“Ç’a été” ou “ça a été” ?

Pra­ti­quez-vous l’élision ç’a été ? Per­son­nel­le­ment, dans mes textes, j’évite le double hia­tus a/a/é et je pro­pose à mes clients d’en faire autant.

André Jouette (1993) écrit : 

C’, Ç’ Éli­sion de ce, pro­nom démons­tra­tif devant une voyelle. La cédille se met devant a, o, u. C’est nou­veau. Ç’a été un grand mal­heur. C’eût été trop beau (condi­tion­nel car on pour­rait dire : Ç’aurait été). Et n’allez pas croire que ç’ait été tou­jours pour dire du bien de vous (Dide­rot). C’en est (sera) fini de cette histoire. 

Ça ne s’élide pas. On écrit : Ça ira. Ça arrive. Ça allait mieux. Ça a un bon côté. 

Dans Ç’a été, on a éli­dé ce et mis la cédille pour le son [s]. 

Hanse et Blam­pain (2012) donnent comme exemples : Ç’allait être les vacances. Ç’avait l’air d’une bonne blague. Ç’allait être mon tour. 

Et Le Dico en ligne du Robert : Ç’a été une belle jour­née. Ç’al­lait être difficile.

On peut lire d’autres exemples dans le Wik­tion­naire.

Mais cette éli­sion est facul­ta­tive et tend à dis­pa­raître. La non-éli­sion se ren­contre chez de grands auteurs (don­nés par La Culture géné­rale) :

— Non, il est pas­sé dans les miennes ; je ne dirai pas que ça a été sans peine, par exemple, car je men­ti­rais. (Dumas, Les Trois Mous­que­taires.)
Non, ça aurait été stu­pide, sa visite était jus­te­ment cette excuse […]. » (Proust, À la recherche du temps per­du.)
Ça en est venu à un tel point que nombre de maga­sins ouvrent des cré­dits à leurs clientes, qui ne payent plus que l’intérêt de leurs achats. » (Jour­nal, Gon­court.)

Pour l’Aca­dé­mie, plu­tôt que ça a été, il est pré­fé­rable d’employer ç’a été

Pour les réfé­rences des auteurs cités, voir La biblio­thèque du cor­rec­teur.

“Jean Gutemberg”, un cas de francisation d’un nom propre

Johannes Gutenberg
Johannes Guten­berg.

La gra­phie Jean Gutem­berg est une fran­ci­sa­tion de Johannes Guten­berg — comme Die­go Vélas­quez est celle de Die­go Veláz­quez. On la trouve encore sur cer­tains sites.

Rap­pe­lons que le vrai nom de l’in­ven­teur, en Europe, de l’im­pri­me­rie à carac­tères mobiles est Johannes Gens­fleisch zur Laden zum Guten­berg, « nom d’emprunt tiré de la mai­son que pos­sé­daient ses parents à Mayence et qui por­tait l’en­seigne Zum guten Berg (“à la bonne mon­tagne”) » (note de Wiki­pé­dia). 

Cette fran­ci­sa­tion suit la règle clas­sique énon­cée dans une note de Wiki­pé­dia :

« L’u­sage fran­çais veut que, devant les lettres m, b et p, à l’ex­cep­tion de quelques mots comme bon­bon, bon­bonne et embon­point, on emploie le m au lieu du n. »

Pour ten­ter de dater le chan­ge­ment de gra­phie en France, il fau­drait feuille­ter de vieux dic­tion­naires de noms propres. Dans mon Robert 2 de 1997, on trouve bien « Johannes Gens­fleisch, dit Gutenberg ».

Le res­pect de la gra­phie ori­gi­nelle des noms étran­gers fait débat sur Wiki­pé­dia1, au Sénat2 et chez les tra­duc­teurs3. Bru­no Dewaele, cham­pion d’or­tho­graphe, appelle à une uni­for­mi­sa­tion de nos dic­tion­naires4.

Dans son Dic­tion­naire d’or­tho­graphe et d’ex­pres­sion écrite, André Jouette (☞ voir mon article) pré­cise :

« Il règne une cer­taine inco­hé­rence dans notre adop­tion de noms propres étran­gers. […] Ne cher­chons pas de règle logique : selon les époques, l’u­sage s’est impo­sé. »

Gutenberg/Gutemberg, c’est un peu le même pro­blème que Beijing/Pékin5, Mumbai/Bombay6 ou Kolkata/Calcutta7.

Une inco­hé­rence qui a ame­né les pou­voirs publics à publier l’ar­rê­té du 4 novembre 1993 rela­tif à la ter­mi­no­lo­gie des noms d’É­tats et de capi­tales (Wiki­pé­dia), dont les pre­miers prin­cipes sont :

  1. La forme recom­man­dée pour la dési­gna­tion des pays et des capi­tales est la forme fran­çaise (exo­nyme) exis­tant du fait de tra­di­tions cultu­relles ou his­to­riques fran­co­phones établies.
  2. En l’ab­sence d’exo­nyme fran­çais attes­té, on emploie­ra la forme locale actuel­le­ment en usage. Pour les pays qui n’u­ti­lisent pas l’al­pha­bet latin, la gra­phie recom­man­dée est celle qui résulte d’une trans­lit­té­ra­tion ou d’une trans­crip­tion en carac­tères latins, conforme à la pho­né­tique française.
  3. Les noms de pays et de villes étant des noms propres, il est recom­man­dé de res­pec­ter la gra­phie locale en usage, trans­lit­té­rée ou non. On ne por­te­ra cepen­dant pas les signes dia­cri­tiques par­ti­cu­liers s’ils n’existent pas dans l’é­cri­ture du français.

