Extrait d’un long et vibrant élogeau correcteur. Intitulé simplement « Du Correcteur et de la Correction », celui-ci court sur six pages (onze colonnes) de la Circulaire des protes no 181, de mars 1911. Il est signé « A. MARSILLAC », que je n’ai pas identifié et qui n’apparaît à aucune autre date dans la revue.
“L’auteur plane trop haut”
« […] l’esprit emporté vers les horizons lointains du rêve poétique ou des spéculations ardues, l’attention absorbée par l’agencement logique des idées, l’effort tendu à la poursuite de l’expression la plus complète et la plus juste, l’auteur peut perdre de vue certains détails : il plane trop haut. Sous le martèlement de sa pensée, de nouveaux aspects de son sujet jaillissent comme des étincelles sur l’enclume ; ces étincelles l’éblouissent, toutes elles l’attirent, il court de l’une à l’autre, et, dans son empressement à les saisir toutes, dans sa hâte à n’en perdre aucune, il laisse une idée inachevée, sans liaison avec ses voisines ou en entremêle les mots.
« Certes, ce sont défaillances infimes, mais elles déparent l’œuvre, comme une tache déprécie un brocart, un accroc une riche tapisserie. Ôtez la tache, reprisez l’accroc, le brocart et la tapisserie redeviennent inestimables. Mais combien habiles, combien délicates doivent être les mains chargées de ce travail ! C’est celui du correcteur.
Une collaboration étroite
« Devant lui la pensée de l’auteur s’étale à nu. Il en saisit l’éclosion, en suit la marche, en devine les efforts, les hésitations, les retours, toutes choses que lui dévoilent les ratures, les renvois du manuscrit ; l’écriture calme ou fiévreuse a pour lui un langage. Cette pensée de l’auteur, dont il a surpris les plus subtiles évolutions et les replis les plus secrets, il doit la faire sienne, s’en pénétrer tellement qu’il sache donner à chaque titre, à chaque partie de l’ouvrage l’importance et, par suite, la place qui leur convient. Il faut que, grâce à lui, une série de pages écrites d’une main monotone et uniforme ait, une fois imprimée, comme le relief d’un monument, en sorte que l’œil du lecteur saisisse le thème de l’étude, les développements du sujet traité, les phases du récit offert à sa curiosité.
« Dans le détail, le correcteur doit élaguer les irrégularités du manuscrit, en suppléer les inattentions, en réparer les oublis, en rectifier les lapsus calami, combler les défaillances de mémoire, rétablir les citations fautives, car il se peut que l’auteur, entraîné par sa pensée, ait lu, dans le passage cité, non ce qui est mais ce qui devrait être.
« Telle est, vraiment étroite, et dans l’ensemble et dans le détail, la collaboration du correcteur et de l’écrivain. Aussi Victor Hugo aimait à rendre hommage à ces « modestes savants si habiles à lustrer les plumes du génie » ; aussi P. Larousse, après Firmin-Didot, les appelle ses « auxiliaires les plus précieux. »
« Un autre fils de François [Didot], Pierre François [1731-1795, dit le jeune], crée un des premiers codes typographiques à l’usage des correcteurs. »
Les Didot forment une dynastie d’imprimeurs qui, jusqu’au xixe siècle, apporteront « de nombreuses innovations techniques à l’industrie papetière, à l’imprimerie et à la typographie ».
L’Encyclopédie Larousse reprend cette information, avec des italiques : « Il créa également le premier Code des corrections typographiques », mais en l’attribuant à l’un des petits-fils de François Didot, Pierre (1761-1853).
Un code typographique au xviiie siècle ? Voilà qui bouscule mes connaissances, le premier « code typo » proprement dit datant, pour moi, de 1928 — après une série de « manuels typographiques » au xixe siècle. ☞ Voir Qui crée les codes typographiques ?
Silence des catalogues
« Soucieux d’apporter le plus grand soin aux ouvrages qu’il imprimait, Pierre François Didot composa et publia un petit ouvrage à l’adresse des correcteurs d’épreuves : Protocole des corrections typographiques », écrit, pour sa part, Jean-Claude Faudouas, dans son Dictionnaire des grands noms de la chose imprimée (Retz, 1991, p. 45).
Décidément ! Je fouille, bien sûr, le catalogue de la BnF et celui du musée de l’Imprimerie de Lyon, à la recherche de cette pièce historique. Sans succès.
Je ne trouve rien non plus sur Pierre-François1 Didot dans la vaste Somme typographique (1947-1951) de Maurice Audin, numérisée par le musée de l’Imprimerie de Lyon. Pas plus que dans Orthotypographie : recherches bibliographiques (Paris, Convention typographique, 2002), le gros travail de Jean Méron (voir son site).
L’objet identifié
Alors je m’adresse au service d’aide SINDBAD de la BnF, qui m’oriente vers « L’Art de l’imprimerie (Paris, Dictionnaire des arts et métiers, 1773) », cité par Alan Marshall dans « Manuels typographiques conservés au musée de l’Imprimerie de Lyon » (Cahiers GUTenberg, no 6, juillet 1990, p. 40).
Ce document existe bien à la BnF, sous forme de réimpression moderne : « L’art de l’imprimerie, Thorigny-sur-Marne : impr. de E. Morin, 1913, 39 p., in-8, coll. Documents typographique[s], I ».
Il a été « attribué à Didot le jeune par E. Morin2 », comme l’écrit encore Alan Marshall (art. cit.), car le texte n’est pas signé.
Il s’agit précisément de l’article « IMPRIMERIE (L’art de l’) » (p. 480-512), extrait du tome 2 du Dictionnaire raisonné universel des arts et métiers… de Philippe Macquer (1720-1770), revu par l’abbé Jaubert, imprimé en 1773 par Pierre-François Didot.
Cette planche, numérotée II dans l’article de Didot le jeune, y est introduite par les mots suivants : « Lorsque la forme est entiérement ferrée, il [le compositeur] […] la porte à la presse aux épreuves pour en tirer une première épreuve, que le prote lit, & sur la marge de laquelle il marque les mots passés [bourdons] ou doublés, les lettres mises les unes pour les autres que l’on nomme coquilles, &c.Voyez Pl. II » (p. 497-498).
Le paragraphe qui suit, intitulé « De la correction », ne traite, en fait, que du corrigeage (la correction sur plomb). Il n’évoque jamais le correcteur lui-même, sauf dans les premiers mots : « Quand le compositeur a reçu du Prote, ou de tout autre Correcteur, l’épreuve où les fautes sont indiquées sur les marges, il faut qu’il la corrige […]. » Le mot protocole n’y apparaît pas non plus.
Un précurseur
Sauf erreur, les titres donnés par Larousse et Faudouas sont donc fantaisistes. Le texte de Didot le jeune ne s’adresse pas nommément aux correcteurs. Il ne s’agit pas non plus d’un code typographique, dont je rappelle la définition : « Ouvrage de référence décrivant les règles de composition des textes imprimés ainsi que la façon d’abréger certains termes, la manière d’écrire les nombres et toutes les règles de typographie régissant l’usage des différents types de caractères : capitales, bas de casse, italique, etc. » — Wikipédia.
