juge­ments atten­dus étaient for­mu­lés ! Il est vrai que, pas­sé minuit, une gra­ti­fi­ca­tion était due aux com­po­si­teurs des Débats, et l’on peut affir­mer, qu’à plus d’un titre, ils ne la volaient point.

Dans cette église mili­tante, où la pré­sence d’esprit et le sang-froid sont indis­pen­sables, on a vu des ath­lètes renom­més payer par­fois leur tri­but aux petites fai­blesses humaines. Jupi­ter-Havin lui-même a ses mau­vais quarts d’heure ; Nefft­zer, pour si Alsa­cien qu’il soit, n’est pas un pro­to­type de lon­ga­ni­mi­té ; Jani­cot est sou­vent un peu vif ; Achille Denis, le meilleur des bour­rus, s’emporte comme une soupe au lait si son tirage est en retard ; il ne fau­drait pas prendre trop à la lettre le nom de M. Boni­face18, et Girar­din, lui qui en a tant vu, tirait un soir ses che­veux à poi­gnée, parce qu’un membre de phrase avait été omis dans son article de fond. Ce qui ne l’empêcha pas, en juin 1848, lors que la Presse fut sus­pen­due, de payer de ses propres deniers les ouvriers du jour­nal pen­dant tout le temps que dura le chômage.

À titre d’excentricités, c’est ici le cas de rap­pe­ler Jules Lecomte : adroit chro­ni­queur, il était médio­cre­ment let­tré, car c’est lui qui for­gea l’étrange épi­thète d’hydro­prusse, et le cor­rec­teur eut toutes les peines du monde à l’y faire renon­cer. Labo­rieux quoiqu’il fût déjà riche, et atta­ché à deux ou trois jour­naux très dif­fé­rents, on le voyait, comme la pré­voyante four­mi, faire ses petites pro­vi­sions, gar­der sur la planche, pen­dant trois mois, des anec­dotes plus ou moins apo­cryphes avec la date en blanc ; comp­ter scru­pu­leu­se­ment ses lignes en les mul­ti­pliant par 25 cen­times, et enfin col­ler bout à bout ses épreuves et en for­mer des rubans de trois ou quatre mètres de longueur.

L’étrange disparition d’un “précieux autographe” 

Les impri­me­ries où se bâclent les jour­naux ne res­semblent guère à celles où l’on ne fait que le labeur, c’est-à-dire le livre. Elles pré­sentent, à cer­taines heures, l’aspect fié­vreux d’une ruche en acti­vi­té ; on va, on vient, on crie, on se heurte, et c’est au milieu de ce tohu-bohu qu’on enfante la feuille au moment pres­crit. Aujourd’hui, le type de ce genre d’établissements est celui de la rue Coq-Héron ; mais vers 1830, chez Sel­ligues [sic, Sel­ligue], rue des Jeû­neurs (la pre­mière mai­son qui employa les machines sur une grande échelle), il s’imprimait chaque jour trente-cinq jour­naux aus­si dis­pa­rates de cou­leurs que de for­mats. C’est là que le Com­merce et le Mes­sa­ger, deux enne­mis jurés, comme Fichet et Huret19, pre­naient soin (ô sacer­doce de la presse !) d’échanger leurs épreuves pour l’érein­te­ment du len­de­main ; là encore que la Contre-Révo­lu­tion, créée tout exprès pour com­battre la Révo­lu­tion, avait les mêmes rédac­teurs, réfu­tant dans le jour­nal oppo­sé leurs propres articles ; là enfin que fut inven­tée cette ficelle, à l’usage des dépar­te­ments, de for­mer quatre ou cinq jour­naux d’une seule com­po­si­tion, en chan­geant tout sim­ple­ment le titre ; ce qui se pra­tique encore, nous savons où.

Mais nous per­dons de vue les auteurs. — Gas­pard de Pons, qui n’était pas sans mérite, avait une sin­gu­lière habi­tude : à mesure qu’il reli­sait ses pièces de poé­sie, ses sou­ve­nirs aidant, il les sur­char­geait de notes, si bien que les marges ne lui suf­fi­sant plus, il avait pris le par­ti d’y atta­cher des ban­de­lettes qui affec­taient toutes sortes de cou­leurs, selon le hasard qui les lui avait four­nies, et les col­lait tout autour de ses pages ; en sorte qu’à dis­tance elles res­sem­blaient à ces châles fran­gés qui fai­saient, il y a quelque trente ans, la gloire des por­tières.