☞ Voir aus­si Faut-il repro­duire les dia­cri­tiques étrangers ?

La ten­dance étant au res­pect des cultures étran­gères, Johannes Guten­berg ne devrait plus être fran­ci­sé. Et Miguel Cer­van­tès8, com­bien de temps encore gar­de­ra-il son accent grave en français ?


Le subjonctif imparfait peut surprendre aujourd’hui

« Saviez-vous qu’il exis­tât une édi­tion numé­rique […] de l’Ency­clo­pé­die ? » ai-je spon­ta­né­ment écrit, hier, dans un billet sur Lin­ke­dIn ? 

La for­mu­la­tion a dû en sur­prendre plus d’un, à l’heure où, dans une phrase comme celle-ci, même l’imparfait de l’indicatif (qu’il exis­tait) est détrô­né par le pré­sent (qu’il existe). 

Mais la fré­quen­ta­tion des auteurs du xixe siècle déteint sur moi, et je me suis dit qu’au moment d’é­vo­quer une œuvre majeure du xviiie siècle, il était appro­prié d’employer une langue soutenue. 

Ne fal­lait-il pas là le pas­sé simple (qu’il exis­ta), plu­tôt que l’imparfait du sub­jonc­tif, m’a deman­dé un « cor­rec­teur en devenir » ? 

C’est ce qu’a fait France Culture dans ce tweet : 

« Saviez-vous qu’il exis­ta, à une époque de notre his­toire, une tech­nique funé­raire consis­tant à sépa­rer le corps d’un défunt de haut rang en plu­sieurs parties ? […] »

Jules Cla­re­tie vers 1860. Source : BnF/Gallica.

Mais la radio se réfé­rait à un fait his­to­rique, alors que l’édition numé­rique de l’Ency­clo­pé­die est bien un objet actuel, comme existe tou­jours la Socié­té pour la pro­pa­gande de la boxe anglaise, au moment où Jules Cla­re­tie écrit, dans La Vie à Paris (le 25 mars 1910) : 

« Saviez-vous qu’il exis­tât une Socié­té pour la pro­pa­gande de la boxe anglaise ? Je l’ignorais jusqu’à pré­sent et je l’ai appris, l’autre soir, en allant assis­ter au grand match entre Willie Lewis et Billy Papke dans le vaste cirque de l’avenue de La Motte-Picquet. »

De même, alors qu’on écri­rait aujourd’hui je vou­drais qu’il existe (sub­jonc­tif pré­sent, mode entraî­né par l’expression d’un sou­hait), Bal­zac écrit, lui :

« Je vou­drais qu’il exis­tât un lan­gage autre que celui dont je me sers, pour t’exprimer les renais­santes délices de mon amour […] » — Louis Lam­bert, Pl., t. X, p. 434.

C’est la concor­dance classique. 

Plus sur­pre­nant encore paraît, de nos jours, le sub­jonc­tif hypo­thé­tique en début de phrase. Les Plût à Dieu que…, Dus­sé-je…, Fus­sé-je…, voire, au pré­sent, Je ne sache pas que… 

Ces formes étonnent mes jeunes confrères, mais ils se doivent de les connaître — à défaut de les employer eux-mêmes —, car ils peuvent les ren­con­trer dans la réédi­tion d’un texte ancien ou même sous la plume d’un auteur contem­po­rain. Exemple :

« Der­rière les contre­vents clos, j’at­ten­dais que la pénombre m’en­traî­nât dans une sieste encom­brée de songes. » — Gaël Faye, Il faut ten­ter de vivre, 20151.

Je leur recom­mande donc de se pen­cher sur une gram­maire com­plète, comme la Gram­maire métho­dique du fran­çais (PUF), un peu aride mais, à mon avis, indispensable.

Ces formes lit­té­raires clas­siques, il serait fâcheux qu’ils les cor­ri­geassent (au pas­sé, si l’on est pas­sé près de la catas­trophe, il eût été fâcheux qu’ils les eussent cor­ri­gées2).


“Sur Pierre Hermé” et autres emplois de “sur”

La dif­fu­sion épi­dé­mique de la pré­po­si­tion sur n’est plus une nou­veau­té. Pen­ser à je tra­vaille sur Paris (for­mule à laquelle j’ai consa­cré un article) et à la désor­mais célèbre locu­tion on est sur… (par exemple, sur un foie de veau, voir la chro­nique de Muriel Gil­bert).

Mais voi­ci quelques curieuses exten­sions d’emploi de sur, tirées du pro­cès-ver­bal d’une réunion d’une CSSCT1 : 

Le point de vente était en rup­ture sur un pro­duit d’entretien, c’est pour­quoi ils sont allés sur un autre point de vente pour récu­pé­rer du pro­duit pour effec­tuer leur lavage. Ce pro­duit a été trans­va­sé dans un réci­pient type gobe­let. Le gobe­let a été rame­né sur Pierre Her­mé et a été posé à côté du lava­bo, endroit où un col­la­bo­ra­teur effec­tuait son net­toyage. Vu qu’il s’agissait d’un gobe­let stan­dard sans indi­ca­tion par­ti­cu­lière, la vic­time, en voyant le gobe­let, a pen­sé que c’était du jus de fruit et en a bu une gor­gée2.

On y constate sur un pro­duit d’entretien mis pour d’un pro­duit d’entretien, sur un autre point de vente mis pour dans (ou à) un autre point de vente et, sur­tout, sur Pierre Her­mé mis pour dans (ou à) la bou­tique Pierre Her­mé, ce qui consti­tue un rac­cour­ci par­ti­cu­liè­re­ment audacieux.

L’ef­fet invo­lon­tai­re­ment comique de tels énon­cés semble échap­per aux locuteurs.


