De l’importance de la correction, 1911

Extrait d’un long et vibrant éloge au cor­rec­teur. Inti­tu­lé sim­ple­ment « Du Cor­rec­teur et de la Cor­rec­tion », celui-ci court sur six pages (onze colonnes) de la Cir­cu­laire des protes no 181, de mars 1911. Il est signé « A. MARSILLAC », que je n’ai pas iden­ti­fié et qui n’ap­pa­raît à aucune autre date dans la revue.

“L’auteur plane trop haut”

« […] l’esprit empor­té vers les hori­zons loin­tains du rêve poé­tique ou des spé­cu­la­tions ardues, l’at­ten­tion absor­bée par l’a­gen­ce­ment logique des idées, l’ef­fort ten­du à la pour­suite de l’ex­pres­sion la plus com­plète et la plus juste, l’au­teur peut perdre de vue cer­tains détails : il plane trop haut. Sous le mar­tè­le­ment de sa pen­sée, de nou­veaux aspects de son sujet jaillissent comme des étin­celles sur l’en­clume ; ces étin­celles l’é­blouissent, toutes elles l’at­tirent, il court de l’une à l’autre, et, dans son empres­se­ment à les sai­sir toutes, dans sa hâte à n’en perdre aucune, il laisse une idée inache­vée, sans liai­son avec ses voi­sines ou en entre­mêle les mots.

« Certes, ce sont défaillances infimes, mais elles déparent l’œuvre, comme une tache dépré­cie un bro­cart, un accroc une riche tapis­se­rie. Ôtez la tache, repri­sez l’ac­croc, le bro­cart et la tapis­se­rie rede­viennent ines­ti­mables. Mais com­bien habiles, com­bien déli­cates doivent être les mains char­gées de ce tra­vail ! C’est celui du correcteur.

Une collaboration étroite

« Devant lui la pen­sée de l’au­teur s’é­tale à nu. Il en sai­sit l’é­clo­sion, en suit la marche, en devine les efforts, les hési­ta­tions, les retours, toutes choses que lui dévoilent les ratures, les ren­vois du manus­crit ; l’é­cri­ture calme ou fié­vreuse a pour lui un lan­gage. Cette pen­sée de l’au­teur, dont il a sur­pris les plus sub­tiles évo­lu­tions et les replis les plus secrets, il doit la faire sienne, s’en péné­trer tel­le­ment qu’il sache don­ner à chaque titre, à chaque par­tie de l’ou­vrage l’im­por­tance et, par suite, la place qui leur convient. Il faut que, grâce à lui, une série de pages écrites d’une main mono­tone et uni­forme ait, une fois impri­mée, comme le relief d’un monu­ment, en sorte que l’œil du lec­teur sai­sisse le thème de l’étude, les déve­lop­pe­ments du sujet trai­té, les phases du récit offert à sa curiosité.

« Dans le détail, le cor­rec­teur doit éla­guer les irré­gu­la­ri­tés du manus­crit, en sup­pléer les inat­ten­tions, en répa­rer les oublis, en rec­ti­fier les lap­sus cala­mi, com­bler les défaillances de mémoire, réta­blir les cita­tions fau­tives, car il se peut que l’au­teur, entraî­né par sa pen­sée, ait lu, dans le pas­sage cité, non ce qui est mais ce qui devrait être.

« Telle est, vrai­ment étroite, et dans l’en­semble et dans le détail, la col­la­bo­ra­tion du cor­rec­teur et de l’é­cri­vain. Aus­si Vic­tor Hugo aimait à rendre hom­mage à ces « modestes savants si habiles à lus­trer les plumes du génie » ; aus­si P. Larousse, après Fir­min-Didot, les appelle ses « auxi­liaires les plus précieux. »

À la recherche du code typo perdu 

Un article de la BnF consa­cré à l’his­toire de la typo­gra­phie (signé Danièle Mer­met, non daté) écrit : 

« Un autre fils de Fran­çois [Didot], Pierre Fran­çois [1731-1795, dit le jeune], crée un des pre­miers codes typo­gra­phiques à l’u­sage des cor­rec­teurs. »

Les Didot forment une dynas­tie d’imprimeurs qui, jus­qu’au xixe siècle, appor­te­ront « de nom­breuses inno­va­tions tech­niques à l’in­dus­trie pape­tière, à l’im­pri­me­rie et à la typographie ».

L’Ency­clo­pé­die Larousse reprend cette infor­ma­tion, avec des ita­liques : « Il créa éga­le­ment le pre­mier Code des cor­rec­tions typo­gra­phiques », mais en l’at­tri­buant à l’un des petits-fils de Fran­çois Didot, Pierre (1761-1853).

Un code typo­gra­phique au xviiie siècle ? Voi­là qui bous­cule mes connais­sances, le pre­mier « code typo » pro­pre­ment dit datant, pour moi, de 1928 — après une série de « manuels typo­gra­phiques » au xixe siècle. ☞ Voir Qui crée les codes typographiques ?

Silence des catalogues 

« Sou­cieux d’apporter le plus grand soin aux ouvrages qu’il impri­mait, Pierre Fran­çois Didot com­po­sa et publia un petit ouvrage à l’adresse des cor­rec­teurs d’épreuves : Pro­to­cole des cor­rec­tions typo­gra­phiques », écrit, pour sa part, Jean-Claude Fau­douas, dans son Dic­tion­naire des grands noms de la chose impri­mée (Retz, 1991, p. 45).

Déci­dé­ment ! Je fouille, bien sûr, le cata­logue de la BnF et celui du musée de l’Imprimerie de Lyon, à la recherche de cette pièce his­to­rique. Sans succès. 

Je ne trouve rien non plus sur Pierre-Fran­çois1 Didot dans la vaste Somme typo­gra­phique (1947-1951) de Mau­rice Audin, numé­ri­sée par le musée de l’Imprimerie de Lyon. Pas plus que dans Ortho­ty­po­gra­phie : recherches biblio­gra­phiques (Paris, Conven­tion typo­gra­phique, 2002), le gros tra­vail de Jean Méron (voir son site).

L’objet identifié

Alors je m’adresse au ser­vice d’aide SINDBAD de la BnF, qui m’oriente vers « L’Art de l’im­pri­me­rie (Paris, Dic­tion­naire des arts et métiers, 1773) », cité par Alan Mar­shall dans « Manuels typo­gra­phiques conser­vés au musée de l’Imprimerie de Lyon » (Cahiers GUTen­berg, no 6, juillet 1990, p. 40).

Ce docu­ment existe bien à la BnF, sous forme de réim­pres­sion moderne : « L’art de l’im­pri­me­rie, Tho­ri­gny-sur-Marne : impr. de E. Morin, 1913, 39 p., in-8, coll. Docu­ments typographique[s], I ». 

Il a été « attri­bué à Didot le jeune par E. Morin2 », comme l’écrit encore Alan Mar­shall (art. cit.), car le texte n’est pas signé.

Il s’agit pré­ci­sé­ment de l’ar­ticle « IMPRIMERIE (L’art de l’) » (p. 480-512), extrait du tome 2 du Dic­tion­naire rai­son­né uni­ver­sel des arts et métiers… de Phi­lippe Mac­quer (1720-1770), revu par l’ab­bé Jau­bert, impri­mé en 1773 par Pierre-Fran­çois Didot. 

Je le retrouve alors men­tion­né chez Louis-Emma­nuel Bros­sard (Le Cor­rec­teur Typo­graphe, 1924, p. 287), où il tient sur une page, que voici. 

Le pro­to­cole des signes de cor­rec­tion de Pierre-Fran­çois Didot, repro­duit par Louis-Emma­nuel Bros­sard (1924).

Cette planche, numé­ro­tée II dans l’ar­ticle de Didot le jeune, y est intro­duite par les mots sui­vants : « Lorsque la forme est entié­re­ment fer­rée, il [le com­po­si­teur] […] la porte à la presse aux épreuves pour en tirer une pre­mière épreuve, que le prote lit, & sur la marge de laquelle il marque les mots pas­sés [bour­dons] ou dou­blés, les lettres mises les unes pour les autres que l’on nomme coquilles, &c. Voyez Pl. II » (p. 497-498). 

Le para­graphe qui suit, inti­tu­lé « De la cor­rec­tion », ne traite, en fait, que du cor­ri­geage (la cor­rec­tion sur plomb). Il n’é­voque jamais le cor­rec­teur lui-même, sauf dans les pre­miers mots : « Quand le com­po­si­teur a reçu du Prote, ou de tout autre Cor­rec­teur, l’é­preuve où les fautes sont indi­quées sur les marges, il faut qu’il la cor­rige […]. » Le mot pro­to­cole n’y appa­raît pas non plus.