Il est des hommes fort dis­tin­gués à tous égards, chi­mistes, pro­fes­seurs, légistes, qui n’écrivent qu’en abré­gé les termes les plus usi­tés de la science qu’ils traitent, ce qui rend leur manus­crit inin­tel­li­gible si l’on n’a, de longue main, appris à le traduire.

Et puis les plus épi­neux sont tou­jours les moins patients si l’on vient à ne pas les com­prendre. M. Sainte-Beuve, sen­sible lui-même aux piqûres de la presse, ménage très peu l’épiderme d’autrui, et M. Cou­sin est trop prompt à offrir du char­don à ceux que ses pattes de mouche embar­rassent. Cette façon d’agir est d’autant moins géné­reuse que ces mes­sieurs règnent et gou­vernent. Et com­ment l’illustre pro­fes­seur de phi­lo­so­phie20, quand il s’emporte à pro­pos de la moindre erreur, ne craint-il pas qu’on lui cite tel de ses livres où il pré­sente à l’admiration du lec­teur des phrases qui ont le mal­heur d’être conçues comme celle-ci : « Je pense qu’il n’y aura pas que lui qui trouve qu’il y aurait plus de pro­bi­té à cela qu’à ce que j’ai pu prétendre. »

Après tout, s’il est dans la répu­blique des lettres de petites fai­blesses aigre­lettes, il en est d’inoffensives. Telle, par exemple, celle de l’auteur du Soli­taire21, sup­po­sant que ses moindres brouillons seraient des reliques pour nos arrière-neveux. Un frag­ment de sa copie s’étant éga­ré dans l’imprimerie où fut com­po­sé son der­nier feuille­ton, il se mit à faire une scène. C’était inouï ! c’était déplo­rable ! — Bref, le com­po­si­teur accu­sé de négli­gence ayant été appe­lé à com­pa­raître, il avait d’abord cher­ché à se dis­cul­per, lorsque tout à coup, d’un air enthou­siaste, il s’écrie :

« — Ah ! mon­sieur, je serais si heu­reux de pos­sé­der un auto­graphe de vous !

« — Eh bien, s’il en est ain­si, mon ami, dit d’Arlincourt subi­te­ment radou­ci, gar­dez-le, puisque vous êtes homme de goût. Je vous en fais présent ! »

Le drôle, en ren­trant à l’atelier, pouf­fait de rire. Ce pré­cieux auto­graphe enve­lop­pait son gruyère.

Cocasses “antennes” d’un “digne entomologiste” 

Tan­dis que nous par­lons du papier, disons qu’il a pour nous des révé­la­tions impré­vues : je me rap­pelle encore un cer­tain grand-rai­sin22 assez com­pro­met­tant qui tra­his­sait son ori­gine admi­nis­tra­tive et dont, par paren­thèse, le conte­nu contras­tait fort avec le conte­nant ; j’ai lu sur des en-tête [sic] du minis­tère de la jus­tice des articles de sport mêlé de haute biche­rie ; et je vis un soir les feuillets roses d’un bureau de jour­nal de modes s’attrister sur une lugubre nécro­lo­gie. — Sur ce cha­pitre, s’il m’était per­mis de for­mu­ler un axiome, je dirais à mes­sieurs les auteurs : Regar­dez-y à deux fois avant d’employer le pre­mier papier venu ; ou plu­tôt écou­tez ceci : — C’était vers la fin de l’hiver 1845. L’homme dont il va être ques­tion, nature mou­ton­nière qui avait en hor­reur la moindre dis­cus­sion, en était venu à n’être plus rien chez lui, ce qui arrive à beau­coup d’honnêtes gens. Madame, fort dépen­sière, lais­sait son mari sans le sou, si bien que le bon­homme n’ayant même plus de quoi s’acheter du papier, col­lec­tion­nait les notes d’épicier, les bandes de jour­naux, bref tout ce qui lui tom­bait sous la main, pour ins­crire l’un après l’autre les articles du grand Dic­tion­naire ento­mo­lo­gique auquel il consa­crait ses loi­sirs. Un jour, par­mi ces frag­ments de toutes sortes, s’était glis­sé un bout de lettre déchi­rée : le hasard, qui n’en fait pas d’autres, vou­lut que le com­po­si­teur en tour­nant le feuillet lût, au-des­sous de la déchi­rure, cette fin de phrase tronquée :