On n’aide plus, on accompagne

Accom­pa­gner est un mot à la mode. Les ser­vices admi­nis­tra­tifs comme les cabi­nets-conseils ne vous aident plus dans votre vie per­son­nelle ou pro­fes­sion­nelle, ils vous accom­pagnent. Et cela tord par­fois la langue. On ren­contre des accom­pa­gner à + infinitif.

Copie d'écran d'une vidéo d'une thérapeute caennaise: «Pourquoi je peux t’accompagner à passer d’un statut de salarié à un statut d'indépendant à succès».
Image extraite d’une vidéo d’une thé­ra­peute caen­naise : « Pour­quoi je peux t’accompagner à pas­ser d’un sta­tut de sala­rié à un sta­tut d’in­dé­pen­dant à succès ».

Jusqu’alors, on accom­pa­gnait quelqu’un pour qu’il fasse quelque chose. Et si on l’accom­pa­gnait à, cela était sui­vi d’un nom de lieu (à la gare, à la mai­rie…).

La pré­po­si­tion sur étant aus­si deve­nue à la mode, désor­mais, on vous accom­pagne sur sur le choix de votre acti­vi­té, sur un sta­tut pro­fes­sion­nel, etc.

Accom­pa­gner quelqu’un, c’était l’escorter, lui ser­vir de guide. On l’accompagnait jusqu’à sa voi­ture comme… à sa der­nière demeure. Depuis une ving­taine d’années, on vous accom­pagne dans vos démarches.

 Fré­quence de accom­pagne dans vos dans le cor­pus de Gal­li­ca­gram.

Le verbe s’employait aus­si en soins pal­lia­tifs. Accom­pa­gner un malade, c’était « l’entourer, le sou­te­nir mora­le­ment et phy­si­que­ment à la fin de sa vie » (Robert).

Si nous avons tous tel­le­ment besoin d’être accom­pa­gnés, n’est-ce pas une preuve que le monde est bien malade ?

“Des plus facile” ou “des plus faciles” ?

chapô du "Monde" présentant une difficulté grammaticale
Cha­pô récent d’un article du Monde. Faut-il écrire piquant ou piquants ?

Un récent article du Monde1 me donne l’occasion d’évoquer un cas de gram­maire liti­gieux. Son exis­tence même est peu connue, même des pro­fes­sion­nels de l’écrit, dont les correcteurs. 

« Dans un roman gra­phique des plus piquant […] », écrit le quo­ti­dien. Fal­lait-il écrire piquants ? 

Cette hési­ta­tion est ancienne. Dans la cor­res­pon­dance de Sten­dhal, par exemple, on trouve à la fois L’état sani­taire de cette ville [= Mar­seille] et de Lyon est des plus satis­fai­sant (t. VIII, p. 14) et L’intérêt était des plus minimes (t. IX, p. 269).

Même « avec un sin­gu­lier dis­tinct pho­né­ti­que­ment du plu­riel » (Gre­visse, § 993 g), on trouve aus­si bien Le gros public s’étonne tou­jours qu’un homme, sur un point, puisse être extra­va­gant, et sur tous les autres des plus nor­mal (Mon­ther­lant) que Je le tiens pour un écri­vain des plus moraux (A. France). 

Pour la GMF (voir sigles en bas de page), l’accord au sin­gu­lier est « spo­ra­dique ».

Quelle est la règle ?

Si l’on creuse la ques­tion, on se rend vite compte que la règle est diver­se­ment édic­tée par les gram­mai­riens et lexi­co­graphes. Lançons-nous. 

Chez Jouette, on trouve à plus : Un accueil des plus cor­diaux ou « avec la valeur de très », un accueil des plus cor­dial. Mais com­ment tran­cher ? Et dans l’en­ca­dré Le super­la­tif : « Après des plus […] l’ad­jec­tif se met au plu­riel si le sujet est net­te­ment déter­mi­né. […] Un accueil des plus cor­diaux. […] Si l’on trouve le sin­gu­lier dans ce cas, c’est contre l’A­ca­dé­mie. » Nous voi­là peu éclairés. 

Obser­va­teur de l’usage, Le Petit Robert dis­tingue tou­jours le super­la­tif rela­tif des plus – « par­mi les plus. Il n’est pas des plus malins. « c’é­tait quel­qu’un dont le com­merce était des plus aimables » (Cliff) » – de l’u­sage adver­bial : « Extrê­me­ment (adj. sou­vent au sing.). La situa­tion est des plus embar­ras­sante. »

Le Grand Robert, lui, ne traite le second cas qu’en remarque : Chez « cer­tains auteurs », quand l’expression des plus est prise « au sens de “au plus haut point”, l’ad­jec­tif rest[e] alors au sin­gu­lier s’il y a lieu. […] Ce spec­tacle est des plus immo­ral […]. » Une seconde remarque signale un cas par­ti­cu­lier : « Si l’ad­jec­tif se rap­porte à un pro­nom neutre, il reste géné­ra­le­ment au sin­gu­lier. »

Cette der­nière règle est plus affir­mée chez Hanse et Blam­pain (à adjec­tifs qua­li­fi­ca­tifs, 2.6) : « Il [l’adjectif] se met tou­jours au sin­gu­lier […] s’il se rap­porte à un pro­nom neutre : Il lui était des plus dif­fi­cile de s’abstenir. Cela est des plus natu­rel. » « C’est l’usage géné­ral et logique », com­mentent-ils. C’est aus­si « tout à fait logique pour Le Gre­visse de l’étudiant (De Boeck, 2018, p. 238). Ex. don­né : Ce n’est pas des plus facile.