Il s’agit seulement d’un protocole des signes de correction. Le premier, à ma connaissance, depuis l’embryon proposé par Jérôme Hornschuch en 1608 (☞ Voir Orthotypographia, manuel du correcteur, 1608). Les traités de Marie-Dominique Fertel (1723) et de Pierre-Simon Fournier (1764-1766) ne sont pas destinés au correcteur. Bertrand-Quinquet (1798) mentionne les « signes usités dans l’Imprimerie, et qui lui sont particuliers », mais ne les donne pas. C’est généralement à Marcellin-Aimé Brun (Manuel pratique et abrégé de la typographie française, 1825) qu’on attribue le premier tableau des signes de correction3.
C’est ce changement d’un demi-siècle dans la chronologie qui fait l’intérêt principal du présent article.
C’est l’histoire d’un demi-échec ou, du moins, d’une recherche inaboutie. Elle me donne l’occasion de vous montrer comment je travaille.
Un matin de cette semaine, profitant de mes vacances — bien méritées, dirais-je — pour relancer les recherches, je tombe sur une Physiologie1de l’imprimeur (éd. Desloges, 1842) comportant le mot correcteur, signée de Constant Moisand (1822-1871). L’auteur n’a donc que 19 ou 20 ans quand il publie ce livre.
Vous arrivez les poches pleines d’épreuves ; vous remettez votre copie au correcteur qui entonne de sa grosse voix le derlindindin, et tous les singes2 répètent en cœur [sic] le derlindindin ; ce qui veut dire que celui qui a composé la copie que l’auteur vient de remettre a fait une infinité de bourdons, doublons, coquilles, etc.
Rien d’autre sur le sujet de mon blog.
Mais… « le derlindindin », voilà de quoi occuper ma matinée ! Qu’est-ce donc ? Cherchons.
Un bruit de clochette
Derlin dindin est une variante de drelin dindin (ou din din), l’aîné de notre drelin, drelin, onomatopée imitant une clochette ou une sonnette. Le chansonnier Béranger (1780-1847) a écrit : « Pauvres fous, battons la campagne / Que nos grelots tintent soudain / Comme les beaux mulets d’Espagne / Nous marchons tous drelin dindin » (Couplet) — Littré.
On trouve notre derlin din din dans un vaudeville3 d’Eugène Labiche (1815-1888), Les Prétendus de Gimblette (1850) :
Sembett : No ! un son de cloche… Comment ils faisaient les cloches ? […] Barnabé : Elles font derlin, der din, din din.
Nous apprenons déjà quelque chose.
Mais notre correcteur — appelons-le Jules — imite-t-il « de sa grosse voix » une clochette ? Et les compositeurs répètent-ils en chœur la même clochette ? Je n’y crois pas trop.
Chanson à succès
Je penche plutôt pour un air à la mode. Au xixe siècle comme aujourd’hui, il y a des airs à succès, qu’on entend au café-concert ou au théâtre. Certains reçoivent même de nouvelles paroles, pour un évènement festif. Ainsi, deux chansons que j’ai trouvées sur Gallica : Le Correcteur d’imprimerie (non datée, mais peut-être entre 1803 et 1848), d’un certain Chollet, est à chanter sur l’air de La Treille de sincérité, écrite par Désaugiers (1772-1827), et Les Correcteurs en goguette à Charenton (1822) colle à l’air du vaudeville en un acte Lantara, ou le Peintre au cabaret (créé en 1809), « À jeun je suis trop philosophe ».
Je tombe alors sur Derlin dindin, un quadrille. Oh joie ! D’autant que le sous-titre de cette danse est « Asseyez-vous dessus », ce que j’imagine déjà faire la joie de Jules et de ses facétieux collègues… Malheureusement, Arban (1825-1889), compositeur de danses et chef d’orchestre populaire, officiait au bal Le Casino, dit Casino-Cadet, « construit en 1859 [et] renommé pour la légèreté de ses danseuses » (Wikipédia), et 1859 est aussi la date de la partition.
Au passage, je décèle une bizarrerie : la page de titre de la partition précise « sur des motifs de Kriesel ». Or, si Kriesel (dont les dates de naissance et de mort nous sont inconnues) a bien écrit Asseyez-vous d’ssus !,« cantilène comique, sur des paroles de MM. Jules de [sic] Renard [1813-18774] et Amédée de Jallais [1825-1909] », la partition a été imprimée chez Bollot en 1861… soit deux ans après le quadrille qui s’en est inspiré ! Je vous laisse ce mystère à résoudre.
Asseyez-vous d’ssus serait une fantaisie sur l’expérience de l’omnibus, d’après un récent livre anglais sur le sujet (Elizabeth Amann, The Omnibus : A Cultural History of Urban Transportation,Springer Nature, 2023, p. 107), ce que semble confirmer la gravure illustrant la partition.
Déçu, je remets les gaz à mes moteurs (de recherche)… et finis par trouver, dans le Catalogue général des œuvres dramatiques et lyriques faisant partie du répertoire de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (ouf !), Derlindindin, vaudeville en un acte de René Perin (1774-1829), édité par Jean-Nicolas Barba (1769-1846). Date inconnue, sauf que le catalogue s’arrête à 1859, mais de toute façon antérieure à la mort de Barba. Là, ça collerait.
Frustration de chercheur
Le quadrille abandonné, reste donc ce vaudeville, dont je ne sais rien. À moins qu’il ne s’agisse d’un autre, qui aurait disparu.
Ah, je le voyais bien, pourtant, notre Jules, aller oublier, le dimanche, au Casino-Cadet, qu’il bosse douze heures par jour, du lundi au samedi (sauf quand il « fait le lundi »), guincher sur Derlin dindin, le quadrille à la mode, et, de retour au turbin, s’en servir comme signe de complicité avec les « singes ».
J’ai trouvé dans Demi-crimes, l’ultime roman d’Henry de Pène (1830-1888), une nouvelle description déplorable du local des correcteurs dans une imprimerie parisienne au xixe siècle. On peut raisonnablement faire crédit à l’auteur de l’authenticité de ses propos, car il a été journaliste pendant une quarantaine d’années.
Le fait est que le petit réduit, une espèce de niche pratiquée, à l’entresol, dans la cage de l’escalier noir qui conduisait de l’atelier des machines aux ateliers de composition et aux bureaux des différents journaux locataires de l’imprimerie Drière, n’était guère fait pour recevoir des visiteurs gantés, vernis, luisants [sic] des pieds à la tête comme l’était d’ordinaire, et plus spécialement encore ce soir-là, M. Jack Stick, l’élégant rédacteur hippique de l’Écho Parisien.