« … pru­dence ! Tu sais bien que l’ours rentre à cinq heures. »

L’écriture était fémi­nine ; plus de doute, ce pauvre ours qui pour­tant n’éprouvait de curio­si­té qu’à l’égard des insectes, subis­sait le sort d’Actéon ! On voit d’ici le sou­rire qui par­cou­rut l’atelier quand il revint le len­de­main. Heu­reu­se­ment on prit la pré­cau­tion de bif­fer les deux lignes traî­tresses, et le digne ento­mo­lo­giste put conti­nuer ses études sur les antennes, organe qui sem­blait l’intéresser particulièrement.

Choix fantaisistes de papier et d’encre 

Si des tics per­son­nels nous pas­sons aux aber­ra­tions com­munes, nous remar­que­rons, par exemple, que tous les auteurs, y com­pris les plus expé­ri­men­tés, se per­suadent qu’une épreuve à laquelle ils ont don­né tous leurs soins est entiè­re­ment pur­gée de fautes. Erreur pro­fonde ; le cor­rec­teur en retrouve tou­jours après eux, et rien alors n’est plus sin­gu­lier que leur conte­nance entre un mécompte d’amour-propre et la satis­fac­tion de voir leur œuvre épu­rée. — Par­ti­cu­la­ri­té fort remar­quable, il y a des manies qui font esprit de corps, c’est-à-dire propres à telle ou telle caté­go­rie d’auteurs ; mille exemples en sont la preuve. — Ain­si, un savant éco­no­mise le papier en rai­son directe de son érudition.

Les vieux raturent beau­coup, les jeunes pas assez, les femmes point du tout.

Les rats de la Biblio­thèque n’emploient qu’un papier jaune, rugueux, enfu­mé, qu’on ne ren­contre que dans leurs mains. Où diable vont-ils le chercher ?

Les pha­lan­sté­riens, les saint-simo­niens cri­blaient leur copie d’italiques et de petites capitales.

Jamais un prêtre-auteur n’écrira qu’avec de l’encre rous­sâtre ; un biblio­mane ne sau­rait renon­cer aux lettres micro­sco­piques ; un avo­cat qui pour­rait se faire lire pas­se­rait pour désho­no­rer la robe ; et les méde­cins prennent un soin par­ti­cu­lier de rendre indé­chif­frables les mots gré­co-latins de leur invention.

Si vous voyez un auteur se récrier et se défendre mor­di­cus plu­tôt que de sacri­fier cinq lignes de sa prose, comp­tez que sa muse est vierge de toute impres­sion ; et si vous le voyez faire parade de lon­drès23 au détri­ment de sa chaus­sure, c’est assu­ré­ment un des Qua­rante de la bras­se­rie des Mar­tyrs24.

Louis Montégut, "La Brasserie des Martyrs"
Louis Mon­té­gut (1855-1906), La Bras­se­rie des Mar­tyrs. Coll. BnF, Estampes et Pho­to­gra­phies, Va-286, t. 6.

Quant à mes­dames les autho­ress dont la voca­tion lit­té­raire brave l’épithète de bas-bleus, il fau­drait une bonne fois les prier de remar­quer que les accents, les points et les vir­gules, ont été inven­tés pour quelque chose, et, pro­fi­tant de l’occasion, leur don­ner pour modèles Mmes Colet, Far­renc25, de Ren­ne­ville, Dash et Aubert.