Un précurseur

Sauf erreur, les titres don­nés par Larousse et Fau­douas sont donc fan­tai­sistes. Le texte de Didot le jeune ne s’a­dresse pas nom­mé­ment aux cor­rec­teurs. Il ne s’agit pas non plus d’un code typo­gra­phique, dont je rap­pelle la défi­ni­tion : « Ouvrage de réfé­rence décri­vant les règles de com­po­si­tion des textes impri­més ain­si que la façon d’abréger cer­tains termes, la manière d’écrire les nombres et toutes les règles de typo­gra­phie régis­sant l’usage des dif­fé­rents types de carac­tères : capi­tales, bas de casse, ita­lique, etc. » — Wiki­pé­dia.

Signes de correction dans "Orthotypographia", 1608
Signes de cor­rec­tion dans Ortho­ty­po­gra­phia de Jérôme Horn­schuch, 1608.

Il s’a­git seule­ment d’un pro­to­cole des signes de cor­rec­tion. Le pre­mier, à ma connais­sance, depuis l’embryon pro­po­sé par Jérôme Horn­schuch en 1608 (☞ Voir Ortho­ty­po­gra­phia, manuel du cor­rec­teur, 1608). Les trai­tés de Marie-Domi­nique Fer­tel (1723) et de Pierre-Simon Four­nier (1764-1766) ne sont pas des­ti­nés au cor­rec­teur. Ber­trand-Quin­quet (1798) men­tionne les « signes usi­tés dans l’Im­pri­me­rie, et qui lui sont par­ti­cu­liers », mais ne les donne pas. C’est géné­ra­le­ment à Mar­cel­lin-Aimé Brun (Manuel pra­tique et abré­gé de la typo­gra­phie fran­çaise, 1825) qu’on attri­bue le pre­mier tableau des signes de cor­rec­tion3

C’est ce chan­ge­ment d’un demi-siècle dans la chro­no­lo­gie qui fait l’intérêt prin­ci­pal du pré­sent article. 

Article mis à jour le 26 octobre 2023.


“Derlindindin” ou l’histoire d’un échec

C’est l’histoire d’un demi-échec ou, du moins, d’une recherche inabou­tie. Elle me donne l’oc­ca­sion de vous mon­trer com­ment je travaille. 

Un matin de cette semaine, pro­fi­tant de mes vacances — bien méri­tées, dirais-je — pour relan­cer les recherches, je tombe sur une Phy­sio­lo­gie1 de l’imprimeur (éd. Des­loges, 1842) com­por­tant le mot cor­rec­teur, signée de Constant Moi­sand (1822-1871). L’au­teur n’a donc que 19 ou 20 ans quand il publie ce livre. 

Page 37, on y lit ceci : 

Vous arri­vez les poches pleines d’é­preuves ; vous remet­tez votre copie au cor­rec­teur qui entonne de sa grosse voix le der­lin­din­din, et tous les singes2 répètent en cœur [sic] le der­lin­din­din ; ce qui veut dire que celui qui a com­po­sé la copie que l’au­teur vient de remettre a fait une infi­ni­té de bour­dons, dou­blons, coquilles, etc.

Rien d’autre sur le sujet de mon blog. 

Mais… « le der­lin­din­din », voi­là de quoi occu­per ma mati­née ! Qu’est-ce donc ? Cherchons.

Un bruit de clochette

Der­lin din­din est une variante de dre­lin din­din (ou din din), l’aîné de notre dre­lin, dre­lin, ono­ma­to­pée imi­tant une clo­chette ou une son­nette. Le chan­son­nier Béran­ger (1780-1847) a écrit : « Pauvres fous, bat­tons la cam­pagne / Que nos gre­lots tintent sou­dain / Comme les beaux mulets d’Es­pagne / Nous mar­chons tous dre­lin din­din » (Cou­plet) — Lit­tré.

On trouve notre der­lin din din dans un vau­de­ville3 d’Eu­gène Labiche (1815-1888), Les Pré­ten­dus de Gim­blette (1850) :

Sem­bett : No ! un son de cloche… Com­ment ils fai­saient les cloches ?
[…]
Bar­na­bé : Elles font der­lin, der din, din din.

Nous appre­nons déjà quelque chose. 

Mais notre cor­rec­teur — appe­lons-le Jules — imite-t-il « de sa grosse voix » une clo­chette ? Et les com­po­si­teurs répètent-ils en chœur la même clo­chette ? Je n’y crois pas trop. 

Chanson à succès

Je penche plu­tôt pour un air à la mode. Au xixe siècle comme aujourd’hui, il y a des airs à suc­cès, qu’on entend au café-concert ou au théâtre. Cer­tains reçoivent même de nou­velles paroles, pour un évè­ne­ment fes­tif. Ain­si, deux chan­sons que j’ai trou­vées sur Gal­li­ca : Le Cor­rec­teur d’imprimerie (non datée, mais peut-être entre 1803 et 1848), d’un cer­tain Chol­let, est à chan­ter sur l’air de La Treille de sin­cé­ri­té, écrite par Désau­giers (1772-1827), et Les Cor­rec­teurs en goguette à Cha­ren­ton (1822) colle à l’air du vau­de­ville en un acte Lan­ta­ra, ou le Peintre au caba­ret (créé en 1809), « À jeun je suis trop philosophe ».

Page de titre du qua­drille Der­lin din­din ou Asseyez-vous d’s­sus (1859). © Palaz­zet­to Bru Zane / fonds Leduc.

Je tombe alors sur Der­lin din­din, un qua­drille. Oh joie ! D’autant que le sous-titre de cette danse est « Asseyez-vous des­sus », ce que j’imagine déjà faire la joie de Jules et de ses facé­tieux col­lègues… Mal­heu­reu­se­ment, Arban (1825-1889), com­po­si­teur de danses et chef d’orchestre popu­laire, offi­ciait au bal Le Casi­no, dit Casi­no-Cadet, « construit en 1859 [et] renom­mé pour la légè­re­té de ses dan­seuses » (Wiki­pé­dia), et 1859 est aus­si la date de la partition.

Au pas­sage, je décèle une bizar­re­rie : la page de titre de la par­ti­tion pré­cise « sur des motifs de Krie­sel ». Or, si Krie­sel (dont les dates de nais­sance et de mort nous sont incon­nues) a bien écrit Asseyez-vous d’s­sus !, « can­ti­lène comique, sur des paroles de MM. Jules de [sic] Renard [1813-18774] et Amé­dée de Jal­lais [1825-1909] », la par­ti­tion a été impri­mée chez Bol­lot en 1861… soit deux ans après le qua­drille qui s’en est ins­pi­ré ! Je vous laisse ce mys­tère à résoudre.

Asseyez-vous d’s­sus serait une fan­tai­sie sur l’expérience de l’omni­bus, d’après un récent livre anglais sur le sujet (Eli­za­beth Amann, The Omni­bus : A Cultu­ral His­to­ry of Urban Trans­por­ta­tion, Sprin­ger Nature, 2023, p. 107), ce que semble confir­mer la gra­vure illus­trant la partition.

Déçu, je remets les gaz à mes moteurs (de recherche)… et finis par trou­ver, dans le Cata­logue géné­ral des œuvres dra­ma­tiques et lyriques fai­sant par­tie du réper­toire de la Socié­té des auteurs et com­po­si­teurs dra­ma­tiques (ouf !), Der­lin­din­din, vau­de­ville en un acte de René Per­in (1774-1829), édi­té par Jean-Nico­las Bar­ba (1769-1846). Date incon­nue, sauf que le cata­logue s’arrête à 1859, mais de toute façon anté­rieure à la mort de Bar­ba. Là, ça collerait. 

Frustration de chercheur

Le qua­drille aban­don­né, reste donc ce vau­de­ville, dont je ne sais rien. À moins qu’il ne s’a­gisse d’un autre, qui aurait disparu.

Ah, je le voyais bien, pour­tant, notre Jules, aller oublier, le dimanche, au Casi­no-Cadet, qu’il bosse douze heures par jour, du lun­di au same­di (sauf quand il « fait le lun­di »), guin­cher sur Der­lin din­din, le qua­drille à la mode, et, de retour au tur­bin, s’en ser­vir comme signe de com­pli­ci­té avec les « singes ». 

Mal­heu­reu­se­ment, les dates sont impitoyables. 


La vie d’un correcteur au XIXe siècle, c’est du Dickens

Henry de Pène par Nadar (avant 1888)
Hen­ry de Pène par Nadar (avant 1888).

J’ai trou­vé dans Demi-crimes, l’ultime roman d’Hen­ry de Pène (1830-1888), une nou­velle des­crip­tion déplo­rable du local des cor­rec­teurs dans une impri­me­rie pari­sienne au xixe siècle. On peut rai­son­na­ble­ment faire cré­dit à l’auteur de l’authenticité de ses pro­pos, car il a été jour­na­liste pen­dant une qua­ran­taine d’années. 

