Il y a un siècle paraissait “Le Correcteur Typographe”

Page de titre du "Correcteur Typographe" de Louis-Emmanuel Brossard, t. I : "Essai historique, documentaire et technique", Tours, E. Arrault et Cie, 1924.
Page de titre du Cor­rec­teur Typo­graphe de Louis Emma­nuel Bros­sard, t. I : Essai his­to­rique, docu­men­taire et tech­nique, Tours, E. Arrault et Cie, 1924.

1924 est une date impor­tante pour les cor­rec­teurs. Quelqu’un, enfin, leur consa­crait un ouvrage com­plet et sérieux. Il fal­lait sans doute que ce fût un des nôtres. Ancien cor­rec­teur deve­nu impri­meur, Louis Emma­nuel Bros­sard publie cette année-là (à Tours, chez Ernest Arrault1Le Cor­rec­teur Typo­graphe : essai his­to­rique, docu­men­taire et tech­nique. D’a­près lui, « le fond de ce tra­vail » résulte de « notes […] réunies depuis 1888, au hasard des cir­cons­tances et des lec­tures », que « des loi­sirs for­cés [… l’]ont inci­té à déve­lop­per »2.

Bros­sard déclare avoir « cher­ché à conden­ser […] les connais­sances indis­pen­sables au cor­rec­teur, ce tra­vailleur intel­lec­tuel dont nous nous hono­rons d’avoir si long­temps por­té le titre ». Dans cette syn­thèse de 587 pages, on trouve, dans l’ordre : la défi­ni­tion du cor­rec­teur (cha­pitre pre­mier) et son his­toire (II), son ins­truc­tion (III), ses devoirs (IV), la pré­pa­ra­tion du manus­crit (V), le code typo­gra­phique (VI) et les signes de cor­rec­tion (VII), la lec­ture en pre­mières (VIII), en « bon » (IX) et la tierce (X), la cor­rec­tion des jour­naux (XI) et, pour finir, la situa­tion morale et maté­rielle du cor­rec­teur (XII).

Le manus­crit a été relu par J. Lemoine, cor­rec­teur à l’Imprimerie natio­nale3

Comme Bros­sard rend hom­mage, avec modes­tie, à ses nom­breux devan­ciers (auteurs de manuels typo­gra­phiques, his­to­riens, lit­té­ra­teurs et autres), je dois recon­naître que sans cet épais volume, mon blog n’existerait peut-être pas ou qu’il serait bien plus dif­fi­cile à écrire.

Brossard mérite “la reconnaissance des typographes présents et futurs”

Le second tome, Les Règles typo­gra­phiques, paraît dix ans plus tard (pro­duit par l’imprimerie que dirige désor­mais l’auteur, celle du Petit Écho de la mode, à Châ­te­lau­dren, dans les Côtes-du-Nord4). Ce tra­vail fut d’abord « publié, par frac­tions, dans la Cir­cu­laire des Protes5, au cours des années 1925 et sui­vantes, et ser­vit de base aux tra­vaux de la Com­mis­sion du Code typo­gra­phique6 » — lequel paraî­tra en 19287.

Ce nou­vel ouvrage est bien accueilli par la pro­fes­sion8 : 

Tous nos col­lègues connaissent le grand savoir de notre ami Louis Bros­sard. Cha­cun sait la somme de maté­riaux qu’il a patiem­ment accu­mu­lés, se rap­por­tant à l’exer­cice de notre chère typo­gra­phie. Il vient de les coor­don­ner et de les édi­ter dans ce gros volume de plus de 1.000 pages divi­sées en trente-quatre cha­pitres. C’est assez dire l’im­por­tance du tra­vail dont nous annon­çons la paru­tion. 
[…]
Il nous est impos­sible d’a­na­ly­ser un aus­si impor­tant tra­vail dans une courte notice. Qu’il nous suf­fise de dire que Louis Bros­sard, en le fai­sant paraître, a droit à la recon­nais­sance des typo­graphes pré­sents et futurs, pour avoir réuni dans cet ouvrage des règles qu’il y a le plus grand inté­rêt à ne pas per­mettre qu’elles tombent dans l’ou­bli.
Le second volume du Cor­rec­teur typo­graphe a sa place mar­quée dans toutes les biblio­thèques tech­niques, comme dans toutes les écoles et cours pro­fes­sion­nels du Livre9.