“Les auteurs qui ont su se faire aimer sont nombreux” 

Il n’est pas jusqu’aux édi­teurs qui n’aient aus­si leurs manies et leurs obs­ti­na­tions. On a vu quelques-uns d’entre eux, par­tis du bou­quin à deux sous, deve­nir mil­lion­naires ; mais sait-on que ceux-là, quand ils dressent des cata­logues, font ser­vir à quatre usages suc­ces­sifs un même mor­ceau de carte (en écri­vant au dos, puis en tra­vers, puis en rouge) et qu’ils s’évertuent à cher­cher en ce moment un cin­quième procédé.

Arrê­tons là cette longue liste de griefs ; aus­si bien chaque métier a-t-il ses ennuis ; or, la dif­fi­cul­té de conci­lier des impos­si­bi­li­tés maté­rielles avec les exi­gences de l’écrivain n’est pas le moindre de nos embar­ras. Encore, avec les géné­raux de lettres, qui ont beau­coup vu, il est des accom­mo­de­ments ; mais les caporaux !…

Emile de Girardin, par Nadar, 1910
Émile de Girar­din, par Nadar, 1910. Coll. BnF.

Les auteurs qui ont su se faire aimer sont nom­breux, Dieu mer­ci, et on les connaît : ceux-là se voient tou­jours secon­dés avec zèle, presque devi­nés. À leur tête marche Girar­din, qui depuis le jour où, pau­vre­ment vêtu, il fon­dait le Voleur, jusqu’aujourd’hui qu’il jouit des bien­faits de la for­tune, n’a pas ces­sé d’être bon et pater­nel ; après lui nous cite­rons Alph. Karr, qui ne man­quait jamais de ser­rer la main au met­teur en pages de ses Guêpes. Dumas, se sen­tant chez lui, nous tutoie ; Albé­ric Second, Vil­le­mes­sant, Nemo26, Trimm, Roche­fort, Sar­cey, Petit­jean27 et la plu­part des jour­na­listes émé­rites traitent les typo­graphes en artistes. Amé­dée Achard, Élie Ber­thet sont d’une poli­tesse par­faite, et Arnaud, le méri­dio­nal, a le ton d’une demoi­selle. Mon­se­let, sur­tout s’il est en retard, a des manières char­mantes ; Jules Richard fait de nous ce qu’il veut ; Mar­ce­lin n’a pas cru s’encanailler en s’attablant à côté de ses com­po­si­teurs, et l’on a vu d’Aurevilly lui-même, sur la rive gauche, s’humaniser jusqu’à la chope.

Quoi d’étonnant ? L’imprimerie n’est-elle pas fille de l’écriture et n’est-ce point par elle que la pen­sée devient livre ? En admet­tant que, comme on nous le reproche, nous ne soyons que ruol­zés28 d’instruction, entre toutes les pro­fes­sions manuelles la nôtre reste la plus noble, puisqu’il lui est don­né de com­prendre, de tra­duire et de pro­pa­ger la pen­sée ; en quoi elle a fait plus pour la civi­li­sa­tion que la poudre et la vapeur.

Au sur­plus, notre maître, Jean Gen­fleisch [sic, Gens­fleisch] de Guten­berg, était gentilhomme.

CH. R.


Séance de relecture dans une imprimerie parisienne en 1931

Je ne compte plus les heures que j’ai pas­sées à cher­cher des pho­tos de cor­rec­teurs au tra­vail (les heures consa­crées à ce blog, en géné­ral, non plus !). Aus­si, quand j’en trouve une de plus, c’est avec une joie dif­fi­ci­le­ment com­mu­ni­cable. Cha­cun ses obsessions… 

Les ico­no­graphes le savent : les images ne sont pas tou­jours bien réfé­ren­cées. Il faut donc sou­vent lan­cer un large filet dans l’espoir de récol­ter quelques pois­sons. Dans le cas pré­sent, ce sont les mots-clés « ate­lier » et « impri­me­rie » qui m’ont por­té chance.

De cette image, je ne sais que ceci : « Ate­lier de l’im­pri­me­rie Simart (Paris, France), impri­mant L’Écho de Paris, pho­to­gra­phie de presse, agence Rol [1904-1937], novembre 19311. »

Mais regar­dons en détail. 