Autant le jeune homme était parfumé, autant le petit local dont il venait de pousser la porte devant lui était puant. L’odeur grasse des encres, le relent des vieux papiers mêlé aux exhalaisons humaines, les fumées refroidies des cigares et des cigarettes, les émanations du gaz, l’absence d’air extérieur, la poussière longuement accumulée sur le plancher, le long des murs, y composaient une atmosphère spéciale et, en quelque sorte, professionnelle qu’on ne pouvait impunément respirer que par grâce d’état1. Dans ce bouge, quatre poitrines humaines étaient condamnées à une asphyxie de chaque nuit. C’étaient Brenard, le correcteur attitré de l’Écho, un apprenti qui lui servait de « teneur de copie » ; un autre correcteur, attaché au service de plusieurs canards de moindre importance qui ne se payaient pas le luxe d’un correcteur spécial. Ce second correcteur était assisté, lui aussi, d’un jeune garçon chargé de suivre sur le manuscrit, tandis que son chef couvrait de signes cabalistiques, intelligibles seulement pour les initiés, les étroites feuilles de papier imprimées dites : paquets, où le premier travail du compositeur dépose parfois presque autant de fautes que de mots. (p. 13-14)
“Des chenils sombres et malsains”
Cet extrait est à rapprocher du témoignage de M. Dutripon (1861 : « on le fourre dans un trou, sous un escalier, sous les rangs des compositeurs, quelquefois dans une espèce de niche qu’on appelle cabinet, sombre, étroit »), du récit de Pierre Larousse (1869 : « Les loges de concierges, dans certaines ruelles du vieux Paris, aujourd’hui disparues, auraient pu passer pour des salons en comparaison des chenils sombres et malsains que telle grande imprimerie de la capitale décore du nom pompeux de bureaux des correcteurs ») et de la vision lugubre du métier par Paul Bodier (1936 : « Les correcteurs sont les plus sacrifiés par tout un clan de misérables patrons dont les ateliers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les vermines, de toutes les poussières, de toutes les immondices possibles […] »).
Dans un dialogue, Henry de Pène évoque aussi la rémunération du correcteur, que Jack Stick appelle « avec une familiarité cordiale “père Brenard” ». Ce dernier déclare :
— […] voyez-vous, nous avons des enfants et avec ce que je gagne ici la nuit, ce qu’on me donne au journal du soir où je corrige dans l’après-midi, on a bien de la peine à joindre les deux bouts. — […] Vous ne m’avez jamais dit combien vous vous faisiez par mois à vous crever les yeux et à vous éreinter le tempérament au service de vos deux journaux. — Deux cent cinquante francs ; quelquefois trois cents, quand je puis faire quelques suppléments… (p. 16)
« On devrait supprimer l’été et les vacances. C’est une période pendant laquelle ceux qui ne sont pas au vert, au frais et au repos ont de bonnes raisons de maudire le sort. Entre tous, les infortunés qui suent sang et eau pour mettre debout le numéro quotidien du journal qu’attendent quelques centaines de mille de lecteurs et d’amis ont vraiment bien du mérite ; la fatalité typographique se plaît à les accabler de ses coquilles. Ainsi, l’autre jour, dans notre article sur la Marine allemande, de notre éminent collaborateur député au Reichstag, député qui, évidemment, n’est pas là pour voir ses épreuves, nous avons laissé passer une phrase en allemand dont la lecture a fait bondir d’horreur les initiés à la langue de Gœthe et de Schiller.
« Et cela parce que MM. les correcteurs qui, d’ailleurs, n’ont pas volé de souffler, vont taquiner le goujon, et que les camarades qui restent travaillent pour deux et pour quatre. La besogne s’en ressent.
« Rendons au Reichstag ce qui est au Reichstag… Nous avons imprimé la fameuse phrase de l’empereur d’Allemagne : « Notre avenir est sur les eaux » : « Unsire zulsunft higt auf dem vasser. » C’est du javanais mêlé d’iroquois. Il fallait mettre « Unsere Zukunft liegt auf dem Wasser. »
« On ne nous y reprendra pas. »
Une archive de saison, trouvée dans L’Écho de Paris, 10 août 1905.
Dans le Journal amusant du 8 février 1873, le littérateur Paul Courty propose « une anecdote sur Alexandre Dumas qu[’il] n’ose garantir inédite, mais qui du moins est assez peu connue ».
« Un jour, dans un de ses romans-feuilletons qui se passait sous Louis XIV, il avait placé par mégarde le terrain d’un duel dans un champ de pommes de terre. Lorsqu’il vint revoir ses épreuves, le correcteur de l’imprimerie lui fit respectueusement observer que l’introduction des pommes de terre en France remontait seulement au règne de Louis XVI, et qu’il faudrait peut-être effacer…
« — Effacer ! s’écria Dumas, bondissant à ce mot. Comme vous y allez !
« Et saisissant fiévreusement une plume, il écrivit ce renvoi en marge de l’épreuve.
« — C’est par erreur que nous venons de dire que les deux adversaires avaient pris pour terrain de leur rencontre un champ de pommes de terre, puisque l’introduction en France de ce précieux tubercule, due à Parmentier, eut lieu seulement sous le règne de Louis XVI. C’est dans un champ de navets que le duel avait lieu.
« Et tendant l’épreuve au correcteur stupéfait, Dumas murmura, en se frottant joyeusement les mains :
— Six lignes de plus ! »
Cette anecdote « peu connue », je ne l’ai pas trouvée ailleurs.
Je relève dans Les Annales politiques et littéraires, du 22 avril 1894, sous la plume de Francisque Sarcey (critique littéraire célèbre), les lignes suivantes :
« Je supplie le correcteur de ne pas me mettre : Tout vient à point à qui sait attendre. »
Noter la préposition à en italique.
S’agit-il d’une note à l’intention du correcteur qui s’est retrouvée — par mégarde ou par choix du correcteur — dans la composition, ou l’auteur a-t-il vraiment souhaité qu’elles soient imprimées ? Le mystère demeurera.
Mais cette insistance demande une explication. On la trouve dans le Wiktionnaire (d’après Delboulle A., XIII. Tout vient à point qui sait attendre, in Romania, t. 13, no 50-51, 1884, p. 425-426) :
« On disait au xvie siècle “tout vient à point qui sait attendre”, qui signifiait “tout vient à point si l’on sait attendre”. On disait aussi, dans un sens comparable, “tout vient à point qui peut attendre”.
« L’emploi de qui dans le sens de “si on”, “si l’on”, fréquent chez Montaigne notamment, a progressivement disparu et la locution n’a plus été comprise qu’au prix de l’insertion de la préposition à, entraînant une légère modification du sens (“c’est à celui qui sait attendre qu’échoit le moment venu ce qu’il espérait”). »
L’auteur s’explique
Dans une lettre à Paul Risch, transmise par celui-ci à Sergines [pseudonyme d’Adolphe Brisson] et publiée dans Les Annales politiques et littéraires, le 31 mai 1903, Francisque Sarcey confirme cette explication :
« 26 juin 1898.