Pas­sons à Giro­det, arbitre des élé­gances. « Que le nom soit au sin­gu­lier ou au plu­riel, l’adjectif se met nor­ma­le­ment au plu­riel et s’accorde en genre avec le nom : Ce pro­cé­dé est des plus légaux. Ces pro­cé­dés sont des plus légaux. Cette femme est des plus belles. Ces femmes sont des plus belles. Voi­là une mai­son des plus élé­gantes. — En revanche, inva­ria­bi­li­té quand l’adjectif se rap­porte à un pro­nom neutre ou à un verbe : Cela n’est pas des plus facile. Il lui est des plus natu­rel de se conduire en galant homme. Connaître le secret du code n’était pas des plus compliqué. »

Même règle pour Péchoin et Dau­phin (Larousse) : « S’il se rap­porte à un verbe ou à un sujet neutre, l’adjectif reste inva­riable : Il n’est pas des plus facile d’arrêter de fumer. « Natu­rel­le­ment inva­riable », disait déjà Tho­mas (Larousse, 1956). 

Cette règle n’est entrée dans le Dic­tion­naire de l’Académie qu’à la der­nière édi­tion : « L’adjectif se met au sin­gu­lier lorsque le sujet est un pro­nom neutre ou un infi­ni­tif. Cela est des plus vrai­sem­blable. Se conduire ain­si me semble des plus cavalier. »

Tout cela est bien compliqué ! 

Qu’est-ce qui explique cette exception ? 

« Quand des plus se rap­porte à un pro­nom neutre ou à un infi­ni­tif, il ne peut s’analyser comme équi­valent de par­mi les plus (et impli­quer l’ellipse d’un nom expri­mé aupa­ra­vant) » (Gre­visse).
Lire est des plus agréable. 

« Dans ce cas, le plu­riel est un peu sur­pre­nant, mais il se trouve pour­tant. » 
Trou­ver un coin pai­sible n’y est pas des plus faciles (Eche­noz, Je m’en vais, p. 11).

Mais reve­nons au choix du Monde qui a moti­vé ce billet… Point de pro­nom neutre ni d’infinitif, dans leur phrase, mais un groupe nomi­nal, un roman gra­phique

Péchoin et Dau­phin (Larousse) contestent ce choix : « REM. Cer­tains gram­mai­riens, voyant en des plus un super­la­tif, sans idée de plu­riel, ont pré­co­ni­sé une per­sonne des plus brillante, sans s (= une per­sonne brillante au plus haut point). Cette règle peu logique n’est plus sui­vie aujourd’hui. »

Tho­mas (Larousse, 1956), dont ils se sont ins­pi­rés, le reje­tait déjà :

« L’adjectif qui suit des plus (des moins, des mieux) se met en géné­ral au plu­riel, l’usage ayant écar­té les sub­ti­li­tés oppo­sées par les lin­guistes, qui n’admettaient que le sin­gu­lier. […]
Cer­tains ont esti­mé que des plus ame­nait un super­la­tif, et que par consé­quent il n’y avait pas de plu­riel dans l’idée : un homme des plus loyal était un homme loyal au plus haut point, le plus loyal pos­sible, extrê­me­ment loyal, etc. “Mais ce n’est pas la règle la plus sui­vie ni la plus logique” (Larousse du XXe s. [1928-1933]). »

Alors, on fait quoi ? 

La locu­tion des plus fait par­tie des « formes […] deve­nues inana­ly­sables » (GGF). Elle est deve­nue « une locu­tion adver­biale inten­sive » (GMF). « […] ori­gi­nai­re­ment super­la­tif rela­tif […] [elle] sert sim­ple­ment à expri­mer un haut degré […] (Gre­visse). 

Ce qui devrait être « nor­ma­le­ment au plu­riel » pour Giro­det se trouve donc au sin­gu­lier dans Le Monde. « Peu logique » et contraire à l’usage pour les auteurs de Larousse, aus­si bien dans les années 1930 qu’aujourd’hui, ce choix est tou­jours sui­vi par certains. 

Il me semble lire là plu­tôt une évo­lu­tion de l’analyse gram­ma­ti­cale qu’une résis­tance de puristes.

On le constate à l’Académie. En 1935 (8e éd. de son dic­tion­naire), des plus n’était encore, pour elle, qu’un super­la­tif rela­tif : « Par­mi les plus. Il est des plus dif­fi­ciles. Ce tra­vail est des plus déli­cats. » Aujourd’hui, elle inter­prète de plus uni­que­ment comme « très, énor­mé­ment », et laisse le choix de l’accord : « Ce per­son­nage est des plus far­fe­lus. Cette affaire est des plus banales ou des plus banale. »

Quel que soit votre choix, j’espère que vous aurez trou­vé dans cet article les argu­ments pour le justifier. 


GMF : Gram­maire métho­dique du fran­çais, PUF, 7e éd., 2018, p. 621 — GGF = Grande gram­maire du fran­çais, ver­sion numé­rique, ch. VIII, 7.1.3.

Pour les réfé­rences qui ne sont pas don­nées ici, voir La biblio­thèque du cor­rec­teur.

Pour en finir avec l’interdiction de “par contre”

Savez-vous qu’il existe en France des gens tel­le­ment sou­cieux de « pro­té­ger la pure­té de la langue fran­çaise » qu’ils estiment l’Académie dan­ge­reu­se­ment laxiste ? 

Récem­ment, sur Quo­ra, quelqu’un pré­ten­dait nous inter­dire d’employer par contre, par consé­quent et par extra­or­di­naire, selon lui « gram­ma­ti­ca­le­ment incorrects ». 