Ces trois hommes sont assis à côté du « marbre » d’une impri­me­rie pari­sienne — il s’a­git en fait d’une « table métal­lique (autre­fois en marbre ou en pierre) sur laquelle on place les pages pour l’impo­si­tion ou les cor­rec­tions » (TLF). Des feuilles blanches ont été éta­lées sur la table pour évi­ter qu’ils ne salissent les manches de leur costume.

rédacteur ou secrétaire de rédaction écrivant un article au crayon, imprimerie Simart, Paris, 1931
Source gallica.bnf.fr / Biblio­thèque natio­nale de France.

C’est, bien sûr, le crayon dans la main droite du per­son­nage prin­ci­pal qui a tout d’a­bord atti­ré mon atten­tion. À quoi res­semble un cor­rec­teur au tra­vail, sinon à quel­qu’un qui lit avec un crayon ou un sty­lo à la main ? C’est la dif­fi­cul­té de ma recherche. Il me semble voir entre ses mains les feuillets A5 d’une copie manus­crite. Je devine plu­tôt un secré­taire de rédac­tion qu’un cor­rec­teur. En tout cas, il écrit au crayon mal­gré la pré­sence d’un encrier à sa gauche, ce qui est plu­tôt la marque d’une relec­ture. La ciga­rette rou­lée qui s’é­teint dans sa main gauche attend qu’il ait terminé. 

correcteur ou secrétaire de rédaction relisant une épreuve en placard, imprimerie Simart, Paris, 1931
Source gallica.bnf.fr / Biblio­thèque natio­nale de France.

Le per­son­nage de droite, lui, est visi­ble­ment en train de relire une épreuve en pla­card2 (je crois voir une colonne de texte au centre de la longue feuille qu’il tient de la main gauche). À sa gauche, les quatre feuillets de la copie, dont trois sont déjà retour­nés. Un crayon est dis­po­nible sur la table, à sa droite. Est-il cor­rec­teur ou secré­taire de rédac­tion ? Nous ne le sau­rons pas. Les deux métiers sont proches.

Le troi­sième homme lit le jour­nal impri­mé. Je ne peux rien en dire de particulier.

cage de verre
Source gallica.bnf.fr / Biblio­thèque natio­nale de France.

Der­nier détail, et non des moindres : à l’ar­rière-plan, la fameuse cage de verre, qui per­met­tait aux cor­rec­teurs de s’i­so­ler du bruit des machines. On la voit beau­coup mieux dans le film L’A­mour en fuite (1979) de Fran­çois Truf­faut (voir mon article). Georges Sime­non en a fait le titre d’un de ses romans (voir mon article).

En tout cas, c’est une belle image d’hommes au tra­vail. La BnF offre la pos­si­bi­li­té d’en ache­ter une repro­duc­tion ; il n’est pas exclu que je cède à la tentation.

Pour la petite his­toire de ce blog, j’a­vais déni­ché cette image avant la belle trou­vaille de ven­dre­di, mais je n’a­vais pas encore déci­dé com­ment l’ex­ploi­ter. J’ai fina­le­ment esti­mé qu’elle méri­tait un article, plu­tôt que d’at­tendre l’oc­ca­sion de l’u­ti­li­ser comme simple illustration. 


L’énigme du crayon bleu du correcteur

Crayons bleu de Prusse et ver­millon Mit­su­bi­shi. Source : Pen­cil Talk.

Lors­qu’il débute dans la cor­rec­tion de presse, en juillet 1945, Claude Jamet écrit dans son jour­nal1 : 

« Et il faut bien que je m’a­voue, de moi à moi, que j’i­gnore en effet l’A B C du métier : je ne me rap­pelle plus tous les signes conven­tion­nels ; je n’ai même pas de crayon bleu… »

Et, plus loin, le 11 septembre :

« Huit bouches à nour­rir, et je n’ai que mes deux bras, que dis-je ? Je n’ai que cette main, qui tient le crayon bleu, à encre2, du cor­rec­teur… »

En matière de cor­rec­tion, tout un cha­cun pense aus­si­tôt au sty­lo rouge, sym­bole même du métier. Alors pour­quoi donc cette insis­tance sur le crayon bleu ? 