« Mon cher ami,
« J’écris toujours : « Tout vient à point qui sait attendre. Mais les correcteurs ne veulent pas. Ils sont nos maîtres. « Qui, en ce sens, est une vieille formule française équivalant au si quis des latins. « Tu en trouveras deux ou trois exemples au mot qui dans Littré. « Cette accentuation ne s’est conservée que dans les locutions proverbiales. « Tout vient à point nommé, si l’on sait attendre… (si quis ou qui).
« Parler des auteurs est peut-être un peu bien hardi, pour un simple correcteur d’imprimerie comme moi », commence prudemment l’auteur de l’article ci-dessous… mais pour parler, il va parler ! Les « hiéroglyphes », les petites manies et les sautes d’humeur des journalistes et critiques les plus en vue défilent sous nos yeux éhabis et amusés. Anonymement, notre homme se venge ! C’est dans Figaro (alors sans article) du 15 octobre 1865. NB1 : Le sous-titre « Les Auteurs » laisse imaginer une suite, mais je n’ai pas trouvé d’autre épisode de « La cuisine de Gutenberg », et je le déplore. NB2 : Comme toujours, j’ai respecté l’orthographe et la ponctuation d’origine. « Ch. R. » fait un usage immodéré des tirets, qu’il emploie comme des pauses longues, non comme l’équivalent des parenthèses.
LA CUISINE DE GUTENBERG
Les Auteurs.
Sommaire. — Les Auteurs. — Pour le typographe, plus de prestige. — Les pallassiers, les artificiers, les raseurs. — Les hiéroglyphes. — Quelques spécimens. — Les microscopiques, les gigantesques, les échevelés, les impossibles, les ſ [sic, f] de Toussenel, les chardons d’Arsène Houssaye, le macadam de Jules Janin. — Les auteurs calligraphes. — Les tocades de ces messieurs. — Les épreuves renaissantes de Balzac et de Villemain. — La ponctuation ; les pluriels de Lalandelle, la grammaire de l’Alcazar. — L’Auvergnat et le correcteur. — La presse politique et littéraire : La Guéronnière, Cassagnac, Havin, Nefftzer, Girardin, Janicot, Boniface, Jules Janin, Achille Denis, Jules Lecomte. — Les ruches à journaux. — Trente-cinq dans la même rue. — Le sacerdoce de la presse après 1830. — Les franges de Gaspard de Pons ; les aménités de deux académiciens ; le dada de d’Arlincourt. — Défiez-vous des petits papiers ! — Un ours métamorphosé en cerf. — Les manies de caste : celles des érudits, des compilateurs, des saint-simoniens, des prêtres, des avocats, des médecins, de la brasserie des Martyrs, des authoress, des éditeurs millionnaires. — Les auteurs aimables et aimés. — Conclusion.
C’est par abus, sans doute, mais enfin, en typographie, on appelle auteur quiconque fait imprimer sa prose. Parler des auteurs est peut-être un peu bien hardi, pour un simple correcteur d’imprimerie comme moi, car tel d’entre eux excelle à découvrir une paille chez le voisin sans admettre pour cela qu’on aperçoive une poutre chez lui. Par bonheur, nous parlons à des gens d’esprit ; donc, nous pouvons nous aventurer. Parlons.
Si le valet de chambre d’un grand homme n’a plus d’illusions sur son maître, comment le correcteur qui, chaque jour, voit nos écrivains à l’œuvre, les considérerait-il du même œil que vous ? lui devant qui l’on maquille la période, on place le mot à effet, on discute un adjectif louangeur, on aiguise la pointe perfide ? Et comment, sans son aide, amputer la phrase gangrénée, ou débrider une boursouflure ? — Aussi, pour lui plus de prestige ; il connaît tous les secrets de toilette, et ne mesure (là est son tort) le mérite de l’homme qu’à la dose d’ennuis qu’il lui cause. Aussi faut-il voir, je veux dire entendre, par quels quolibets il se venge.
Tel manuscrit “ressemble à une rue de Paris en démolition”
D’abord, il divise les gêneurs en trois classes : les pallassiers1 (discoureurs implacables sur une vétille) ; les artificiers (Balzac, Villemain, Desnoyers, traçant des fusées du texte à la marge) ; les raseurs (venant trois fois par jour activer le travail). — Restent les verbeux qui s’oublient en conversations oiseuses ; ceux-là sont exécutés sur place : un Dominus vobiscum en sourdine part du fond de l’atelier, auquel toute la galerie en chœur répond, sur le ton liturgique : Et cum spiritu tuo. Cela veut dire dispensez-nous de l’Oremus.
Dans cet esprit-là, on présume bien qu’il est peu de ridicules qui nous échappent ; il en est, Dieu merci, d’assez comiques. Avant tout, il importe de constater, comme observation générale, qu’à une époque où tous les garçons de magasin sont plus ou moins calligraphes, les lettrés, qui s’honorent de la plume et en vivent, s’obstinent à la tenir le plus mal possible. — Jamais, en effet, celui qui parcourt un journal ou un livre ne parviendrait à se figurer sur quels manuscrits il nous a fallu étudier pour arriver à deviner ce que l’auteur a voulu dire. — Tenu à bout de bras, l’un fait l’effet d’une pluie de perles, l’autre d’un champ d’asperges en insurrection ; celui-ci ressemble à un plat de macaroni, celui-là à une rue de Paris en démolition : aucune [sic] n’a de rapport avec une écriture européenne. On devrait décorer les Champollions qui finissent par les traduire, car les excentricités de la fantaisie dans le genre graphique n’ont ni terme ni limite. Quelques exemples vont le prouver.
Pattes de mouche et “plumes qui crachent”
Tandis que le bibliophile Jacob s’efforce de faire tenir sur une dizaine de feuillets la matière d’un volume, on pourrait lire à cinq pas Léon Gozlan, mieux encore l’illustre Méry, qu’on devrait, sous plus d’un rapport, prendre pour modèle. — Carrée, magistrale est l’écriture d’Edgard [sic] Quinet, tandis que tel article du Constitutionnel configure littéralement une écumoire. On dirait, en voyant ceux que Pierre Véron envoie au Charivari, qu’il a coupé sur une feuille de papier toute [sic] les soies d’une brosse ; Arsène Houssaye affecte le style dit flamboyant, et sa signature est tout hérissée de piquants. Pour si lisible qu’il soit, Victor Hugo trouve le moyen de n’avoir que des plumes qui crachent, et l’on attribuerait à une main féminine les lignes de Girardin. Cette page d’histoire que vous avez lue hier dans Guizot a été, d’un bout à l’autre, tracée sans hésitation, au crayon ; c’est aussi l’habitude de Prosper Pascal et de Louis Venet2, qui cultive à la fois le Monde et le Rosier deMarie, comme chacun sait.