Je l’ai alors ren­voyé à l’avis de l’Académie, laquelle écrit : 

Loc. adv. Par consé­quent, par une suite logique. Vous l’avez pro­mis et, par consé­quent, vous y êtes obli­gé1.

Loc. adv. Par extra­or­di­naire, par excep­tion ou par une cir­cons­tance tout à fait inha­bi­tuelle, par hasard, par chance. Par extra­or­di­naire, j’étais sor­ti ce soir-là. C’est un men­teur fief­fé, mais, cette fois, par extra­or­di­naire, il a dit la véri­té2.

Par contre, en revanche, d’un autre côté, en contre­par­tie, en com­pen­sa­tion, à l’inverse.

Remarque : Condam­née par Lit­tré d’après une remarque de Vol­taire, la locu­tion adver­biale Par contre a été uti­li­sée par d’excellents auteurs fran­çais, de Sten­dhal à Mon­ther­lant, en pas­sant par Ana­tole France, Hen­ri de Régnier, André Gide, Mar­cel Proust, Jean Girau­doux, Georges Duha­mel, Georges Ber­na­nos, Paul Morand, Antoine de Saint-Exu­pé­ry, etc. Elle ne peut donc être consi­dé­rée comme fau­tive, mais l’usage s’est éta­bli de la décon­seiller, chaque fois que l’emploi d’un autre adverbe est pos­sible3.

Pour ma part, j’écris par contre si je veux. Dans mes tra­vaux de cor­rec­teur, je ne le rem­place par en revanche que si l’éditeur l’exige. Le client est roi. 

Mais je ne peux m’empêcher de gar­der en tête l’excellent exemple d’André Gide : « Trou­ve­riez-vous décent qu’une femme vous dise : Oui, mon frère et mon mari sont reve­nus saufs de la guerre ; en revanche j’y ai per­du mes deux fils ?4 »

« En effet, par contre marque une simple oppo­si­tion entre deux énon­cés, alors que en revanche et en com­pen­sa­tion, en plus de mar­quer l’opposition, intro­duisent nor­ma­le­ment un énon­cé pré­sen­tant un avan­tage. On peut donc dif­fi­ci­le­ment uti­li­ser ces locu­tions devant une pro­po­si­tion expri­mant un désa­van­tage ou un incon­vé­nient. Dans ce contexte, il est inutile de cher­cher à évi­ter la locu­tion par contre », détaille la Vitrine lin­guis­tique.

De même, je ne cor­rige plus le second accent d’évè­ne­ment, depuis que l’A­ca­dé­mie a enfin rec­ti­fié (soit dans la der­nière édi­tion de son dic­tion­naire5) une erreur qui a duré trois siècles6.


“De ces exemples tout à fait banaux…”

Tom­bant sur cet accord de l’adjectif banal sous la plume de Mar­cel Cres­sot (Le Style et ses tech­niques, PUF, 1947, accord main­te­nu dans l’édition « mise à jour » par Lau­rence James en 1983, p. 16), je repense à ce jour où, ayant un ins­tant hési­té dans une conver­sa­tion entre banals et banaux, je m’étais fait taqui­ner par un ami. Avais-je tout à fait tort ? 

Concer­nant le sens figu­ré1, « Qui est extrê­me­ment com­mun, sans ori­gi­na­li­té », je lis dans Le Grand Robert : « Plur. : banals ; excep­tion­nel­le­ment, banaux. » Plu­riel excep­tion­nel mais pas fau­tif, apparemment. 

Chez Hanse et Blam­pain, je lis aus­si : « […] au sens figu­ré, cou­rant, il fait géné­ra­le­ment banals ; des com­pli­ments banals. Mais banaux se répand [en 2012, date de leur ouvrage ? Affir­ma­tion éton­nante] ; beau­coup hésitent à employer le pluriel. »

Pour­sui­vons notre recherche sur le site de l’Académie2

L’adjectif final fait ordi­nai­re­ment finals au mas­cu­lin plu­riel, mais on ren­contre aus­si finaux, notam­ment en lin­guis­tique et en éco­no­mie. On observe le même phé­no­mène avec banal, dont le mas­cu­lin plu­riel, ordi­nai­re­ment banals (des com­pli­ments banals), est banaux quand cet adjec­tif appar­tient au voca­bu­laire de la féo­da­li­té et qua­li­fie ce qui était mis à la dis­po­si­tion de tous moyen­nant le paie­ment d’une rede­vance au sei­gneur (des mou­lins banaux). Cette dis­tinc­tion n’a pas tou­jours été res­pec­tée : Mar­cel Cohen en témoigne, dans ses Regards sur la langue fran­çaise, quand il signale que, en juin 1904 en Sor­bonne, Émile Faguet employait la locu­tion des mots banaux tan­dis que Fer­di­nand Bru­not, dans une salle voi­sine, disait des mots banals… On s’efforcera tout de même, un siècle plus tard, d’essayer de l’appliquer.

Enfin, chez Gre­visse (§ 553), je trouve :

L’usage pré­sente des hési­ta­tions pour cer­tains adjec­tifs.
Banal, comme terme de féo­da­li­té, fait au mas­cu­lin plu­riel banaux : Fours, mou­lins banaux. — Quand il signi­fie « sans ori­gi­na­li­té », il fait banals ou, un peu moins sou­vent, banaux. […]
Ex. de banaux « sans ori­gi­na­li­té » : Un des banaux acci­dents (Jammes, M. le curé d’Ozeron, p. 218). — Quelques mots banaux (R. Rol­land, Jour­nal, dans les Nou­velles litt., 6 déc. 1945). — Nous sommes une mosaïque ori­gi­nale d’éléments banaux (J. Ros­tand, Pens. d’un biol., p. 11). — Les rap­ports entre chefs et subor­don­nés, dans cette uni­té, ne sont pas banaux (Lacou­ture, A. Mal­raux, p. 300) [et d’autres, dont mon « Cres­sot » du début, seule­ment men­tion­nés dans la marge].