Le fait est que le petit réduit, une espèce de niche pra­ti­quée, à l’entresol, dans la cage de l’escalier noir qui condui­sait de l’atelier des machines aux ate­liers de com­po­si­tion et aux bureaux des dif­fé­rents jour­naux loca­taires de l’imprimerie Drière, n’était guère fait pour rece­voir des visi­teurs gan­tés, ver­nis, lui­sants [sic] des pieds à la tête comme l’était d’ordinaire, et plus spé­cia­le­ment encore ce soir-là, M. Jack Stick, l’élégant rédac­teur hip­pique de l’Écho Pari­sien.

Autant le jeune homme était par­fu­mé, autant le petit local dont il venait de pous­ser la porte devant lui était puant. L’odeur grasse des encres, le relent des vieux papiers mêlé aux exha­lai­sons humaines, les fumées refroi­dies des cigares et des ciga­rettes, les éma­na­tions du gaz, l’absence d’air exté­rieur, la pous­sière lon­gue­ment accu­mu­lée sur le plan­cher, le long des murs, y com­po­saient une atmo­sphère spé­ciale et, en quelque sorte, pro­fes­sion­nelle qu’on ne pou­vait impu­né­ment res­pi­rer que par grâce d’état1. Dans ce bouge, quatre poi­trines humaines étaient condam­nées à une asphyxie de chaque nuit. C’étaient Bre­nard, le cor­rec­teur atti­tré de l’Écho, un appren­ti qui lui ser­vait de « teneur de copie » ; un autre cor­rec­teur, atta­ché au ser­vice de plu­sieurs canards de moindre impor­tance qui ne se payaient pas le luxe d’un cor­rec­teur spé­cial. Ce second cor­rec­teur était assis­té, lui aus­si, d’un jeune gar­çon char­gé de suivre sur le manus­crit, tan­dis que son chef cou­vrait de signes caba­lis­tiques, intel­li­gibles seule­ment pour les ini­tiés, les étroites feuilles de papier impri­mées dites : paquets, où le pre­mier tra­vail du com­po­si­teur dépose par­fois presque autant de fautes que de mots. (p. 13-14)

“Des chenils sombres et malsains”

Cet extrait est à rap­pro­cher du témoi­gnage de M. Dutri­pon (1861 : « on le fourre dans un trou, sous un esca­lier, sous les rangs des com­po­si­teurs, quel­que­fois dans une espèce de niche qu’on appelle cabi­net, sombre, étroit »), du récit de Pierre Larousse (1869 : « Les loges de concierges, dans cer­taines ruelles du vieux Paris, aujourd’hui dis­pa­rues, auraient pu pas­ser pour des salons en com­pa­rai­son des che­nils sombres et mal­sains que telle grande impri­me­rie de la capi­tale décore du nom pom­peux de bureaux des cor­rec­teurs ») et de la vision lugubre du métier par Paul Bodier (1936 : « Les cor­rec­teurs sont les plus sacri­fiés par tout un clan de misé­rables patrons dont les ate­liers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les ver­mines, de toutes les pous­sières, de toutes les immon­dices possibles […] »).

On a, heu­reu­se­ment, un contre-exemple avec le bureau des cor­rec­teurs à l’imprimerie Paul Dupont, 1867.

Dans un dia­logue, Hen­ry de Pène évoque aus­si la rému­né­ra­tion du cor­rec­teur, que Jack Stick appelle « avec une fami­lia­ri­té cor­diale “père Bre­nard” ». Ce der­nier déclare : 

— […] voyez-vous, nous avons des enfants et avec ce que je gagne ici la nuit, ce qu’on me donne au jour­nal du soir où je cor­rige dans l’après-midi, on a bien de la peine à joindre les deux bouts.
— […] Vous ne m’avez jamais dit com­bien vous vous fai­siez par mois à vous cre­ver les yeux et à vous érein­ter le tem­pé­ra­ment au ser­vice de vos deux jour­naux.
— Deux cent cin­quante francs ; quel­que­fois trois cents, quand je puis faire quelques sup­plé­ments… (p. 16)


“MM. les correcteurs vont taquiner le goujon”, 1905

« On devrait sup­pri­mer l’é­té et les vacances. C’est une période pen­dant laquelle ceux qui ne sont pas au vert, au frais et au repos ont de bonnes rai­sons de mau­dire le sort. Entre tous, les infor­tu­nés qui suent sang et eau pour mettre debout le numé­ro quo­ti­dien du jour­nal qu’at­tendent quelques cen­taines de mille de lec­teurs et d’a­mis ont vrai­ment bien du mérite ; la fata­li­té typo­gra­phique se plaît à les acca­bler de ses coquilles. Ain­si, l’autre jour, dans notre article sur la Marine alle­mande, de notre émi­nent col­la­bo­ra­teur dépu­té au Reichs­tag, dépu­té qui, évi­dem­ment, n’est pas là pour voir ses épreuves, nous avons lais­sé pas­ser une phrase en alle­mand dont la lec­ture a fait bon­dir d’hor­reur les ini­tiés à la langue de Gœthe et de Schiller.

« Et cela parce que MM. les cor­rec­teurs qui, d’ailleurs, n’ont pas volé de souf­fler, vont taqui­ner le gou­jon, et que les cama­rades qui res­tent tra­vaillent pour deux et pour quatre. La besogne s’en ressent.

« Ren­dons au Reichs­tag ce qui est au Reichs­tag… Nous avons impri­mé la fameuse phrase de l’empereur d’Al­le­magne : « Notre ave­nir est sur les eaux » : « Unsire zul­sunft higt auf dem vas­ser. » C’est du java­nais mêlé d’i­ro­quois. Il fal­lait mettre « Unsere Zukunft liegt auf dem Was­ser. » 

« On ne nous y repren­dra pas. »

Une archive de sai­son, trou­vée dans L’Écho de Paris, 10 août 1905.

Guillaume II à la barre du SMS Hohenzollern
Notre timo­nier. Notre ave­nir est sur les eaux (Guillaume II à la barre du S.M.S. Hohen­zol­lern). Deutsche Digi­tale Biblio­thek. 

Alexandre Dumas et le correcteur : un conte

Alexandre Dumas père par Nadar, 1855
Alexandre Dumas père, par Nadar, en 1855. Coll. BnF.

Dans le Jour­nal amu­sant du 8 février 1873, le lit­té­ra­teur Paul Cour­ty pro­pose « une anec­dote sur Alexandre Dumas qu[’il] n’ose garan­tir inédite, mais qui du moins est assez peu connue ».

« On sait que Dumas était un fort tireur à la ligne, devant Dieu et devant les protes.

« Un jour, dans un de ses romans-feuille­tons qui se pas­sait sous Louis XIV, il avait pla­cé par mégarde le ter­rain d’un duel dans un champ de pommes de terre. Lors­qu’il vint revoir ses épreuves, le cor­rec­teur de l’im­pri­me­rie lui fit res­pec­tueu­se­ment obser­ver que l’in­tro­duc­tion des pommes de terre en France remon­tait seule­ment au règne de Louis XVI, et qu’il fau­drait peut-être effacer…

« — Effa­cer ! s’é­cria Dumas, bon­dis­sant à ce mot. Comme vous y allez !

« Et sai­sis­sant fié­vreu­se­ment une plume, il écri­vit ce ren­voi en marge de l’épreuve.

« — C’est par erreur que nous venons de dire que les deux adver­saires avaient pris pour ter­rain de leur ren­contre un champ de pommes de terre, puisque l’in­tro­duc­tion en France de ce pré­cieux tuber­cule, due à Par­men­tier, eut lieu seule­ment sous le règne de Louis XVI. C’est dans un champ de navets que le duel avait lieu.

« Et ten­dant l’é­preuve au cor­rec­teur stu­pé­fait, Dumas mur­mu­ra, en se frot­tant joyeu­se­ment les mains :

— Six lignes de plus ! »

Cette anec­dote « peu connue », je ne l’ai pas trou­vée ailleurs. 

Se non è vero, è ben trovato.

Sarcey refuse “Tout vient à point à qui sait attendre”, 1894

Je relève dans Les Annales poli­tiques et lit­té­raires, du 22 avril 1894, sous la plume de Fran­cisque Sar­cey (cri­tique lit­té­raire célèbre), les lignes suivantes : 

Francisque Sarcey à la une des "Contemporains", 1881
Fran­cisque Sar­cey à la une des Contem­po­rains, no 41, 1881.

« Je sup­plie le cor­rec­teur de ne pas me mettre : Tout vient à point à qui sait attendre. » 

Noter la pré­po­si­tion à en italique.

S’agit-il d’une note à l’intention du cor­rec­teur qui s’est retrou­vée — par mégarde ou par choix du cor­rec­teur — dans la com­po­si­tion, ou l’auteur a-t-il vrai­ment sou­hai­té qu’elles soient impri­mées ? Le mys­tère demeurera. 