Singulier contraste : l’auteur de Lélia3 écrit d’une main de fer, à l’encre bleu foncé, avec de grosses ratures ; et les petits feuillets du terrible Jouvin pourraient être comparés aux autographes minuscules de Paul Lacroix. Mme Dash a probablement fréquenté la même école que Pierre Véron ; et M. G.4, du Musée des Familles, n’écrit que la moitié du mot, le reste est une barre. Le rédacteur en chef de la Gazette a renoncé à se lire lui-même ; à l’aspect d’un manuscrit de Solar on ne sait jamais s’il s’agit d’espagnol ou de français ; le charmant auteur de l’Esprit des Bêtes5 a des l, des p, des f, qui projettent jusqu’au-delà du papier leur aspiration échevelée ; mais n’espérez point sans une loupe deviner Xavier Aubryet. Certes, il eût ri de bon cœur, en 1848, s’il eût vu M. T.6 rédiger des brochures avec un bâtonnet gros comme le doigt, en guise de plume. Toutefois, quelque excentrique que puissent être les mille et une manières de noircir du papier, il n’en est point dont on ne triomphe à force d’étude ; mais ce qui confond, ce qui défie à la fois l’œil et la raison, ce sont les autographes du premier des lundistes7, empereur des illisibles. Ici, l’expression fait défaut : il n’y a point de terme dans la langue pour peindre la chose. Impossible, si on ne l’a vue, de s’en faire une idée. — Là-dessus il faut tirer l’échelle, car toute citation pâlirait.
Comme correctif, on pourrait en revanche montrer des écritures fort belles : rari nantes in gurgite8. Tout le monde connaît le talent calligraphique de l’auteur des Mousquetaires ; rien n’est plus coquet que les petites cartes de Ch. Blanc traitant les questions d’art ; etl’on peut dire que les feuillets corrects et proprets de Monselet charment l’œil du typographe avant d’aller enchanter ses lectrices. Disons encore, à l’honneur des poètes, que leur copie, bonne ou mauvaise, est généralement nette : il est visible qu’avant de l’écrire ils ont scandé le vers.
“Ceux qui n’ont pas de tocades forment la minorité”
Voilà donc qui est démontré : les auteurs griffonnent, c’est la règle ; quelques-uns écrivent, c’est l’exception. Il en est tout différemment de leurs tocades, puisque ceux qui n’en ont pas forment la minorité. — Les maîtres mêmes, je devrais dire eux surtout, n’en sont point exempts. — Balzac, dont le système de ponctuation a donné lieu à un procès9, a laissé dans la typographie le souvenir des sept ou huit épreuves successives qu’il exigeait, les travaillant de telle sorte qu’à la dernière il ne restait plus un tiers de la composition primitive10.
M. Villemain est allé plus loin le jour où, donnant des soins plus minutieux encore que de coutume à son compte rendu d’une séance de l’Institut, il en corrigea jusqu’à onze épreuves l’une après l’autre. Sarrans jeune, après avoir fait composer le salon hebdomadaire de la Semaine, démolissait tout : à la vérité, il signait Nicolas, ce qui est une excuse. Cette manie, plus répandue que de raison, nous met au désespoir ; elle s’explique par cette particularité qu’on juge bien mieux la phrase en lettres moulées que manuscrite.
L’auteur d’Eugénie Grandet, quand l’inspiration lui dictait un beau type11, ou si une description telle qu’il les savait faire lui souriait, traçait tout d’une haleine des alinénas [sic] de quatorze pages in-18, luxe inconnu dans les écrits modernes. (Ô Dumas ! Ô Girardin !)
La ponctuation, dont les règles peuvent être discutées, mais qui a pourtant ses principes, prête beaucoup au caprice ; aussi en abuse-t-on. — L’abbé Moigno, dont la science est à bon droit populaire, a l’habitude de saupoudrer son style d’une quantité de virgules tout étonnées de tomber là sans savoir pourquoi, alors que la majeure partie des rédacteurs de la presse légère, pour en finir avec ces signes fatigants, les ont simplement supprimés. Ce n’est pas qu’à leur tour les hommes d’un certain âge n’aient aussi leurs fantaisies : on essayerait en vain de persuader à M. Buloz qu’en 1865 les imparfaits et les conditionnels ne s’écrivent plus par un o12 : et M. Lalandelle [sic, La Landelle] vous prouvera qu’on doit pluraliser toujours un chef d’escadronS, un capitaine de vaisseauX. Que voulez-vous ? c’est son système. Ils ont aussi le leur, ceux qui brochent les petites turpitudes à 1 franc publiées dans les passages ; toutefois, ils feraient mieux d’avouer qu’absorbés par leurs études à l’Alcazar, ils négligent un peu leur Chapsal13, et sont forcés, par suite, de barbouiller, à dessein, les désinences de mots embarrassantes.
Pardon du rapprochement, mais Châteaubriand [sic] savait être plus franc et plus habile à la fois. Il disait aux correcteurs, avec un fin sourire : « Messieurs, je vous abandonne l’orthographe. » En effet, à chacun son métier ; d’autant plus que les hommes, généralement fort instruits, dont le chantre d’Atala ne dédaignait pas les avis, prêtent volontiers leur concours pour peu que l’on n’affecte pas avec eux des façons trop cavalières. Une petite anecdote me revient à ce sujet.
Certain Auvergnat rusé avait imaginé une combinaison à l’aide de laquelle il exploitait les industriels qui croient encore aux effets de la réclame ; il était d’une ignorance crasse, n’avait ni secrétaire ni copiste, et mettait l’atelier de composition aux abois par de lamentables autographes. Un jour que le correcteur, toujours obligeant envers lui, était allé prendre son gloria14, notre homme, contrarié de ne pas le trouver là, lui décoche, trois lignes en style de Saint-Flour15. Que fait le malicieux correcteur ? Après l’avoir corrigé comme une épreuve, il renvoie le billet à l’auteur, avec ces mots au bas : « Bon à tirer après correction. » Dix jours plus tard, il changeait d’imprimerie, naturellement ; mais la langue était vengée, et lui aussi.
“Petites faiblesses humaines”
Les écrivains de la presse quotidienne ne sont pas dans les mêmes conditions que les auteurs proprement dits ; ils peuvent cependant, eux aussi, nous fournir quelques types, qu’il serait assez curieux d’opposer les uns aux autres. Ainsi, tandis que ceux-ci ont l’idée laborieuse et l’expression difficile, ceux-là rédigent tout en causant, et n’en écrivent pas plus mal. — M. de La Guéronnière, à une certaine époque, donnait à deux journaux quotidiens à la fois ses impressions parlementaires, et pourtant sa plume, une fois lancée, ne s’arrêtait pas, et il passait, sans les relire, au metteur en pages ses feuillets tout humides. M. Granier de Cassagnac, au Globe napoléonien, n’apportait ses premiers-Paris16 qu’à l’heure où, de guerre las17, on allait éteindre le gaz, et beaucoup de journalistes, s’ils étaient sincères, avoueraient qu’ils ne livrent leur article qu’à la dernière extrémité, et sous la menace du départ, cette heure de Damoclès. Ah ! c’est qu’aussi il est plus difficile que le lecteur ne le pense d’avoir des idées politiques ou de l’esprit à heure fixe. — Jules Janin, bien souvent, faisait ses comptes rendus au sortir du théâtre, sur le coin d’une table de café, en se servant du premier objet venu, plume d’auberge ou allumette. Aussi, Dieu sait en quels hiéroglyphes ses jugements attendus étaient formulés ! Il est vrai que, passé minuit, une gratification était due aux compositeurs des Débats, et l’on peut affirmer, qu’à plus d’un titre, ils ne la volaient point.