Le gra­phique Ngram Vie­wer que four­nit le site La Langue fran­çaise3 me four­nit une expli­ca­tion de mon hésitation : 

Comparaison de la fréquence des pluriels "banals" et "banaux" dans le corpus de l'outil de lexicométrie Ngram Viewer.
Com­pa­rai­son de la fré­quence des plu­riels banals et banaux dans le cor­pus de l’ou­til de lexi­co­mé­trie Ngram Viewer.

La même recherche dans la presse fran­çaise avec Gal­li­ca­gram donne un résul­tat approchant :

Comparaison de la fréquence des pluriels "banals" et "banaux" dans le corpus "presse" avec l'outil de lexicométrie Gallicagram.
Com­pa­rai­son de la fré­quence des plu­riels banals et banaux dans le cor­pus « presse » avec l’ou­til de lexi­co­mé­trie Gallicagram.

Le plu­riel banaux a pré­do­mi­né à l’écrit jusqu’aux années 1970 (et ce n’est pas le sens propre, lié à la féo­da­li­té, qui peut l’ex­pli­quer). Or je lis beau­coup de roman­ciers du xixe siècle. Tout s’éclaire.


Pour les réfé­rences des ouvrages qui ne sont pas don­nées ci-des­sous, voir La biblio­thèque du cor­rec­teur.

Un des meilleurs que vous ayez écrit(s) ?

Dans ses « Dire, ne pas dire », l’Académie rap­pelle qu’on ne dit pas un des meilleur jour­nal et que si l’«on peut dire fami­liè­re­ment J’ai un de ces mal de tête, on doit dire J’ai un de ces maux de tête à hur­ler, un de ces maux de tête qui vous couchent un homme »1.

Je crois que nous sommes tous d’accord là-des­sus, même si l’erreur peut se rencontrer. 

Plus fré­quente est l’erreur d’accord dans ce qui suit éventuellement. 

Ain­si, Hanse et Blam­pain (à adjec­tifs qua­li­fi­ca­tifs 2.6) rappellent : 

Il est nor­mal d’écrire : Une des consé­quences les plus inat­ten­dues. Il est évident que le super­la­tif se rap­porte au nom plu­riel et qu’il est abu­sif d’écrire la plus inat­ten­due comme on le ferait logi­que­ment si l’on disait : La consé­quence la plus inat­ten­due. Cet accord n’est pas rare, cependant.

Chez Gre­visse (§ 988) on trouve aus­si l’exemple : « Un des plus griè­ve­ment frap­pé, c’était le colo­nel Proc­tor (Verne, Tour du monde […]).» 

Mais c’est sur­tout dans la rela­tive qui suit (un des meilleurs jour­naux qui…) que l’accord est le plus fluc­tuant (… qui soient ou qui soit). Il y a deux rai­sons à cela. L’une, c’est qu’on a par­fois le choix, selon le sens :

  • Obser­vons une des étoiles qui brillent au firmament.
  • À un des exa­mi­na­teurs qui l’interrogeait sur l’histoire, ce can­di­dat a don­né une réponse éton­nante2.

L’autre est don­née par Gre­visse (§ 434) :

[…] le sin­gu­lier n’a pas tou­jours cette jus­ti­fi­ca­tion logique, et il faut recon­naître […] qu’il s’agit sou­vent d’un phé­no­mène méca­nique, le locu­teur ou le scrip­teur ayant dans l’esprit l’idée qu’ils s’expriment à pro­pos d’un être ou d’une chose par­ti­cu­liers.

Par­mi les nom­breux exemples cités, on trouve : 

  • Il m’a trai­té de Fran­çais ! C’est le der­nier mot que j’ai enten­du de cette caserne et l’un de ceux qui, de ma vie, m’aura le plus don­né de plai­sir (Bar­rès, Au ser­vice de l’Allem., p. 222). 
  • Votre livre sur Dos­toïevs­ky qui est un des meilleurs que vous ayez écrit (Clau­del, dans Clau­del et Gide, Cor­resp., p. 238). 
  • La France fut sou­le­vée par un des mou­ve­ments les plus beaux que l’Europe ait connu (Girau­doux, Sans pou­voirs, p. 25). 
  • Alain est un de ces arti­sans qui a ses tours de main et ses recettes (Mau­rois, Alain, p. 125). 
  • Peut-être suis-je un des seuls hommes de ce pays qui fasse ses livres « à la main » (Green, Jour­nal, 6 juillet 1942). 
  • Un des hommes qui souf­frit le plus cruel­le­ment de la calom­nie fut le Régent (Ph. Erlan­ger, dans Le Figa­ro, 25 févr. 1972). 

En 1935, le Dic­tion­naire de l’Académie écrit encore : « L’astronomie est une des sciences qui fait le plus ou qui font le plus d’honneur à l’esprit humain : le der­nier est plus usi­té. » Le plu­riel n’est donc pas encore stric­te­ment imposé.

Dans une note his­to­rique, Gre­visse explique : 

Dans cette construc­tion, le sin­gu­lier était cou­rant dans l’ancienne langue et l’est res­té jusqu’au xviiie siècle […]

Je suis assu­ré­ment un de ceux qui sais le mieux recon­naître ces qua­li­tés-là (Pas­cal, lettre à Fer­mat, 10 août 1660). — Mon­sieur de Sou­bize […] est un de ceux qui s’y est le plus signa­lé (Boil., Ép., IV, Au lec­teur). — Je lais­sois pas­ser un des plus beaux traits qui fust dans Ésope (La F., F., I, 15). — L’une des meilleures cri­tiques qui ait été faite sur aucun sujet est celle du Cid (La Br., I, 30). — C’est un des meilleurs livres qui soit jamais sor­ti de la main des hommes (Volt., Lettres phil., I). 