L’alternance de rouge et de bleu, je l’ai ren­con­trée très récem­ment. Dans son récit d’une séance de cor­rec­tion avec Bau­de­laire (voir mon article), Léon Cla­del raconte : « […] le sévère cor­rec­teur sou­li­gnait au crayon rouge, au crayon bleu, les phrases qui, selon lui, man­quaient de force ou d’exactitude, et ne s’adaptaient pas à l’idée, ain­si que les gants de peau. » 

Voi­ci deux autres men­tions du crayon bleu :

Dans un article sur « Le vrai Renan », en 19023, on peut lire : « […] à un cer­tain endroit, le cor­rec­teur avait tra­cé de grandes croix au crayon bleu. — Que veut dire ceci ? remar­qua Renan. — Que ce pas­sage est abso­lu­ment inin­tel­li­gible pour moi. »

Et, la même année, dans un article expli­quant la fabri­ca­tion d’un jour­nal4 : « La copie est relue, prête à pas­ser à l’atelier. Avant de l’y envoyer, il faut indi­quer au crayon bleu, en tête de chaque article, en quels carac­tères cet article doit être com­po­sé. »

Après enquête, il appa­raît que divers usages de cette cou­leur ont coexis­té dans l’im­pri­me­rie : sup­pres­sions, anno­ta­tions, indi­ca­tions typo­gra­phiques ou autres.

Le Gui­chet du savoir (Biblio­thèque muni­ci­pale de Lyon) cite un blog en anglais, aujourd’hui dis­pa­ru, qui expliquait : 

« Un code cou­leur s’est ins­tau­ré entre édi­teurs et auteurs. Le rouge (uti­li­sé éga­le­ment par les ensei­gnants dans les cor­rec­tions de copies d’é­lèves) est une cou­leur qui res­sort du texte et se remarque. Elle indique à l’au­teur les para­graphes à réécrire com­plè­te­ment. Tan­dis que le bleu, plus dis­cret, sera uti­li­sé pour la mise en forme à des­ti­na­tion des impri­meurs. »

À tel point que les fabri­cants ont inven­té le crayon bico­lore, « d’un côté ver­millon, de l’autre bleu de Prusse », que l’on trouve encore de nos jours.

Crayon rouge et bleu Duo Giant de Lyra.

Le Gui­chet du savoir écrit encore : « […] ce crayon date­rait du xixe siècle. L’ou­vrage inti­tu­lé L’Art d’é­crire un livre, de l’im­pri­mer, et de le publier d’Eu­gène Mou­ton (1896) indique [p. 163] : “Le crayon bleu et rouge est pré­cieux parce qu’il sert à la fois à faire des remarques en sens oppo­sé, comme par exemple : rouge, à revoir ; bleu, à sup­pri­mer ; rouge et bleu, à modi­fier, etc.” »

Le blog Pen­cil Talk (en anglais) consacre de belles pages, riche­ment illus­trées, à ces crayons bico­lores à tra­vers le monde. Ils sont aus­si appe­lés « crayons télé­vi­sion », sans doute parce qu’ils servent dans les plan­nings d’organisation du tra­vail (Wiki­pé­dia).

Pour les cor­rec­teurs, d’après les indices que je trouve, le crayon bleu était sur­tout employé pour des anno­ta­tions (à dis­tin­guer des cor­rec­tions) ou pour des suppressions. 

On en a un aper­çu dans le deuxième feuillet de la pré­pa­ra­tion de copie pour l’édition Char­pen­tier du roman L’Insurgé de Jules Val­lès, visible sur Gal­li­ca (BnF). Les cor­rec­tions y sont por­tées au crayon à papier ou à l’encre noire ; les sup­pres­sions au crayon bleu. 

Deuxième feuillet du NAF 28124 (5), pré­pa­ra­tion de copie pour l’édition Char­pen­tier de L’In­sur­gé de Jules Val­lès. Gal­li­ca (BnF).

Usage qui n’avait appa­rem­ment rien de sys­té­ma­tique, puisque, dans son essai Le Cor­rec­teur Typo­graphe (1924), L.-E. Bros­sard, quand il men­tionne le crayon bleu (p. 316-317), ne l’oppose pas au rouge : les indi­ca­tions doivent être faites, écrit-il, « au crayon bleu, à l’encre rouge ou de toute autre manière ».