Mais cette insis­tance demande une expli­ca­tion. On la trouve dans le Wik­tion­naire (d’après Del­boulle A., XIII. Tout vient à point qui sait attendre, in Roma­nia, t. 13, no 50-51, 1884, p. 425-426) :

« On disait au xvie siècle “tout vient à point qui sait attendre”, qui signi­fiait “tout vient à point si l’on sait attendre”. On disait aus­si, dans un sens com­pa­rable, “tout vient à point qui peut attendre”.

« L’emploi de qui dans le sens de “si on”, “si l’on”, fré­quent chez Mon­taigne notam­ment, a pro­gres­si­ve­ment dis­pa­ru et la locu­tion n’a plus été com­prise qu’au prix de l’insertion de la pré­po­si­tion à, entraî­nant une légère modi­fi­ca­tion du sens (“c’est à celui qui sait attendre qu’échoit le moment venu ce qu’il espérait”). »

L’auteur s’explique

Dans une lettre à Paul Risch, trans­mise par celui-ci à Ser­gines [pseu­do­nyme d’Adolphe Bris­son] et publiée dans Les Annales poli­tiques et lit­té­raires, le 31 mai 1903, Fran­cisque Sar­cey confirme cette explication : 

« 26 juin 1898.

« Mon cher ami,

« J’é­cris tou­jours : « Tout vient à point qui sait attendre. Mais les cor­rec­teurs ne veulent pas. Ils sont nos maîtres.
« Qui, en ce sens, est une vieille for­mule fran­çaise équi­va­lant au si quis des latins.
« Tu en trou­ve­ras deux ou trois exemples au mot qui dans Lit­tré.
« Cette accen­tua­tion ne s’est conser­vée que dans les locu­tions pro­ver­biales.
« Tout vient à point nom­mé, si l’on sait attendre… (si quis ou qui).

« Mes grandes amitiés.

« Tout à toi,
Fran­cisque. »

Un correcteur de presse débine toutes les plumes de Paris, 1865

« Par­ler des auteurs est peut-être un peu bien har­di, pour un simple cor­rec­teur d’imprimerie comme moi », com­mence pru­dem­ment l’au­teur de l’ar­ticle ci-des­sous… mais pour par­ler, il va par­ler ! Les « hié­ro­glyphes », les petites manies et les sautes d’hu­meur des jour­na­listes et cri­tiques les plus en vue défilent sous nos yeux éha­bis et amu­sés. Ano­ny­me­ment, notre homme se venge ! C’est dans Figa­ro (alors sans article) du 15 octobre 1865.
NB1 : Le sous-titre « Les Auteurs » laisse ima­gi­ner une suite, mais je n’ai pas trou­vé d’autre épi­sode de « La cui­sine de Guten­berg », et je le déplore.
NB2 : Comme tou­jours, j’ai res­pec­té l’or­tho­graphe et la ponc­tua­tion d’o­ri­gine. « Ch. R. » fait un usage immo­dé­ré des tirets, qu’il emploie comme des pauses longues, non comme l’é­qui­valent des parenthèses.

LA CUISINE DE GUTENBERG

Les Auteurs.

Som­maire. — Les Auteurs. — Pour le typo­graphe, plus de pres­tige. — Les pal­las­siers, les arti­fi­ciers, les raseurs. — Les hié­ro­glyphes. — Quelques spé­ci­mens. — Les micro­sco­piques, les gigan­tesques, les éche­ve­lés, les impos­sibles, les ſ [sic, f] de Tous­se­nel, les char­dons d’Arsène Hous­saye, le maca­dam de Jules Janin. — Les auteurs cal­li­graphes. — Les tocades de ces mes­sieurs. — Les épreuves renais­santes de Bal­zac et de Vil­le­main. — La ponc­tua­tion ; les plu­riels de Lalan­delle, la gram­maire de l’Alcazar. — L’Auvergnat et le cor­rec­teur. — La presse poli­tique et lit­té­raire : La Gué­ron­nière, Cas­sa­gnac, Havin, Nefft­zer, Girar­din, Jani­cot, Boni­face, Jules Janin, Achille Denis, Jules Lecomte. — Les ruches à jour­naux. — Trente-cinq dans la même rue. — Le sacer­doce de la presse après 1830. — Les franges de Gas­pard de Pons ; les amé­ni­tés de deux aca­dé­mi­ciens ; le dada de d’Arlincourt. — Défiez-vous des petits papiers ! — Un ours méta­mor­pho­sé en cerf. — Les manies de caste : celles des éru­dits, des com­pi­la­teurs, des saint-simo­niens, des prêtres, des avo­cats, des méde­cins, de la bras­se­rie des Mar­tyrs, des autho­ress, des édi­teurs mil­lion­naires. — Les auteurs aimables et aimés. — Conclusion.

C’est par abus, sans doute, mais enfin, en typo­gra­phie, on appelle auteur qui­conque fait impri­mer sa prose. Par­ler des auteurs est peut-être un peu bien har­di, pour un simple cor­rec­teur d’imprimerie comme moi, car tel d’entre eux excelle à décou­vrir une paille chez le voi­sin sans admettre pour cela qu’on aper­çoive une poutre chez lui. Par bon­heur, nous par­lons à des gens d’esprit ; donc, nous pou­vons nous aven­tu­rer. Parlons.

Si le valet de chambre d’un grand homme n’a plus d’illusions sur son maître, com­ment le cor­rec­teur qui, chaque jour, voit nos écri­vains à l’œuvre, les consi­dé­re­rait-il du même œil que vous ? lui devant qui l’on maquille la période, on place le mot à effet, on dis­cute un adjec­tif louan­geur, on aiguise la pointe per­fide ? Et com­ment, sans son aide, ampu­ter la phrase gan­gré­née, ou débri­der une bour­sou­flure ? — Aus­si, pour lui plus de pres­tige ; il connaît tous les secrets de toi­lette, et ne mesure (là est son tort) le mérite de l’homme qu’à la dose d’ennuis qu’il lui cause. Aus­si faut-il voir, je veux dire entendre, par quels quo­li­bets il se venge.

Tel manuscrit “ressemble à une rue de Paris en démolition”

D’abord, il divise les gêneurs en trois classes : les pal­las­siers1 (dis­cou­reurs impla­cables sur une vétille) ; les arti­fi­ciers (Bal­zac, Vil­le­main, Des­noyers, tra­çant des fusées du texte à la marge) ; les raseurs (venant trois fois par jour acti­ver le tra­vail). — Res­tent les ver­beux qui s’oublient en conver­sa­tions oiseuses ; ceux-là sont exé­cu­tés sur place : un Domi­nus vobis­cum en sour­dine part du fond de l’atelier, auquel toute la gale­rie en chœur répond, sur le ton litur­gique : Et cum spi­ri­tu tuo. Cela veut dire dis­pen­sez-nous de l’Ore­mus.

épreuve de "La Femme supérieure" annotée par Balzac
« Les arti­fi­ciers […], tra­çant des fusées du texte à la marge ». Épreuve de La Femme supé­rieure anno­tée par Bal­zac. Coll. BnF. Voir expo­si­tion vir­tuelle.

Dans cet esprit-là, on pré­sume bien qu’il est peu de ridi­cules qui nous échappent ; il en est, Dieu mer­ci, d’assez comiques. Avant tout, il importe de consta­ter, comme obser­va­tion géné­rale, qu’à une époque où tous les gar­çons de maga­sin sont plus ou moins cal­li­graphes, les let­trés, qui s’honorent de la plume et en vivent, s’obstinent à la tenir le plus mal pos­sible. — Jamais, en effet, celui qui par­court un jour­nal ou un livre ne par­vien­drait à se figu­rer sur quels manus­crits il nous a fal­lu étu­dier pour arri­ver à devi­ner ce que l’auteur a vou­lu dire. — Tenu à bout de bras, l’un fait l’effet d’une pluie de perles, l’autre d’un champ d’asperges en insur­rec­tion ; celui-ci res­semble à un plat de maca­ro­ni, celui-là à une rue de Paris en démo­li­tion : aucune [sic] n’a de rap­port avec une écri­ture euro­péenne. On devrait déco­rer les Cham­pol­lions qui finissent par les tra­duire, car les excen­tri­ci­tés de la fan­tai­sie dans le genre gra­phique n’ont ni terme ni limite. Quelques exemples vont le prouver.