“Un des premiers artisans du ‘Code typographique’”

Mais qui est cette « per­son­na­li­té injus­te­ment oubliée », comme l’écrit Luce Der­mi­gny dans le Dic­tion­naire ency­clo­pé­dique du livre (I, p. 554), dont l’« ouvrage fon­da­men­tal [… ] fit prendre conscience, dans une pers­pec­tive his­to­rique du pro­blème, des enjeux de la cor­rec­tion des textes » ?

« Né le 16 octobre 1870 [à Che­mil­lé-sur-Dême, Indre-et-Loire], Louis Bros­sard [… fut] [e]mbauché en décembre 1888 à l’im­pri­me­rie Des­lis10, à Tours, en qua­li­té de cor­rec­teur, il devint chef d’a­te­lier [prote] en 1902. Plus tard, il s’é­ta­blit impri­meur en 1908 [il s’associe avec Eugène-Edmond Ménard dans l’Imprimerie du Centre, située 21, rue du Hal­le­bar­dier, à Tours11 ; Ménard lui céde­ra ses droits sociaux en 191312] ; il devient ensuite direc­teur de l’im­pri­me­rie de Châ­te­lau­dren en 192313. »

Le 20 octobre 1893, il épouse Jeanne Tail­bois14, sans pro­fes­sion, ori­gi­naire de Saint-Cyr15, qui lui don­ne­ra trois enfants, Emma­nuel16, Jeanne17 et André18. (Le pre­mier tome du Cor­rec­teur Typo­graphe est dédié « à la mémoire de mon fils André ».)

En 1938, « la croix de che­va­lier de la Légion d’hon­neur19 [vient] récom­pen­ser une œuvre consi­dé­rable accom­plie sans bruit20 ».  À cette occa­sion, la Cir­cu­laire des Protes écrit : 

Tra­vailleur infa­ti­gable autant que modeste et silen­cieux, diri­geant dans un coin de Bre­tagne une impor­tante impri­me­rie dont il a été, croyons-nous, autant l’ar­chi­tecte que l’a­ni­ma­teur tech­nique21, notre ami Louis Bros­sard est peut-être assez peu connu des jeunes de l’A­mi­cale. Mais tous ceux qui ont vécu l’âge héroïque de notre grou­pe­ment connaissent sa valeur et son savoir, et ils recon­naî­tront avec nous que la dis­tinc­tion qu’il vient de rece­voir ne pou­vait être mieux pla­cée.
Qu’il nous soit per­mis de rap­pe­ler à cette occa­sion que Louis Bros­sard fut un des pre­miers arti­sans du Code typo­gra­phique et que la docu­men­ta­tion qu’il avait éta­blie à ce sujet a ser­vi de base aux tra­vaux de la com­mis­sion char­gée de son élaboration.

Une mort tragique

Hélas, Louis Bros­sard meurt le 8 juin 1939, avec six sapeurs-pom­piers, intoxi­qué par des vapeurs d’acide nitrique lors d’un incen­die dans son imprimerie.

Incendie de l'imprimerie de Chatelauden (Côtes-du-Nord), "Le Petit Journal", 9 juin 1939
Incen­die de l’im­pri­me­rie du Petit Écho de la mode, à Cha­te­lau­den (Côtes-du-Nord), Le Petit Jour­nal, 9 juin 1939.