Dans cette église militante, où la présence d’esprit et le sang-froid sont indispensables, on a vu des athlètes renommés payer parfois leur tribut aux petites faiblesses humaines. Jupiter-Havin lui-même a ses mauvais quarts d’heure ; Nefftzer, pour si Alsacien qu’il soit, n’est pas un prototype de longanimité ; Janicot est souvent un peu vif ; Achille Denis, le meilleur des bourrus, s’emporte comme une soupe au lait si son tirage est en retard ; il ne faudrait pas prendre trop à la lettre le nom de M. Boniface18, et Girardin, lui qui en a tant vu, tirait un soir ses cheveux à poignée, parce qu’un membre de phrase avait été omis dans son article de fond. Ce qui ne l’empêcha pas, en juin 1848, lors que la Presse fut suspendue, de payer de ses propres deniers les ouvriers du journal pendant tout le temps que dura le chômage.
À titre d’excentricités, c’est ici le cas de rappeler Jules Lecomte : adroit chroniqueur, il était médiocrement lettré, car c’est lui qui forgea l’étrange épithète d’hydroprusse, et le correcteur eut toutes les peines du monde à l’y faire renoncer. Laborieux quoiqu’il fût déjà riche, et attaché à deux ou trois journaux très différents, on le voyait, comme la prévoyante fourmi, faire ses petites provisions, garder sur la planche, pendant trois mois, des anecdotes plus ou moins apocryphes avec la date en blanc ; compter scrupuleusement ses lignes en les multipliant par 25 centimes, et enfin coller bout à bout ses épreuves et en former des rubans de trois ou quatre mètres de longueur.
L’étrange disparition d’un “précieux autographe”
Les imprimeries où se bâclent les journaux ne ressemblent guère à celles où l’on ne fait que le labeur, c’est-à-dire le livre. Elles présentent, à certaines heures, l’aspect fiévreux d’une ruche en activité ; on va, on vient, on crie, on se heurte, et c’est au milieu de ce tohu-bohu qu’on enfante la feuille au moment prescrit. Aujourd’hui, le type de ce genre d’établissements est celui de la rue Coq-Héron ; mais vers 1830, chez Selligues [sic, Selligue], rue des Jeûneurs (la première maison qui employa les machines sur une grande échelle), il s’imprimait chaque jour trente-cinq journaux aussi disparates de couleurs que de formats. C’est là que le Commerce et le Messager, deux ennemis jurés, comme Fichet et Huret19, prenaient soin (ô sacerdoce de la presse !) d’échanger leurs épreuves pour l’éreintement du lendemain ; là encore que la Contre-Révolution, créée tout exprès pour combattre la Révolution, avait les mêmes rédacteurs, réfutant dans le journal opposé leurs propres articles ; là enfin que fut inventée cette ficelle, à l’usage des départements, de former quatre ou cinq journaux d’une seule composition, en changeant tout simplement le titre ; ce qui se pratique encore, nous savons où.
Mais nous perdons de vue les auteurs. — Gaspard de Pons, qui n’était pas sans mérite, avait une singulière habitude : à mesure qu’il relisait ses pièces de poésie, ses souvenirs aidant, il les surchargeait de notes, si bien que les marges ne lui suffisant plus, il avait pris le parti d’y attacher des bandelettes qui affectaient toutes sortes de couleurs, selon le hasard qui les lui avait fournies, et les collait tout autour de ses pages ; en sorte qu’à distance elles ressemblaient à ces châles frangés qui faisaient, il y a quelque trente ans, la gloire des portières.
Il est des hommes fort distingués à tous égards, chimistes, professeurs, légistes, qui n’écrivent qu’en abrégé les termes les plus usités de la science qu’ils traitent, ce qui rend leur manuscrit inintelligible si l’on n’a, de longue main, appris à le traduire.
Et puis les plus épineux sont toujours les moins patients si l’on vient à ne pas les comprendre. M. Sainte-Beuve, sensible lui-même aux piqûres de la presse, ménage très peu l’épiderme d’autrui, et M. Cousin est trop prompt à offrir du chardon à ceux que ses pattes de mouche embarrassent. Cette façon d’agir est d’autant moins généreuse que ces messieurs règnent et gouvernent. Et comment l’illustre professeur de philosophie20, quand il s’emporte à propos de la moindre erreur, ne craint-il pas qu’on lui cite tel de ses livres où il présente à l’admiration du lecteur des phrases qui ont le malheur d’être conçues comme celle-ci : « Je pense qu’il n’y aura pas que lui qui trouve qu’il y aurait plus de probité à cela qu’à ce que j’ai pu prétendre. »
Après tout, s’il est dans la république des lettres de petites faiblesses aigrelettes, il en est d’inoffensives. Telle, par exemple, celle de l’auteur du Solitaire21, supposant que ses moindres brouillons seraient des reliques pour nos arrière-neveux. Un fragment de sa copie s’étant égaré dans l’imprimerie où fut composé son dernier feuilleton, il se mit à faire une scène. C’était inouï ! c’était déplorable ! — Bref, le compositeur accusé de négligence ayant été appelé à comparaître, il avait d’abord cherché à se disculper, lorsque tout à coup, d’un air enthousiaste, il s’écrie :
« — Ah ! monsieur, je serais si heureux de posséder un autographe de vous !
« — Eh bien, s’il en est ainsi, mon ami, dit d’Arlincourt subitement radouci, gardez-le, puisque vous êtes homme de goût. Je vous en fais présent ! »
Le drôle, en rentrant à l’atelier, pouffait de rire. Ce précieux autographe enveloppait son gruyère.