Pattes de mouche et “plumes qui crachent” 

Tan­dis que le biblio­phile Jacob s’efforce de faire tenir sur une dizaine de feuillets la matière d’un volume, on pour­rait lire à cinq pas Léon Goz­lan, mieux encore l’illustre Méry, qu’on devrait, sous plus d’un rap­port, prendre pour modèle. — Car­rée, magis­trale est l’écriture d’Edgard [sic] Qui­net, tan­dis que tel article du Consti­tu­tion­nel confi­gure lit­té­ra­le­ment une écu­moire. On dirait, en voyant ceux que Pierre Véron envoie au Cha­ri­va­ri, qu’il a cou­pé sur une feuille de papier toute [sic] les soies d’une brosse ; Arsène Hous­saye affecte le style dit flam­boyant, et sa signa­ture est tout héris­sée de piquants. Pour si lisible qu’il soit, Vic­tor Hugo trouve le moyen de n’avoir que des plumes qui crachent, et l’on attri­bue­rait à une main fémi­nine les lignes de Girar­din. Cette page d’histoire que vous avez lue hier dans Gui­zot a été, d’un bout à l’autre, tra­cée sans hési­ta­tion, au crayon ; c’est aus­si l’habitude de Pros­per Pas­cal et de Louis Venet2, qui cultive à la fois le Monde et le Rosier de Marie, comme cha­cun sait.

page une du "Rosier de Marie", journal catholique
Rosier de Marie, « jour­nal en l’hon­neur de la Sainte Vierge, parais­sant tous les same­dis ». Image emprun­tée au blog de missionnotredamedeliesse.over-blog.com.

Sin­gu­lier contraste : l’auteur de Lélia3 écrit d’une main de fer, à l’encre bleu fon­cé, avec de grosses ratures ; et les petits feuillets du ter­rible Jou­vin pour­raient être com­pa­rés aux auto­graphes minus­cules de Paul Lacroix. Mme Dash a pro­ba­ble­ment fré­quen­té la même école que Pierre Véron ; et M. G.4, du Musée des Familles, n’écrit que la moi­tié du mot, le reste est une barre. Le rédac­teur en chef de la Gazette a renon­cé à se lire lui-même ; à l’aspect d’un manus­crit de Solar on ne sait jamais s’il s’agit d’espagnol ou de fran­çais ; le char­mant auteur de l’Esprit des Bêtes5 a des l, des p, des f, qui pro­jettent jusqu’au-delà du papier leur aspi­ra­tion éche­ve­lée ; mais n’espérez point sans une loupe devi­ner Xavier Aubryet. Certes, il eût ri de bon cœur, en 1848, s’il eût vu M. T.6 rédi­ger des bro­chures avec un bâton­net gros comme le doigt, en guise de plume. Tou­te­fois, quelque excen­trique que puissent être les mille et une manières de noir­cir du papier, il n’en est point dont on ne triomphe à force d’étude ; mais ce qui confond, ce qui défie à la fois l’œil et la rai­son, ce sont les auto­graphes du pre­mier des lun­distes7, empe­reur des illi­sibles. Ici, l’expression fait défaut : il n’y a point de terme dans la langue pour peindre la chose. Impos­sible, si on ne l’a vue, de s’en faire une idée. — Là-des­sus il faut tirer l’échelle, car toute cita­tion pâlirait.

lettre autographe de Sainte-Beuve
Lettre auto­graphe de Sainte-Beuve, emprun­tée au site Mémoire d’encres.

Comme cor­rec­tif, on pour­rait en revanche mon­trer des écri­tures fort belles : rari nantes in gur­gite8. Tout le monde connaît le talent cal­li­gra­phique de l’auteur des Mous­que­taires ; rien n’est plus coquet que les petites cartes de Ch. Blanc trai­tant les ques­tions d’art ; et l’on peut dire que les feuillets cor­rects et pro­prets de Mon­se­let charment l’œil du typo­graphe avant d’aller enchan­ter ses lec­trices. Disons encore, à l’honneur des poètes, que leur copie, bonne ou mau­vaise, est géné­ra­le­ment nette : il est visible qu’avant de l’écrire ils ont scan­dé le vers.

“Ceux qui n’ont pas de tocades forment la minorité” 

Voi­là donc qui est démon­tré : les auteurs grif­fonnent, c’est la règle ; quelques-uns écrivent, c’est l’exception. Il en est tout dif­fé­rem­ment de leurs tocades, puisque ceux qui n’en ont pas forment la mino­ri­té. — Les maîtres mêmes, je devrais dire eux sur­tout, n’en sont point exempts. — Bal­zac, dont le sys­tème de ponc­tua­tion a don­né lieu à un pro­cès9, a lais­sé dans la typo­gra­phie le sou­ve­nir des sept ou huit épreuves suc­ces­sives qu’il exi­geait, les tra­vaillant de telle sorte qu’à la der­nière il ne res­tait plus un tiers de la com­po­si­tion pri­mi­tive10.

M. Vil­le­main est allé plus loin le jour où, don­nant des soins plus minu­tieux encore que de cou­tume à son compte ren­du d’une séance de l’Institut, il en cor­ri­gea jusqu’à onze épreuves l’une après l’autre. Sar­rans jeune, après avoir fait com­po­ser le salon heb­do­ma­daire de la Semaine, démo­lis­sait tout : à la véri­té, il signait Nico­las, ce qui est une excuse. Cette manie, plus répan­due que de rai­son, nous met au déses­poir ; elle s’explique par cette par­ti­cu­la­ri­té qu’on juge bien mieux la phrase en lettres mou­lées que manuscrite.

L’auteur d’Eugé­nie Gran­det, quand l’inspiration lui dic­tait un beau type11, ou si une des­crip­tion telle qu’il les savait faire lui sou­riait, tra­çait tout d’une haleine des ali­né­nas [sic] de qua­torze pages in-18, luxe incon­nu dans les écrits modernes. (Ô Dumas ! Ô Girardin !)

La ponc­tua­tion, dont les règles peuvent être dis­cu­tées, mais qui a pour­tant ses prin­cipes, prête beau­coup au caprice ; aus­si en abuse-t-on. — L’abbé Moi­gno, dont la science est à bon droit popu­laire, a l’habitude de sau­pou­drer son style d’une quan­ti­té de vir­gules tout éton­nées de tom­ber là sans savoir pour­quoi, alors que la majeure par­tie des rédac­teurs de la presse légère, pour en finir avec ces signes fati­gants, les ont sim­ple­ment sup­pri­més. Ce n’est pas qu’à leur tour les hommes d’un cer­tain âge n’aient aus­si leurs fan­tai­sies : on essaye­rait en vain de per­sua­der à M. Buloz qu’en 1865 les impar­faits et les condi­tion­nels ne s’écrivent plus par un o12 : et M. Lalan­delle [sic, La Lan­delle] vous prou­ve­ra qu’on doit plu­ra­li­ser tou­jours un chef d’escadronS, un capi­taine de vais­seauX. Que vou­lez-vous ? c’est son sys­tème. Ils ont aus­si le leur, ceux qui brochent les petites tur­pi­tudes à 1 franc publiées dans les pas­sages ; tou­te­fois, ils feraient mieux d’avouer qu’absorbés par leurs études à l’Alca­zar, ils négligent un peu leur Chap­sal13, et sont for­cés, par suite, de bar­bouiller, à des­sein, les dési­nences de mots embarrassantes.

affiche de l'Alcazar d'hiver, Paris, 1875
Affiche de l’Al­ca­zar d’hi­ver, à Paris, 1875. Coll. BnF.

Par­don du rap­pro­che­ment, mais Châ­teau­briand [sic] savait être plus franc et plus habile à la fois. Il disait aux cor­rec­teurs, avec un fin sou­rire : « Mes­sieurs, je vous aban­donne l’orthographe. » En effet, à cha­cun son métier ; d’autant plus que les hommes, géné­ra­le­ment fort ins­truits, dont le chantre d’Ata­la ne dédai­gnait pas les avis, prêtent volon­tiers leur concours pour peu que l’on n’affecte pas avec eux des façons trop cava­lières. Une petite anec­dote me revient à ce sujet.

Cer­tain Auver­gnat rusé avait ima­gi­né une com­bi­nai­son à l’aide de laquelle il exploi­tait les indus­triels qui croient encore aux effets de la réclame ; il était d’une igno­rance crasse, n’avait ni secré­taire ni copiste, et met­tait l’atelier de com­po­si­tion aux abois par de lamen­tables auto­graphes. Un jour que le cor­rec­teur, tou­jours obli­geant envers lui, était allé prendre son glo­ria14, notre homme, contra­rié de ne pas le trou­ver là, lui décoche, trois lignes en style de Saint-Flour15. Que fait le mali­cieux cor­rec­teur ? Après l’avoir cor­ri­gé comme une épreuve, il ren­voie le billet à l’auteur, avec ces mots au bas : « Bon à tirer après cor­rec­tion. » Dix jours plus tard, il chan­geait d’imprimerie, natu­rel­le­ment ; mais la langue était ven­gée, et lui aussi.