Cela me fait pen­ser au « crayon bleu de la cen­sure », expres­sion née vers 1860 et qu’on ren­contre encore par­fois jusqu’à nos jours — Sciences Po l’a employée il y a peu5 —, et à laquelle je revien­drai peut-être dans un pro­chain billet. Elle existe aus­si en anglais, où to blue-pen­cil, lit­té­ra­le­ment « pas­ser au crayon bleu », c’est « cor­ri­ger » ou « cen­su­rer » (Larousse anglais-fran­çais).

« L’usage du crayon bleu [dans l’é­di­tion et la presse] se raré­fie ; la publi­ca­tion assis­tée par ordi­na­teur per­met un sys­tème de ges­tion de ver­sions sans pas­ser par l’im­pri­mé », pré­cise Wiki­pé­dia.

PS — Une consœur suisse m’in­forme que dans le Guide du typo­graphe (romand, 7e éd., 2015), « les signes de pré­pa­ra­tion, de cou­leur bleue » (p. 15) sont tou­jours oppo­sés au « rouge pour la cor­rec­tion des épreuves (p. 18). Mer­ci Catherine.


Ce que vous n’avez pas lu grâce au correcteur

Si le tra­vail du cor­rec­teur se voit sur­tout quand il échoue, il est bon de rap­pe­ler qu’il réus­sit le plus sou­vent. En voi­ci quelques exemples.

« [Grâce au cor­rec­teur] Vous n’avez pas lu […] dans ce titre de une, qu’une idée avait été “cou­ron­née d’insuccès”. Ni cet entre­fi­let selon lequel “on ne traite pas des lois, mais de l’esprit des loirs”. Vous n’avez pas lu qu’à ce moment de la séance, l’un des indi­vi­dus pré­sents “s’est levé comme un seul homme”. Non plus que les artistes asso­ciés à un pro­jet dont il était ques­tion “réa­li­se­ront une œuvre cha­cun, avec la par­ti­ci­pa­tion d’enfants qui seront mises aux enchères à 14 h”. Et si l’on remonte à quelques années, l’une de mes pré­fé­rées a tou­jours été la fois où quelqu’un avait tenu à remettre “l’église au milieu du virage”… »

« Une année sous de bons hos­pices », La Liber­té (quo­ti­dien de Fri­bourg, Suisse), 28 jan­vier 2023.

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Article signa­lé par une consœur.

Être correcteur dans la presse quotidienne, 1964

Couverture de "La Presse quotidienne", 1964

Nico­las Fau­cier (1900-1992), mili­tant anar­cho-syn­di­ca­liste, exer­ça pério­di­que­ment le métier de cor­rec­teur des années trente à soixante, notam­ment au Jour­nal offi­ciel1. Dans son livre La Presse quo­ti­dienne, publié en 1964, il évoque sur trois pages2 « ce mécon­nu du grand public, mais qui n’en est pas moins un auxi­liaire indis­pen­sable à la bonne tenue ortho­gra­phique du journal ».

Photo de Nicolas Faucier
Nico­las Fau­cier. DR.

Pour être un bon cor­rec­teur, pré­cise d’emblée notre ancien confrère, il ne suf­fit pas de « poss[éder] à fond toutes les sub­ti­li­tés de la langue », il faut aus­si une « atten­tion sou­te­nue » […] « pour détec­ter toutes les erreurs gram­ma­ti­cales et aus­si typographiques ».

« Des connaissances précises sur tout »

On exige du cor­rec­teur qu’il ait « des connais­sances pré­cises sur tout » et il doit être doué d’«une mémoire par­ti­cu­liè­re­ment active » […] « de manière à ne jamais hési­ter et ne pas être obli­gé de recou­rir à chaque ins­tant au dic­tion­naire pour cor­ri­ger les irré­gu­la­ri­tés ou répondre à la ques­tion posée par le typo ou le rédac­teur en chef sur un pro­blème gram­ma­ti­cal par­fois épi­neux ».