Les gram­mai­riens, sans grand suc­cès, ont fait beau­coup d’efforts pour réta­blir la logique ou ce qu’ils croient tel : voir par ex. Vau­ge­las, pp. 153-154 ; Lit­tré, art. un, Rem. 1 à 4.

En effet, on trouve chez Lit­tré des exemples aujourd’hui sur­pre­nants pour le locu­teur habi­tué à mettre de la logique mathé­ma­tique dans son expression. 

Ain­si, au clas­sique Votre ami est un des hommes qui man­quèrent périr, il oppose : Votre ami est un des hommes qui doit le moins comp­ter sur moi. Avec cette explication : 

Dans la pre­mière phrase on veut dire votre ami est par­mi ceux qui man­quèrent périr ; dans la seconde, on veut le mettre à part. En d’autres termes, quand on peut tour­ner par : est par­mi les hommes un qui…, on met le verbe au sin­gu­lier ; quand on ne le peut pas, on met le verbe au plu­riel3.

Lit­tré cite aus­si, entre autres, une phrase de Mme de Sévi­gné : Vous êtes un des hommes qui me convient le plus (à Gui­taut, 24 oct. 1679), qu’il jus­ti­fie ainsi : 

[…] avec le sin­gu­lier cela signi­fie que, par­mi les hommes, il y en a un qui me convient le plus, et c’est vous ; avec le plu­riel cela signi­fie que vous êtes par­mi les hommes qui me conviennent le plus. Le super­la­tif est, si l’on peut ain­si par­ler, plus super­la­tif avec le singulier.

Il me semble qu’aujourd’hui, à Sévi­gné comme aux autres auteurs pré­ci­tés, la grande majo­ri­té des cor­rec­teurs sug­gé­re­raient, voire impo­se­raient, le plu­riel4


Pour les réfé­rences des auteurs cités, voir La biblio­thèque du cor­rec­teur.

Ne pas répéter la préposition, quand est-ce un problème ?

Tu ne dis­po­se­ras que d’une pen­de­rie, une com­mode et un casier métallique. 

Cela fai­sait un moment que je sou­hai­tais me pen­cher sur la ques­tion de la répé­ti­tion des pré­po­si­tions. En effet, je suis régu­liè­re­ment confron­té à des phrases qui, à force de sim­pli­fi­ca­tion, en deviennent dif­fi­ciles à déchif­frer, voire gram­ma­ti­ca­le­ment incorrectes. 

Les règles étant connues de tout bon cor­rec­teur, je me conten­te­rai de ren­voyer vers l’article de la Vitrine lin­guis­tique et vers Gre­visse, aux para­graphes « Répé­ti­tion des pré­po­si­tions dans la coor­di­na­tion » (1043 ) et  « hors de la coor­di­na­tion » (1044). — Sur un sujet appro­chant, lire aus­si le para­graphe 576 « Répé­ti­tion du déter­mi­nant dans la coor­di­na­tion » (ex. : Les offi­ciers, sous-offi­ciers et sol­dats). 

Mon but ici n’est pas d’être exhaus­tif, mais de sen­si­bi­li­ser aux cas où il fau­drait mon­trer le plus de vigilance. 

Je rap­pelle la règle prin­ci­pale : « En géné­ral, les pré­po­si­tions à, de et en se répètent devant chaque mot d’une énumération. »

Cela n’a pas tou­jours été le cas. « […] cette règle n’existait pas au xvie siècle, et l’écrivain n’avait alors qu’à consul­ter là-des­sus son goût et son oreille. Une por­tion de cette liber­té durait encore dans le xviie siècle », écrit Lit­tré, s.v. de.

Ain­si, dans le théâtre clas­sique, on trouve notam­ment : Reduit à te déplaire ou souf­frir un affront (Cor­neille, Cid, III, 4). 

Inver­se­ment, on répé­tait par­fois la pré­po­si­tion là où elle serait aujourd’hui consi­dé­rée comme fau­tive ou maladroite : 

  • Je ne seray point à d’autre qu’à Valere (Mol. Tart., II, 4).
  • Ce n’est pas de ces sortes de res­pects dont je vous parle, Molière, G. D., II, 3. – cri­ti­qué aujourd’­hui, au motif que dont « en quelque sorte inclut de ». 

Une règle à l’origine incertaine

Pour ten­ter de retrou­ver l’origine de la règle prin­ci­pale, Mau­rice Rou­leau, auteur du blog La Langue fran­çaise et ses caprices, a exa­mi­né cinq gram­maires du xixe siècle. Il en est sor­ti frus­tré : « […] les sources aux­quelles Lit­tré pou­vait s’alimenter sont loin d’être una­nimes sur le sujet. Chaque gram­mai­rien semble y être allé de son ins­pi­ra­tion, de son goût, de son oreille, pour décla­rer qu’il faut faire ceci ou cela. »

Favo­rable à une cer­taine marge de liber­té (il admet, par exemple, Tout dépend de sa volon­té, sa résis­tance phy­sique, son désir de gagner), il en conclut : « Autre­ment dit, on peut faire ce qu’on veut, en autant que1 le texte ne prête pas à confusion. »

Et, en effet, nous le savons, « les pré­po­si­tions autres que à, de, en peuvent ou non se répé­ter. Elle se répètent notam­ment quand on veut don­ner à cha­cun des termes un relief par­ti­cu­lier ou quand ils s’opposent. » 

Un enfant sans cou­leur, sans regard et sans voix (Hugo, F. d’aut., I). 