“Petites faiblesses humaines” 

Les écri­vains de la presse quo­ti­dienne ne sont pas dans les mêmes condi­tions que les auteurs pro­pre­ment dits ; ils peuvent cepen­dant, eux aus­si, nous four­nir quelques types, qu’il serait assez curieux d’opposer les uns aux autres. Ain­si, tan­dis que ceux-ci ont l’idée labo­rieuse et l’expression dif­fi­cile, ceux-là rédigent tout en cau­sant, et n’en écrivent pas plus mal. — M. de La Gué­ron­nière, à une cer­taine époque, don­nait à deux jour­naux quo­ti­diens à la fois ses impres­sions par­le­men­taires, et pour­tant sa plume, une fois lan­cée, ne s’arrêtait pas, et il pas­sait, sans les relire, au met­teur en pages ses feuillets tout humides. M. Gra­nier de Cas­sa­gnac, au Globe napo­léo­nien, n’apportait ses pre­miers-Paris16 qu’à l’heure où, de guerre las17, on allait éteindre le gaz, et beau­coup de jour­na­listes, s’ils étaient sin­cères, avoue­raient qu’ils ne livrent leur article qu’à la der­nière extré­mi­té, et sous la menace du départ, cette heure de Damo­clès. Ah ! c’est qu’aussi il est plus dif­fi­cile que le lec­teur ne le pense d’avoir des idées poli­tiques ou de l’esprit à heure fixe. — Jules Janin, bien sou­vent, fai­sait ses comptes ren­dus au sor­tir du théâtre, sur le coin d’une table de café, en se ser­vant du pre­mier objet venu, plume d’auberge ou allu­mette. Aus­si, Dieu sait en quels hié­ro­glyphes ses juge­ments atten­dus étaient for­mu­lés ! Il est vrai que, pas­sé minuit, une gra­ti­fi­ca­tion était due aux com­po­si­teurs des Débats, et l’on peut affir­mer, qu’à plus d’un titre, ils ne la volaient point.

Dans cette église mili­tante, où la pré­sence d’esprit et le sang-froid sont indis­pen­sables, on a vu des ath­lètes renom­més payer par­fois leur tri­but aux petites fai­blesses humaines. Jupi­ter-Havin lui-même a ses mau­vais quarts d’heure ; Nefft­zer, pour si Alsa­cien qu’il soit, n’est pas un pro­to­type de lon­ga­ni­mi­té ; Jani­cot est sou­vent un peu vif ; Achille Denis, le meilleur des bour­rus, s’emporte comme une soupe au lait si son tirage est en retard ; il ne fau­drait pas prendre trop à la lettre le nom de M. Boni­face18, et Girar­din, lui qui en a tant vu, tirait un soir ses che­veux à poi­gnée, parce qu’un membre de phrase avait été omis dans son article de fond. Ce qui ne l’empêcha pas, en juin 1848, lors que la Presse fut sus­pen­due, de payer de ses propres deniers les ouvriers du jour­nal pen­dant tout le temps que dura le chômage.

À titre d’excentricités, c’est ici le cas de rap­pe­ler Jules Lecomte : adroit chro­ni­queur, il était médio­cre­ment let­tré, car c’est lui qui for­gea l’étrange épi­thète d’hydro­prusse, et le cor­rec­teur eut toutes les peines du monde à l’y faire renon­cer. Labo­rieux quoiqu’il fût déjà riche, et atta­ché à deux ou trois jour­naux très dif­fé­rents, on le voyait, comme la pré­voyante four­mi, faire ses petites pro­vi­sions, gar­der sur la planche, pen­dant trois mois, des anec­dotes plus ou moins apo­cryphes avec la date en blanc ; comp­ter scru­pu­leu­se­ment ses lignes en les mul­ti­pliant par 25 cen­times, et enfin col­ler bout à bout ses épreuves et en for­mer des rubans de trois ou quatre mètres de longueur.

L’étrange disparition d’un “précieux autographe” 

Les impri­me­ries où se bâclent les jour­naux ne res­semblent guère à celles où l’on ne fait que le labeur, c’est-à-dire le livre. Elles pré­sentent, à cer­taines heures, l’aspect fié­vreux d’une ruche en acti­vi­té ; on va, on vient, on crie, on se heurte, et c’est au milieu de ce tohu-bohu qu’on enfante la feuille au moment pres­crit. Aujourd’hui, le type de ce genre d’établissements est celui de la rue Coq-Héron ; mais vers 1830, chez Sel­ligues [sic, Sel­ligue], rue des Jeû­neurs (la pre­mière mai­son qui employa les machines sur une grande échelle), il s’imprimait chaque jour trente-cinq jour­naux aus­si dis­pa­rates de cou­leurs que de for­mats. C’est là que le Com­merce et le Mes­sa­ger, deux enne­mis jurés, comme Fichet et Huret19, pre­naient soin (ô sacer­doce de la presse !) d’échanger leurs épreuves pour l’érein­te­ment du len­de­main ; là encore que la Contre-Révo­lu­tion, créée tout exprès pour com­battre la Révo­lu­tion, avait les mêmes rédac­teurs, réfu­tant dans le jour­nal oppo­sé leurs propres articles ; là enfin que fut inven­tée cette ficelle, à l’usage des dépar­te­ments, de for­mer quatre ou cinq jour­naux d’une seule com­po­si­tion, en chan­geant tout sim­ple­ment le titre ; ce qui se pra­tique encore, nous savons où.

Mais nous per­dons de vue les auteurs. — Gas­pard de Pons, qui n’était pas sans mérite, avait une sin­gu­lière habi­tude : à mesure qu’il reli­sait ses pièces de poé­sie, ses sou­ve­nirs aidant, il les sur­char­geait de notes, si bien que les marges ne lui suf­fi­sant plus, il avait pris le par­ti d’y atta­cher des ban­de­lettes qui affec­taient toutes sortes de cou­leurs, selon le hasard qui les lui avait four­nies, et les col­lait tout autour de ses pages ; en sorte qu’à dis­tance elles res­sem­blaient à ces châles fran­gés qui fai­saient, il y a quelque trente ans, la gloire des por­tières.

Il est des hommes fort dis­tin­gués à tous égards, chi­mistes, pro­fes­seurs, légistes, qui n’écrivent qu’en abré­gé les termes les plus usi­tés de la science qu’ils traitent, ce qui rend leur manus­crit inin­tel­li­gible si l’on n’a, de longue main, appris à le traduire.

Et puis les plus épi­neux sont tou­jours les moins patients si l’on vient à ne pas les com­prendre. M. Sainte-Beuve, sen­sible lui-même aux piqûres de la presse, ménage très peu l’épiderme d’autrui, et M. Cou­sin est trop prompt à offrir du char­don à ceux que ses pattes de mouche embar­rassent. Cette façon d’agir est d’autant moins géné­reuse que ces mes­sieurs règnent et gou­vernent. Et com­ment l’illustre pro­fes­seur de phi­lo­so­phie20, quand il s’emporte à pro­pos de la moindre erreur, ne craint-il pas qu’on lui cite tel de ses livres où il pré­sente à l’admiration du lec­teur des phrases qui ont le mal­heur d’être conçues comme celle-ci : « Je pense qu’il n’y aura pas que lui qui trouve qu’il y aurait plus de pro­bi­té à cela qu’à ce que j’ai pu prétendre. »

Après tout, s’il est dans la répu­blique des lettres de petites fai­blesses aigre­lettes, il en est d’inoffensives. Telle, par exemple, celle de l’auteur du Soli­taire21, sup­po­sant que ses moindres brouillons seraient des reliques pour nos arrière-neveux. Un frag­ment de sa copie s’étant éga­ré dans l’imprimerie où fut com­po­sé son der­nier feuille­ton, il se mit à faire une scène. C’était inouï ! c’était déplo­rable ! — Bref, le com­po­si­teur accu­sé de négli­gence ayant été appe­lé à com­pa­raître, il avait d’abord cher­ché à se dis­cul­per, lorsque tout à coup, d’un air enthou­siaste, il s’écrie :

« — Ah ! mon­sieur, je serais si heu­reux de pos­sé­der un auto­graphe de vous !

« — Eh bien, s’il en est ain­si, mon ami, dit d’Arlincourt subi­te­ment radou­ci, gar­dez-le, puisque vous êtes homme de goût. Je vous en fais présent ! »

Le drôle, en ren­trant à l’atelier, pouf­fait de rire. Ce pré­cieux auto­graphe enve­lop­pait son gruyère.