La Cir­cu­laire des Protes fait un récit détaillé du drame : 

Un incen­die bénin, dont les causes pré­cises demeurent encore incon­nues à l’heure actuelle, éclate le soir, vers 20 heures, dans un maga­sin à papier qui ser­vait aus­si de réserve de matières et d’in­gré­dients.
La fumée sor­tant d’un van­tail le signale au pas­sant. On alerte le direc­teur et bien­tôt, dans le can­ton bre­ton, toute la foule se pré­ci­pite vers l’im­pri­me­rie, qui est la seule grande indus­trie du pays… Le foyer trou­vé, des lances sont mises en action. Dans l’af­fo­le­ment qui existe tou­jours un peu en ces cas-là, des bon­bonnes d’a­cides sont cas­sées, et notam­ment toute une réserve d’a­cide nitrique entre­po­sée pour la pho­to­gra­vure, que la fumée empê­chait de voir et qui est bous­cu­lée par un extinc­teur de 100 litres mon­té sur cha­riot. Les sau­ve­teurs ne prennent pas garde à l’a­cide qui s’é­coule, ils conti­nuent à noyer l’in­cen­die et à déver­ser la mousse des extinc­teurs.
Le feu est éteint après une heure d’ef­forts et sans trop de dégâts… On rentre chez soi, heu­reux d’a­voir été assez vite maître du fléau.
Bros­sard quitte un des der­niers le lieu du sinistre. Et voi­ci qu’un peu plus tard, plu­sieurs de ceux qui ont com­bat­tu l’in­cen­die res­sentent quelques malaises, qui prennent bien­tôt un carac­tère de gra­vi­té telle qu’en quelques heures il y avait huit morts22 et vingt-six intoxi­qués graves23.

Employés dans l’im­pri­me­rie et intoxi­qués eux aus­si, Emma­nuel et Jeanne, ses enfants, lui survivront.

Le Cor­rec­teur Typo­graphe est dis­po­nible sur Gal­li­ca (t. I, t. II) et sur Wiki­source. Bien évi­dem­ment, je vous le recommande.


  1. Lire « Aujourd’hui, 6 mai, nous célé­brons les 140 ans de la nais­sance de l’imprimerie Arrault ! », Bulls Mar­ket Group, s.d. ↩︎
  2. « Ce qu’est cette étude », p. XI. ↩︎
  3. Ibid. ↩︎
  4. Actuelles Côtes-d’Ar­mor. ↩︎
  5. Bul­le­tin men­suel de la Socié­té ami­cale des protes et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie de France. ↩︎
  6. Avant-pro­pos du tome II. ↩︎
  7. Voir Un poème fête la nais­sance du Code typo­gra­phique, 1928. ↩︎
  8. Je n’ai pas encore trou­vé de compte ren­du du pre­mier tome. ↩︎
  9. Cir­cu­laire des Protes, n° 406, juin 1934. ↩︎
  10. 6, rue Gam­bet­ta, à Tours. Louis Des­lis sera témoin à son mariage. ↩︎
  11. Devant Mes Lai­né et Ruf­fin, notaires à Tours, le 19 novembre 1908. Le Tou­ran­geau, 29 novembre 1908. ↩︎
  12. Devant Me Ruf­fin, notaire à Tours, le 26 juillet 1913. L’U­nion libé­rale, 30 juillet 1913. ↩︎
  13. Cir­cu­laire des Protes, n° 466, juin 1939. ↩︎
  14. Jour­nal d’Indre-et-Loire, 25 octobre 1893. ↩︎
  15. Actuel Saint-Cyr-sur-Loire. ↩︎
  16. Né le 14 août 1894, à Tours. ↩︎
  17. Née le 6 jan­vier 1896, à Tours. ↩︎
  18. Né le 12 décembre 1898, à Tours. ↩︎
  19. « Pour être admis au grade de che­va­lier, il faut jus­ti­fier de ser­vices publics ou d’ac­ti­vi­tés pro­fes­sion­nelles d’une durée mini­mum de vingt années, assor­tis dans l’un et l’autre cas de mérites émi­nents » — Wiki­pé­dia. ↩︎
  20. Cir­cu­laire des Protes, n° 466, juin 1939. ↩︎
  21. Bros­sard l’ex­plique dans l’A­vant-pro­pos du tome II. ↩︎
  22. Sept en tout, selon Le Matin, Le Peuple et Le Petit Jour­nal du 9 juin 1939. ↩︎
  23. Cir­cu­laire des Protes, n° 466, juin 1939. ↩︎