Un autre blo­gueur, Fora­tor, consi­dère, pour sa part, que la non-répé­ti­tion des pré­po­si­tions conduit à une « prose inver­té­brée », à un « fran­çais de che­wing-gum ». Com­mettre une telle « négli­gence sty­lis­tique » (dont relève, pour lui, le cas que j’ai mis en exergue) est « source de més­in­ter­pré­ta­tions et de contresens ». 

Le phé­no­mène serait récent, pos­té­rieur aux années 1980 en tout cas. « Il s’observe par­tout » ; ce serait même, croit-il, « la faute de fran­çais la plus répandue ».

Comment s’y retrouver ? 

Alors, pour tran­cher entre liber­té du style et rigueur de la gram­maire, quels sont les prin­cipes qui peuvent nous guider ?

Com­men­çons par les cas où la pré­po­si­tion serait obli­ga­toire. (Pour plus de faci­li­té, je syn­thé­tise les para­graphes du Bon Usage sans y mettre de guillemets.)

  • Devant cha­cun des élé­ments d’une com­pa­rai­son : Il est évident qu’elle aime mieux tra­vailler pour nous que pour nos concurrents. 
  • Bien sûr, quand il y a deux com­pa­rai­sons : les dis­putes entre les hommes et entre les femmes / les dis­putes entre les hommes et les femmes. 
  • Pour dis­tin­guer une œuvre com­mune de deux œuvres sépa­rées : les pho­tos de Pierre et Gilles contre les poèmes de Boi­leau et de Mal­herbe
  • Dans une coor­di­na­tion sans conjonc­tion ou avec c’est-à-dire : En vous écri­vant, je m’adresse au confrère, à l’ami. 

La pré­po­si­tion se répète ordi­nai­re­ment : 

  • Avec ni l’un ni l’autre et l’un ou l’autre : avoir affaire à l’un ou à l’autre.
  • Lorsque le der­nier élé­ment d’une locu­tion pré­po­si­tive est à ou de : Cani­veau conseillait tou­jours de mêler de l’eau de vie à l’eau, afin de gri­ser et d’endor­mir la bête, de la tuer peut-être (Mau­pas­sant, C., Bête à Maît’ Bel­homme).

Enfin, après les expres­sions hors, hor­mis et y com­pris, la répé­ti­tion de la pré­po­si­tion est facul­ta­tive, mais elle est assez fré­quente : Vous enver­rez un accu­sé de récep­tion à tous les can­di­dats, y com­pris à ceux qui ne sont pas admis au concours. 

Inver­se­ment, la pré­po­si­tion ne se répète géné­ra­le­ment pas […] devant des com­plé­ments qui repré­sentent un ensemble ou qui sont unis par le sens : Ce docu­ment est divi­sé en livres, cha­pitres et paragraphes.

C’est un cas qu’on ren­contre fré­quem­ment. Peut-être y a-t-il une marge d’interprétation dans « unis par le sens », ce qui condui­rait aux cas comme celui en exergue. 

Des cas plus problématiques 

Dans les deux longs articles qu’il a consa­crés à cette ques­tion2, Fora­tor donne une foule d’exemples récents (je fais l’é­co­no­mie d’en citer les réfé­rences, car elles sont four­nies sur son blog), détaillant à chaque fois en quoi ils sont pro­blé­ma­tiques, sur le plan séman­tique ou grammatical.

  • Ain­si, il don­na l’accolade à Tim et Tony. L’accolade fut-elle vrai­ment don­née aux deux gang­sters en même temps ? Ce serait curieux. 
  • Une bière ten­due à Anna et moi. Une bière pour deux ou une pour chacun ? 
  • Il était le fils d’un cri­mi­nel. Un tueur. Un tueur vient-il confir­mer un cri­mi­nel ou qua­li­fie-t-il cette fois le fils, qui aurait pris la suite de son père ? 

Plus grave, « cette par­ci­mo­nie ver­bale peut conduire à des cas de pure agram­ma­ti­ca­li­té » : Que faire suite à la perte ou le vol de votre télé­phone mobile ?

Il peut aus­si sem­bler étrange, à tout le moins laxiste, d’abandonner la pré­po­si­tion en cours de route pour la retrou­ver à la fin : […] à sa mine chif­fon­née, son accent bri­tan­nique et aux cou­pures sur ses mains. 

Même un sty­liste recon­nu comme Michel Houel­le­becq s’a­ban­donne à ce genre d’approximation : […] dans Île on a plu­tôt affaire à la médi­ta­tion, les drogues psy­ché­dé­liques, quelques élé­ments de médi­ta­tion hin­doue […]

Ou bien Phi­lippe Sol­lers : De son pré­nom, Lucie sait seule­ment qu’il a un rap­port avec la vue, et une sainte qu’on a invo­qué [sic] beau­coup […]

On pour­rait mul­ti­plier les exemples (lire déjà ceux don­nés par Fora­tor) et ten­ter d’en tirer d’autres ensei­gne­ments, mais je me can­tonne à mon rôle de cor­rec­teur qui réflé­chit à sa pratique. 

On le voit, phrase après phrase, il nous faut nous inter­ro­ger sur leur lisi­bi­li­té. La non-répé­ti­tion de la pré­po­si­tion est-elle ici admis­sible, contri­buant à un style plus léger ? Est-elle là, au contraire, indis­pen­sable à la clar­té du dis­cours ? C’est dans cet espace que nous intervenons.