Cocasses “antennes” d’un “digne entomologiste” 

Tan­dis que nous par­lons du papier, disons qu’il a pour nous des révé­la­tions impré­vues : je me rap­pelle encore un cer­tain grand-rai­sin22 assez com­pro­met­tant qui tra­his­sait son ori­gine admi­nis­tra­tive et dont, par paren­thèse, le conte­nu contras­tait fort avec le conte­nant ; j’ai lu sur des en-tête [sic] du minis­tère de la jus­tice des articles de sport mêlé de haute biche­rie ; et je vis un soir les feuillets roses d’un bureau de jour­nal de modes s’attrister sur une lugubre nécro­lo­gie. — Sur ce cha­pitre, s’il m’était per­mis de for­mu­ler un axiome, je dirais à mes­sieurs les auteurs : Regar­dez-y à deux fois avant d’employer le pre­mier papier venu ; ou plu­tôt écou­tez ceci : — C’était vers la fin de l’hiver 1845. L’homme dont il va être ques­tion, nature mou­ton­nière qui avait en hor­reur la moindre dis­cus­sion, en était venu à n’être plus rien chez lui, ce qui arrive à beau­coup d’honnêtes gens. Madame, fort dépen­sière, lais­sait son mari sans le sou, si bien que le bon­homme n’ayant même plus de quoi s’acheter du papier, col­lec­tion­nait les notes d’épicier, les bandes de jour­naux, bref tout ce qui lui tom­bait sous la main, pour ins­crire l’un après l’autre les articles du grand Dic­tion­naire ento­mo­lo­gique auquel il consa­crait ses loi­sirs. Un jour, par­mi ces frag­ments de toutes sortes, s’était glis­sé un bout de lettre déchi­rée : le hasard, qui n’en fait pas d’autres, vou­lut que le com­po­si­teur en tour­nant le feuillet lût, au-des­sous de la déchi­rure, cette fin de phrase tronquée :

« … pru­dence ! Tu sais bien que l’ours rentre à cinq heures. »

L’écriture était fémi­nine ; plus de doute, ce pauvre ours qui pour­tant n’éprouvait de curio­si­té qu’à l’égard des insectes, subis­sait le sort d’Actéon ! On voit d’ici le sou­rire qui par­cou­rut l’atelier quand il revint le len­de­main. Heu­reu­se­ment on prit la pré­cau­tion de bif­fer les deux lignes traî­tresses, et le digne ento­mo­lo­giste put conti­nuer ses études sur les antennes, organe qui sem­blait l’intéresser particulièrement.

Choix fantaisistes de papier et d’encre 

Si des tics per­son­nels nous pas­sons aux aber­ra­tions com­munes, nous remar­que­rons, par exemple, que tous les auteurs, y com­pris les plus expé­ri­men­tés, se per­suadent qu’une épreuve à laquelle ils ont don­né tous leurs soins est entiè­re­ment pur­gée de fautes. Erreur pro­fonde ; le cor­rec­teur en retrouve tou­jours après eux, et rien alors n’est plus sin­gu­lier que leur conte­nance entre un mécompte d’amour-propre et la satis­fac­tion de voir leur œuvre épu­rée. — Par­ti­cu­la­ri­té fort remar­quable, il y a des manies qui font esprit de corps, c’est-à-dire propres à telle ou telle caté­go­rie d’auteurs ; mille exemples en sont la preuve. — Ain­si, un savant éco­no­mise le papier en rai­son directe de son érudition.

Les vieux raturent beau­coup, les jeunes pas assez, les femmes point du tout.

Les rats de la Biblio­thèque n’emploient qu’un papier jaune, rugueux, enfu­mé, qu’on ne ren­contre que dans leurs mains. Où diable vont-ils le chercher ?

Les pha­lan­sté­riens, les saint-simo­niens cri­blaient leur copie d’italiques et de petites capitales.

Jamais un prêtre-auteur n’écrira qu’avec de l’encre rous­sâtre ; un biblio­mane ne sau­rait renon­cer aux lettres micro­sco­piques ; un avo­cat qui pour­rait se faire lire pas­se­rait pour désho­no­rer la robe ; et les méde­cins prennent un soin par­ti­cu­lier de rendre indé­chif­frables les mots gré­co-latins de leur invention.

Si vous voyez un auteur se récrier et se défendre mor­di­cus plu­tôt que de sacri­fier cinq lignes de sa prose, comp­tez que sa muse est vierge de toute impres­sion ; et si vous le voyez faire parade de lon­drès23 au détri­ment de sa chaus­sure, c’est assu­ré­ment un des Qua­rante de la bras­se­rie des Mar­tyrs24.

Louis Montégut, "La Brasserie des Martyrs"
Louis Mon­té­gut (1855-1906), La Bras­se­rie des Mar­tyrs. Coll. BnF, Estampes et Pho­to­gra­phies, Va-286, t. 6.

Quant à mes­dames les autho­ress dont la voca­tion lit­té­raire brave l’épithète de bas-bleus, il fau­drait une bonne fois les prier de remar­quer que les accents, les points et les vir­gules, ont été inven­tés pour quelque chose, et, pro­fi­tant de l’occasion, leur don­ner pour modèles Mmes Colet, Far­renc25, de Ren­ne­ville, Dash et Aubert.

“Les auteurs qui ont su se faire aimer sont nombreux” 

Il n’est pas jusqu’aux édi­teurs qui n’aient aus­si leurs manies et leurs obs­ti­na­tions. On a vu quelques-uns d’entre eux, par­tis du bou­quin à deux sous, deve­nir mil­lion­naires ; mais sait-on que ceux-là, quand ils dressent des cata­logues, font ser­vir à quatre usages suc­ces­sifs un même mor­ceau de carte (en écri­vant au dos, puis en tra­vers, puis en rouge) et qu’ils s’évertuent à cher­cher en ce moment un cin­quième procédé.

Arrê­tons là cette longue liste de griefs ; aus­si bien chaque métier a-t-il ses ennuis ; or, la dif­fi­cul­té de conci­lier des impos­si­bi­li­tés maté­rielles avec les exi­gences de l’écrivain n’est pas le moindre de nos embar­ras. Encore, avec les géné­raux de lettres, qui ont beau­coup vu, il est des accom­mo­de­ments ; mais les caporaux !…

Emile de Girardin, par Nadar, 1910
Émile de Girar­din, par Nadar, 1910. Coll. BnF.

Les auteurs qui ont su se faire aimer sont nom­breux, Dieu mer­ci, et on les connaît : ceux-là se voient tou­jours secon­dés avec zèle, presque devi­nés. À leur tête marche Girar­din, qui depuis le jour où, pau­vre­ment vêtu, il fon­dait le Voleur, jusqu’aujourd’hui qu’il jouit des bien­faits de la for­tune, n’a pas ces­sé d’être bon et pater­nel ; après lui nous cite­rons Alph. Karr, qui ne man­quait jamais de ser­rer la main au met­teur en pages de ses Guêpes. Dumas, se sen­tant chez lui, nous tutoie ; Albé­ric Second, Vil­le­mes­sant, Nemo26, Trimm, Roche­fort, Sar­cey, Petit­jean27 et la plu­part des jour­na­listes émé­rites traitent les typo­graphes en artistes. Amé­dée Achard, Élie Ber­thet sont d’une poli­tesse par­faite, et Arnaud, le méri­dio­nal, a le ton d’une demoi­selle. Mon­se­let, sur­tout s’il est en retard, a des manières char­mantes ; Jules Richard fait de nous ce qu’il veut ; Mar­ce­lin n’a pas cru s’encanailler en s’attablant à côté de ses com­po­si­teurs, et l’on a vu d’Aurevilly lui-même, sur la rive gauche, s’humaniser jusqu’à la chope.

Quoi d’étonnant ? L’imprimerie n’est-elle pas fille de l’écriture et n’est-ce point par elle que la pen­sée devient livre ? En admet­tant que, comme on nous le reproche, nous ne soyons que ruol­zés28 d’instruction, entre toutes les pro­fes­sions manuelles la nôtre reste la plus noble, puisqu’il lui est don­né de com­prendre, de tra­duire et de pro­pa­ger la pen­sée ; en quoi elle a fait plus pour la civi­li­sa­tion que la poudre et la vapeur.

Au sur­plus, notre maître, Jean Gen­fleisch [sic, Gens­fleisch] de Guten­berg, était gentilhomme.

CH. R.


Un correcteur se voit reprocher d’avoir ergoté sur “ergoterie”, 1870

"La Gazette des eaux", 26 mai 1870.
Man­chette de La Gazette des eaux, revue heb­do­ma­daire, 26 mai 1870.

Dans la Gazette des eaux du 26 mai 18701, revue pro­fes­sion­nelle (eaux miné­rales, cli­ma­to­lo­gie, hydro­thé­ra­pie, bains de mer), on peut lire une lettre d’un auteur se plai­gnant d’une inter­ven­tion du cor­rec­teur. Un grand clas­sique de la presse du xixe siècle.

Correspondance

À Mon­sieur le cor­rec­teur de notre imprimerie

Ergo, donc…

C’était la rubrique favo­rite des baso­chiens2 d’autrefois.

De là on a fait un verbe.

« Il dit ergo à tout pro­pos ; il ergote. »

J’ergote, tu ergotes, il ergote, nous ergo­tons, vous ergo­tez, ils ergotent…

Ergo­ter est le verbe,

Ergo­te­rie est la chose.

Vous ergo­tez, vous faites de l’ergoterie.

Notez que je dis cela pour vous, mon­sieur notre cor­rec­teur, qui, consul­tant l’autre jour Boiste ou Ray­mond3, avez trou­vé qu’un mot en isme irait mieux qu’un mot en rie, dans mon petit dis­cours à M. l’avocat spa­dois4.