Moi qui suis habi­tué, dans les manuels de typo­gra­phie du xixe siècle, à voir men­tion­ner, en tête des connais­sances requises du cor­rec­teur, le latin, le grec, le droit ou les sciences, c’est en sou­riant que j’ai décou­vert cette adap­ta­tion à la presse quo­ti­dienne des années soixante, d’au­tant plus valable aujourd’­hui : « Un bon cor­rec­teur doit […] pos­sé­der des rudi­ments des langues étran­gères les plus usuelles et aus­si d’argot. Il doit connaître l’orthographe exacte du nom de la der­nière vedette du ciné­ma, du sport ou de la lit­té­ra­ture, le titre du roman ou du film en vogue, etc. »

« Le travail en équipe »

Fau­cier évoque aus­si « le tra­vail en équipe [qui] per­met de mettre en com­mun le savoir de cha­cun », ce qui, dans le métier, prend sou­vent la forme d’une ques­tion posée « à la cantonade ». 

Il faut connaître les dis­cus­sions sou­vent pas­sion­nées qui s’instaurent entre eux sur cer­taines par­ti­cu­la­ri­tés de la langue fran­çaise pour com­prendre les scru­pules qui assaillent par­fois les cor­rec­teurs appe­lés à se pro­non­cer soit sur l’éternel pro­blème des par­ti­cipes, soit sur la for­ma­tion des mots com­po­sés, si bizar­re­ment accou­plés, les phrases boi­teuses, les cou­pures en fin de ligne, les néo­lo­gismes qui pénètrent de plus en plus notre lan­gage avec les décou­vertes scien­ti­fiques, le sport, etc., mélanges d’expressions et de termes emprun­tés à toutes les langues. 

Hélas, se lamente-t-il, mal­gré les com­pé­tences et la conscience pro­fes­sion­nelle du cor­rec­teur, « on ne lui sait aucun gré de sa vigilance ». 

Le rédac­teur en chef, qui voit la sor­tie du jour­nal retar­dée par ses cor­rec­tions jugées quel­que­fois intem­pes­tives, le typo qui peste contre le « vir­gu­lard » qui lui com­plique l’existence par ses « chi­noi­se­ries », l’attendent au tour­nant. 
Et les cri­tiques ne lui man­que­ront pas si, par mégarde, la coquille sour­noise échappe à sa sol­li­ci­tude. […] 
Cette odieuse coquille, qui s’est insi­nuée hypo­cri­te­ment au milieu d’un mot, et par­fois dans un gros titre, s’étale alors à tous les regards, nar­guant l’impuissance du cor­rec­teur ridi­cu­li­sé, bafoué, humi­lié par ses « enne­mis héré­di­taires »: le rédac­teur — oublieux des bévues qu’il lui épargne et qui ne se fait pas faute de le blâ­mer sévè­re­ment ; le typo qui se venge en bla­guant — pas tou­jours avec bien­veillance — le pauvre cor­rec­teur expo­sé alors à broyer du noir si l’expérience ne l’a pas encore cuirassé… 

Mais l’au­teur ter­mine sur une note posi­tive : « Les erreurs que l’on peut qua­li­fier de « monu­men­tales » — et qui ne lui sont pas toutes impu­tables — sont plus rares qu’on ne le pense et ne sau­raient alté­rer en rien l’harmonie et la bonne humeur qui règnent entre tous. » 


Nico­las Fau­cier, La Presse quo­ti­dienne. Ceux qui la font, ceux qui l’inspirent, Paris, Les Édi­tions syn­di­ca­listes, 1964, 343 pages. Cha­pitres : Avant-pro­pos - Vie et struc­ture d’un grand quo­ti­dien - Dans l’im­pri­me­rie de presse - Les orga­ni­sa­tions pro­fes­sion­nelles - De Renau­dot à la presse moderne - Qu’elle était belle la nou­velle presse sous la clan­des­ti­ni­té - Les ser­vices annexes, agences de presse, mes­sa­ge­ries - Pers­pec­tives pour une presse ouvrière - La liber­té de la presse - Les nou­velles tech­niques d’in­for­ma­tion - Les maitres de la presse. Le livre a connu une seconde édi­tion l’an­née suivante.

Article mis à jour le 26 juillet 2024.