Vous vous souvenez de La Belle au bois dormant ? Sans doute. Mais vous souvenez-vous que Charles Perrault y passe allègrement du passé au présent ? (Je mets en gras les verbes au présent ; les autres sont au passé.)
Le jeune prince, à ce discours, se sentit tout de feu ; il crut, sans balancer, qu’il mettroit fin à une si belle avanture, et, poussé par l’amour et par la gloire, il résolut de voir sur le champ ce qui en estoit. À peine s’avança-t-il vers le bois que tous ces grands arbres, ces ronces et ces épines s’écarterent d’elles-mesmes pour le laisser passer. Il marche vers le chasteau, qu’il voyoit au bout d’une grande avenuë où il entra, et, ce qui le surprit un peu, il vit que personne de ses gens ne l’avoit pû suivre, parce que les arbres s’estoient rapprochez dés qu’il avoit esté passé. Il ne laissa pas de continuer son chemin : un prince jeune et amoureux est toûjours vaillant. Il entra dans une grande avan-cour, où tout ce qu’il vit d’abord estoit capable de le glacer de crainte. C’estoit un silence affreux : l’image de la mort s’y presentoit par tout, et ce n’estoit que des corps étendus d’hommes et d’animaux qui paroissoient morts. Il reconnut pourtant bien, au nez bourgeonné et à la face vermeille des suisses, qu’ils n’estoient qu’endormis ; et leurs tasses, où il y avoit encore quelques goutes de vin, montroient assez qu’ils s’estoient endormis en beuvant.
Il passe une grande cour pavée de marbre ; il monte l’escalier ; il entre dans la salle des gardes, qui estoient rangez en haye, la carabine sur l’épaule, et ronflans de leur mieux. Il traverse plusieurs chambres, pleines de gentils-hommes et de dames, dormans tous, les uns debout, les autres assis. Il entre dans une chambre toute dorée, et il voit sur un lit, dont les rideaux estoient ouverts de tous costez, le plus beau spectacle qu’il eut jamais veu : une princesse qui paroissoit avoir quinze ou seize ans, et dont l’éclat resplendissant avoit quelque chose de lumineux et de divin. Il s’approcha en tremblant et en admirant, et se mit à genoux auprés d’elle.
Alors, comme la fin de l’enchantement estoit venuë, la princesse s’éveilla, et, le regardant avec des yeux plus tendres qu’une premiere veuë ne sembloit le permettre :
« Est-ce vous, mon prince ? luy dit-elle ; vous vous estes bien fait attendre. »
Étonnant, non ? Les éditions ultérieures ont parfois modifié le temps de certains verbes.
Texte de 1697, pris sur Wikisource. Gravure tirée d’une édition de 1872, sur Gallica.