Mon Dieu ! je veux bien, à la rigueur, mon­sieur notre cor­rec­teur, si c’est l’autorité de votre dic­tion­naire ; mais j’ai aus­si la mienne, d’autorité, celle d’écrire ce qui me convient, et de me croire assez de cré­dit chez mes lec­teurs pour pou­voir tirer sur eux un mot quel­conque, fût-ce par hasard un bar­ba­risme, sans crainte de le voir protesté.

J’avais donc dit très-régu­liè­re­ment ergo­te­rie, ce qui expri­mait suf­fi­sam­ment ma pen­sée ; vous avez mis ergo­tisme, ce qui l’exprime trop, contrai­re­ment à mon intention.

Ergo­te­rie, mon­sieur notre cor­rec­teur, c’est la chose qui se pro­duit chaque fois qu’on ergote, et c’est ce que je repro­chais aux formes de M. l’avocat spa­dois : « de l’ergoterie, et encore de l’ergoterie. »

Autre­ment, par­lant par votre tru­che­ment, je suis cen­sé dire à M. l’avocat spa­dois : « Vous avez là, mon pauvre mon­sieur, une affec­tion chro­nique fatale, l’ergotisme, qui est aus­si le nom d’une grave intoxi­ca­tion végé­tale5. »

Il est vrai qu’il me dit, lui-même, qu’étant Lan­noy de Gall, par mon nom, je suis cette vilaine excrois­sance para­si­taire que pro­duit je ne sais quel insecte en se logeant dans l’écorce du chêne6 ; et je réponds qu’avec la noix de galle on fait de bonne encre contre les ergo­teurs7.

Néan­moins, mon­sieur notre cor­rec­teur, vous avez mis la mort dans l’âme à ce mal­heu­reux ci-devant conseiller com­mu­nal de la ville de Spa, en le décla­rant atteint d’une mala­die aus­si triste, aus­si hideuse, aus­si abhor­rée, aus­si répu­gnante que l’ergotisme. Il n’est pas de force à être tant malade que cela ; c’est bien assez de l’ergoterie.

Ne le faites plus, mon­sieur notre cor­rec­teur, si vous vou­lez que M. l’avocat vous pardonne.

A. Lan­noy de Gall.

☞ Voir aus­si, notam­ment, Tous­se­nel règle ses comptes avec son cor­rec­teur.


“Ah ! Plaignez, Plaignez le Correcteur !”, 1904 

Titre de La Sorte1, « canard offi­ciel des piaus­seurs2, schlin­guant l’ail et la bouilla­baisse, fon­dé sous l’ins­pi­ra­tion du “Guten­berg” de Mar­seille, pour ali­men­ter une caisse de secours immé­diats en faveur des tra­vailleurs du livre se trou­vant dans le malheur ». 

Voi­ci une cou­pure de presse que j’ai trou­vée col­lée dans un exem­plaire du tome II du Cor­rec­teur typo­graphe de Louis-Emma­nuel Bros­sard, consa­cré aux règles typo­gra­phiques (Impri­me­rie de Cha­te­lau­dren, 1934), appar­te­nant à la biblio­thèque patri­mo­niale de l’é­cole Estienne, à Paris. Grâce à Gal­li­ca, j’en ai retra­cé l’o­ri­gine : elle est tirée d’un numé­ro, daté du 1er jan­vier 1904, de La Sorte, « organe typo­gra­phique inco­lore et men­suel : sati­rique, anti­lit­té­raire, peu artis­tique et quel­que­fois illus­tré… », édi­té à Mar­seille. L’ar­ticle est signé d’un pseu­do­nyme aisé­ment déchif­frable (D. Léa­tur, soit delea­tur, le signe conven­tion­nel de sup­pres­sion d’un signe ou d’un mot). On peut d’ailleurs ima­gi­ner qu’un cor­rec­teur se cache sous ce pseu­do­nyme. J’ai res­pec­té la ponc­tua­tion d’o­ri­gine, aus­si sur­pre­nante soit-elle par endroits.

« Le cor­rec­teur, en voi­là un type à… obser­ver ! Quel­que­fois, c’est, véri­ta­ble­ment, un savant, un ancien pro­fes­seur ; le plus sou­vent, un typo en rup­ture de casse. Son tra­vail n’est pas com­mode, allez ! car le pauvre homme ne peut avoir la moindre dis­trac­tion pen­dant qu’il se livre à son ingrate besogne. Mal­heur à lui si une bourde s’étale sur le jour­nal qu’il est char­gé de lire. Le len­de­main, à peine ins­tal­lé sur sa chaise, arrive, furieux, le corps du délit à la main, l’auteur de l’article, qui ne peut com­prendre que, ayant « écrit » lui, calotte, on ait lais­sé impri­mer culotte3 ; il ne se l’explique pas ; le cor­rec­teur, qui n’en revient pas, non plus, tâche de s’excuser, vire, tourne, et, par ses expli­ca­tions s’embourbe davan­tage. Après l’auteur, c’est au tour du secré­taire de la rédac­tion. Encore un qui n’est pas com­mode ! Même fureur… mêmes expli­ca­tions ! Enfin, des fois, le direc­teur daigne se déran­ger et rendre une visite au mal­heu­reux vir­gu­lier qui, devant cette auto­ri­té, est muet comme carpe. Que de monde en mou­ve­ment pour une méchante coquille ! Et que de fois, dans l’année, cette petite scène se renou­velle ! Car, ami — com­plice typo (ou opé­ra­teur, main­te­nant) — la mal­en­con­treuse coquille n’est pas rare, excep­té au Times, paraît-il, car ce jour­nal donne une prime de mille francs à tout lec­teur qui en découvre une4 !!! Il serait peut-être bon de s’abonner au grand jour­nal de la cité !…

Curio­si­té typo­gra­phique de cet article : toutes les vir­gules sont com­po­sées dans une fonte dif­fé­rente, contrai­re­ment aux autres signes de ponc­tua­tion. « Le cor­rec­teur est pas­sion­né pour la virgule. »

« Mais, s’il a des ennuis, le cor­rec­teur trouve aus­si des jouis­sances à son métier, mes­sieurs les rédac­teurs, les repor­ters par­ti­cu­liè­re­ment, plus pres­sés de don­ner leur copie, négligent par­fois leur style et ne ponc­tuent pas du tout, pour le plus grand bon­heur du cor­rec­teur ; car il n’est pas de joie plus immense pour lui que d’étaler dans la marge de l’épreuve une belle vir­gule. À ce moment, il est trans­fi­gu­ré ; de ren­fro­gné qu’il était tan­tôt, le voi­là rayon­nant, heu­reux… il a trou­vé l’occasion de pla­cer sa vir­gule !… Son atten­tion est tel­le­ment por­tée à cette ponc­tua­tion, que bien sou­vent il ne voit pas, à côté, la coquille qui lui atti­re­ra une s[e]monce. Que vou­lez-vous ? Esaü aimait les len­tilles ; Roméo ado­rait Juliette ; le cor­rec­teur est pas­sion­né pour la vir­gule5. Des goûts et des couleurs…

Pensée vagabonde

« Au demeu­rant, le cor­rec­teur est bon enfant, ce qui ne l’empêche d’être la bête noire des typos ou opé­ra­teurs, ceux-ci trou­vant tou­jours qu’il marque trop de cor­rec­tions. Ce n’est pas l’avis du patron, qui, lui, se plaint qu’il laisse trop de bourdes. Et pour­tant, pour être cor­rec­teur on n’en a pas moins un cœur !… Si les dis­trac­tions sont per­mises (hum !) au typo, ne peut-on pas les admettre pour le mal­heu­reux vir­gu­lier. Quand il a son épreuve devant lui, croyez-vous que sa pen­sée est tou­jours là ? Eh ! non, elle vaga­bonde, tout comme la vôtre, et alors que la copie lui annonce la chute du minis­tère, il désire, lui, celle de la brune Cuné­gonde, qu’il pour­suit de ses assi­dui­tés depuis plus de six mois : mais, hélas ! la coquette n’a pas l’air d’en être trou­blée outre mesure. Oui, le cor­rec­teur est un homme comme les autres — par­fai­te­ment ? et, comme tel, sujet à l’erreur. (Cela se dit aus­si en latin).

« Le vir­gu­lier a encore un enne­mi : le fonc­tion­naire. — Le fonc­tion­naire ? — Oui, le fonc­tion­naire. Oh ! il ne s’agit pas ici du pré­fet ou du tré­so­rier-payeur, non : mais de ces indi­vi­dus créés depuis l’apparition des lino­types6. Ah ! celui-là, par ex[e]mple, a le don d’horripiler notre brave cor­rec­teur. Les épreuves qu’il pré­sente sont tou­jours mau­vaises : ou trop pâles ou trop char­gées d’encre ; le papier est trop sec ; ou trop mouillé ; il y en a même un qui le trempe au lava­bo, dans l’eau savon­neuse. Allez donc mar­quer une vir­gule sur ce papier-là ? Plai­gnez, plai­gnez le pauvre correcteur !!! »

D. LÉATUR.