Cocasses “antennes” d’un “digne entomologiste”
Tandis que nous parlons du papier, disons qu’il a pour nous des révélations imprévues : je me rappelle encore un certain grand-raisin22 assez compromettant qui trahissait son origine administrative et dont, par parenthèse, le contenu contrastait fort avec le contenant ; j’ai lu sur des en-tête [sic] du ministère de la justice des articles de sport mêlé de haute bicherie ; et je vis un soir les feuillets roses d’un bureau de journal de modes s’attrister sur une lugubre nécrologie. — Sur ce chapitre, s’il m’était permis de formuler un axiome, je dirais à messieurs les auteurs : Regardez-y à deux fois avant d’employer le premier papier venu ; ou plutôt écoutez ceci : — C’était vers la fin de l’hiver 1845. L’homme dont il va être question, nature moutonnière qui avait en horreur la moindre discussion, en était venu à n’être plus rien chez lui, ce qui arrive à beaucoup d’honnêtes gens. Madame, fort dépensière, laissait son mari sans le sou, si bien que le bonhomme n’ayant même plus de quoi s’acheter du papier, collectionnait les notes d’épicier, les bandes de journaux, bref tout ce qui lui tombait sous la main, pour inscrire l’un après l’autre les articles du grand Dictionnaire entomologique auquel il consacrait ses loisirs. Un jour, parmi ces fragments de toutes sortes, s’était glissé un bout de lettre déchirée : le hasard, qui n’en fait pas d’autres, voulut que le compositeur en tournant le feuillet lût, au-dessous de la déchirure, cette fin de phrase tronquée :
« … prudence ! Tu sais bien que l’ours rentre à cinq heures. »
L’écriture était féminine ; plus de doute, ce pauvre ours qui pourtant n’éprouvait de curiosité qu’à l’égard des insectes, subissait le sort d’Actéon ! On voit d’ici le sourire qui parcourut l’atelier quand il revint le lendemain. Heureusement on prit la précaution de biffer les deux lignes traîtresses, et le digne entomologiste put continuer ses études sur les antennes, organe qui semblait l’intéresser particulièrement.
Choix fantaisistes de papier et d’encre
Si des tics personnels nous passons aux aberrations communes, nous remarquerons, par exemple, que tous les auteurs, y compris les plus expérimentés, se persuadent qu’une épreuve à laquelle ils ont donné tous leurs soins est entièrement purgée de fautes. Erreur profonde ; le correcteur en retrouve toujours après eux, et rien alors n’est plus singulier que leur contenance entre un mécompte d’amour-propre et la satisfaction de voir leur œuvre épurée. — Particularité fort remarquable, il y a des manies qui font esprit de corps, c’est-à-dire propres à telle ou telle catégorie d’auteurs ; mille exemples en sont la preuve. — Ainsi, un savant économise le papier en raison directe de son érudition.
Les vieux raturent beaucoup, les jeunes pas assez, les femmes point du tout.
Les rats de la Bibliothèque n’emploient qu’un papier jaune, rugueux, enfumé, qu’on ne rencontre que dans leurs mains. Où diable vont-ils le chercher ?
Jamais un prêtre-auteur n’écrira qu’avec de l’encre roussâtre ; un bibliomane ne saurait renoncer aux lettres microscopiques ; un avocat qui pourrait se faire lire passerait pour déshonorer la robe ; et les médecins prennent un soin particulier de rendre indéchiffrables les mots gréco-latins de leur invention.
Si vous voyez un auteur se récrier et se défendre mordicus plutôt que de sacrifier cinq lignes de sa prose, comptez que sa muse est vierge de toute impression ; et si vous le voyez faire parade de londrès23 au détriment de sa chaussure, c’est assurément un des Quarante de la brasserie des Martyrs24.
Quant à mesdames les authoress dont la vocation littéraire brave l’épithète de bas-bleus, il faudrait une bonne fois les prier de remarquer que les accents, les points et les virgules, ont été inventés pour quelque chose, et, profitant de l’occasion, leur donner pour modèles Mmes Colet, Farrenc25, de Renneville, Dash et Aubert.
“Les auteurs qui ont su se faire aimer sont nombreux”
Il n’est pas jusqu’aux éditeurs qui n’aient aussi leurs manies et leurs obstinations. On a vu quelques-uns d’entre eux, partis du bouquin à deux sous, devenir millionnaires ; mais sait-on que ceux-là, quand ils dressent des catalogues, font servir à quatre usages successifs un même morceau de carte (en écrivant au dos, puis en travers, puis en rouge) et qu’ils s’évertuent à chercher en ce moment un cinquième procédé.
Arrêtons là cette longue liste de griefs ; aussi bien chaque métier a-t-il ses ennuis ; or, la difficulté de concilier des impossibilités matérielles avec les exigences de l’écrivain n’est pas le moindre de nos embarras. Encore, avec les généraux de lettres, qui ont beaucoup vu, il est des accommodements ; mais les caporaux !…
Les auteurs qui ont su se faire aimer sont nombreux, Dieu merci, et on les connaît : ceux-là se voient toujours secondés avec zèle, presque devinés. À leur tête marche Girardin, qui depuis le jour où, pauvrement vêtu, il fondait le Voleur, jusqu’aujourd’hui qu’il jouit des bienfaits de la fortune, n’a pas cessé d’être bon et paternel ; après lui nous citerons Alph. Karr, qui ne manquait jamais de serrer la main au metteur en pages de ses Guêpes. Dumas, se sentant chez lui, nous tutoie ; Albéric Second, Villemessant, Nemo26, Trimm, Rochefort, Sarcey, Petitjean27 et la plupart des journalistes émérites traitent les typographes en artistes. Amédée Achard, Élie Berthet sont d’une politesse parfaite, et Arnaud, le méridional, a le ton d’une demoiselle. Monselet, surtout s’il est en retard, a des manières charmantes ; Jules Richard fait de nous ce qu’il veut ; Marcelin n’a pas cru s’encanailler en s’attablant à côté de ses compositeurs, et l’on a vu d’Aurevilly lui-même, sur la rive gauche, s’humaniser jusqu’à la chope.
Quoi d’étonnant ? L’imprimerie n’est-elle pas fille de l’écriture et n’est-ce point par elle que la pensée devient livre ? En admettant que, comme on nous le reproche, nous ne soyons que ruolzés28 d’instruction, entre toutes les professions manuelles la nôtre reste la plus noble, puisqu’il lui est donné de comprendre, de traduire et de propager la pensée ; en quoi elle a fait plus pour la civilisation que la poudre et la vapeur.
Au surplus, notre maître, Jean Genfleisch [sic, Gensfleisch] de Gutenberg, était gentilhomme.
Dans la Gazette des eaux du 26 mai 18701, revue professionnelle (eaux minérales, climatologie, hydrothérapie, bains de mer), on peut lire une lettre d’un auteur se plaignant d’une intervention du correcteur. Un grand classique de la presse du xixe siècle.
C’était la rubrique favorite des basochiens2 d’autrefois.
De là on a fait un verbe.
« Il dit ergo à tout propos ; il ergote. »
J’ergote, tu ergotes, il ergote, nous ergotons, vous ergotez, ils ergotent…
Ergoter est le verbe,
Ergoterie est la chose.
Vous ergotez, vous faites de l’ergoterie.
Notez que je dis cela pour vous, monsieur notre correcteur, qui, consultant l’autre jour Boiste ou Raymond3, avez trouvé qu’un mot en isme irait mieux qu’un mot en rie, dans mon petit discours à M. l’avocat spadois4.
Mon Dieu ! je veux bien, à la rigueur, monsieur notre correcteur, si c’est l’autorité de votre dictionnaire ; mais j’ai aussi la mienne, d’autorité, celle d’écrire ce qui me convient, et de me croire assez de crédit chez mes lecteurs pour pouvoir tirer sur eux un mot quelconque, fût-ce par hasard un barbarisme, sans crainte de le voir protesté.
J’avais donc dit très-régulièrement ergoterie, ce qui exprimait suffisamment ma pensée ; vous avez mis ergotisme, ce qui l’exprime trop, contrairement à mon intention.
Ergoterie, monsieur notre correcteur, c’est la chose qui se produit chaque fois qu’on ergote, et c’est ce que je reprochais aux formes de M. l’avocat spadois : « de l’ergoterie, et encore de l’ergoterie. »
Autrement, parlant par votre truchement, je suis censé dire à M. l’avocat spadois : « Vous avez là, mon pauvre monsieur, une affection chronique fatale, l’ergotisme, qui est aussi le nom d’une grave intoxication végétale5. »
Il est vrai qu’il me dit, lui-même, qu’étant Lannoy de Gall, par mon nom, je suis cette vilaine excroissance parasitaire que produit je ne sais quel insecte en se logeant dans l’écorce du chêne6 ; et je réponds qu’avec la noix de galle on fait de bonne encre contre les ergoteurs7.
Néanmoins, monsieur notre correcteur, vous avez mis la mort dans l’âme à ce malheureux ci-devant conseiller communal de la ville de Spa, en le déclarant atteint d’une maladie aussi triste, aussi hideuse, aussi abhorrée, aussi répugnante que l’ergotisme. Il n’est pas de force à être tant malade que cela ; c’est bien assez de l’ergoterie.
Ne le faites plus, monsieur notre correcteur, si vous voulez que M. l’avocat vous pardonne.
Voici une coupure de presse que j’ai trouvée collée dans un exemplaire du tome II du Correcteur typographe de Louis-Emmanuel Brossard, consacré aux règles typographiques (Imprimerie de Chatelaudren, 1934), appartenant à la bibliothèque patrimoniale de l’école Estienne, à Paris. Grâce à Gallica, j’en ai retracé l’origine : elle est tirée d’un numéro, daté du 1er janvier 1904, de La Sorte, « organe typographique incolore et mensuel : satirique, antilittéraire, peu artistique et quelquefois illustré… », édité à Marseille. L’article est signé d’un pseudonyme aisément déchiffrable (D. Léatur, soit deleatur, le signe conventionnel de suppression d’un signe ou d’un mot).On peut d’ailleurs imaginer qu’un correcteur se cache sous ce pseudonyme.J’ai respecté la ponctuation d’origine, aussi surprenante soit-elle par endroits.
« Le correcteur, en voilà un type à… observer ! Quelquefois, c’est, véritablement, un savant, un ancien professeur ; le plus souvent, un typo en rupture de casse. Son travail n’est pas commode, allez ! car le pauvre homme ne peut avoir la moindre distraction pendant qu’il se livre à son ingrate besogne. Malheur à lui si une bourde s’étale sur le journal qu’il est chargé de lire. Le lendemain, à peine installé sur sa chaise, arrive, furieux, le corps du délit à la main, l’auteur de l’article, qui ne peut comprendre que, ayant « écrit » lui, calotte, on ait laissé imprimer culotte3 ; il ne se l’explique pas ; le correcteur, qui n’en revient pas, non plus, tâche de s’excuser, vire, tourne, et, par ses explications s’embourbe davantage. Après l’auteur, c’est au tour du secrétaire de la rédaction. Encore un qui n’est pas commode ! Même fureur… mêmes explications ! Enfin, des fois, le directeur daigne se déranger et rendre une visite au malheureux virgulier qui, devant cette autorité, est muet comme carpe. Que de monde en mouvement pour une méchante coquille ! Et que de fois, dans l’année, cette petite scène se renouvelle ! Car, ami — complice typo (ou opérateur, maintenant) — la malencontreuse coquille n’est pas rare, excepté au Times, paraît-il, car ce journal donne une prime de mille francs à tout lecteur qui en découvre une4 !!! Il serait peut-être bon de s’abonner au grand journal de la cité !…
« Mais, s’il a des ennuis, le correcteur trouve aussi des jouissances à son métier, messieurs les rédacteurs, les reporters particulièrement, plus pressés de donner leur copie, négligent parfois leur style et ne ponctuent pas du tout, pour le plus grand bonheur du correcteur ; car il n’est pas de joie plus immense pour lui que d’étaler dans la marge de l’épreuve une belle virgule. À ce moment, il est transfiguré ; de renfrogné qu’il était tantôt, le voilà rayonnant, heureux… il a trouvé l’occasion de placer sa virgule !… Son attention est tellement portée à cette ponctuation, que bien souvent il ne voit pas, à côté, la coquille qui lui attirera une s[e]monce. Que voulez-vous ? Esaü aimait les lentilles ; Roméo adorait Juliette ; le correcteur est passionné pour la virgule5. Des goûts et des couleurs…
Pensée vagabonde
« Au demeurant, le correcteur est bon enfant, ce qui ne l’empêche d’être la bête noire des typos ou opérateurs, ceux-ci trouvant toujours qu’il marque trop de corrections. Ce n’est pas l’avis du patron, qui, lui, se plaint qu’il laisse trop de bourdes. Et pourtant, pour être correcteur on n’en a pas moins un cœur !… Si les distractions sont permises (hum !) au typo, ne peut-on pas les admettre pour le malheureux virgulier. Quand il a son épreuve devant lui, croyez-vous que sa pensée est toujours là ? Eh ! non, elle vagabonde, tout comme la vôtre, et alors que la copie lui annonce la chute du ministère, il désire, lui, celle de la brune Cunégonde, qu’il poursuit de ses assiduités depuis plus de six mois : mais, hélas ! la coquette n’a pas l’air d’en être troublée outre mesure. Oui, le correcteur est un homme comme les autres — parfaitement ? et, comme tel, sujet à l’erreur. (Cela se dit aussi en latin).
« Le virgulier a encore un ennemi : le fonctionnaire. — Le fonctionnaire ? — Oui, le fonctionnaire. Oh ! il ne s’agit pas ici du préfet ou du trésorier-payeur, non : mais de ces individus créés depuis l’apparition des linotypes6. Ah ! celui-là, par ex[e]mple, a le don d’horripiler notre brave correcteur. Les épreuves qu’il présente sont toujours mauvaises : ou trop pâles ou trop chargées d’encre ; le papier est trop sec ; ou trop mouillé ; il y en a même un qui le trempe au lavabo, dans l’eau savonneuse. Allez donc marquer une virgule sur ce papier-là ? Plaignez, plaignez le pauvre correcteur !!! »