Le talentueux et non moins sympathique Jean Teulé vient, hélas, de nous quitter prématurément. Cette triste actualité est venue me rappeler que, peu de temps après sa publication, j’avais ébauché un article inspiré d’un de ses derniers livres, Crénom, Baudelaire ! (2020), où il raconte la vie du plus célèbre de nos dandys. Personnalité insupportable, le poète l’était aussi par ses exigences infinies à l’égard de son éditeur parisien, Auguste Poulet-Malassis, un des grands éditeurs du xixe siècle, dont l’imprimerie se trouvait à Alençon, dans l’Orne.
La Bibliothèque nationale a gardé trace des épreuves des Fleurs du mal corrigées par Baudelaire1 – le manuscrit original, lui, n’a jamais été retrouvé. Jean Teulé s’en amuse dans les chapitres 41 à 56 (de la livraison du dernier poème composant le recueil jusqu’à la signature du bon à tirer). Les deux typographes commis à la composition de ses vers, qu’il prénomme Lucienne et Denis, n’en peuvent plus de reprendre indéfiniment leurs formes – et de se faire « engueuler ».
Ainsi, dans « La Fontaine de sang », Baudelaire se plaint qu’on ait composé capiteux au lieu de captieux. Denis reconnaît son erreur, mais admet moins bien le ton employé : « Oui, bon, mais il y a la façon de le dire ! Il raye le mot qui ne convient pas, il écrit le bon dans la marge, et puis ça va, j’ai compris. Il n’est pas obligé de m’en coller une tartine et de saloper le haut de la feuille avec des gribouillis. Lucienne, j’ai l’impression qu’il va nous faire chier, celui-là… » (p. 234-235)
De plus en plus excédés, voire au bord de l’épuisement, les deux typographes le mentionnent comme « ce gars-là » ou « l’Autre ». Lucienne fulmine : « J’ignore si c’est la berlue qu’il a ou autre chose mais moi, de ce taré, je n’en peux plus, Denis ! Ça fait vingt-trois fois qu’il me renvoie cette page et il y a toujours quelque chose à modifier ! Je vais le faire savoir aux deux éditeurs2. En plus du journal local, la composition et l’impression des formulaires de la préfecture nous suffisaient bien… Pourquoi on s’embête avec ça ?! » (p. 263)
En effet, comme le raconte Claude Pichois3, spécialiste du poète, « De février à juin [1857], ce fut un constant échange de placards, d’épreuves, de lettres, de marges d’épreuves contenant des questions comme des imprécations. Rarement, imprimeur fut plus maltraité par un auteur et il ne fallait pas moins que l’amitié mêlée d’admiration que Malassis portait à Baudelaire pour que n’intervînt pas la rupture. »
“Un Sisyphe de l’écriture”
En 2015, les Éditions des Saints-Pères ont publié un fac-similé des précieuses épreuves annotées, illustré par treize dessins inédits d’Auguste Rodin.
« Dans ce document manuscrit inédit, annonce le site des Saints-Pères, Baudelaire apparaît comme un Sisyphe de l’écriture, abandonnant douloureusement l’œuvre de sa vie et cherchant, dans les incessants remaniements de son texte, une forme de perfection esthétique. Des notes à l’attention de son éditeur alertent le lecteur sur le type de relations – teintées d’agacement ! – qui unissaient Baudelaire à Poulet-Malassis. Le poète, déçu par le copiste ayant recopié ses brouillons au propre mais avec des erreurs, devait être encore plus vigilant que de coutume…
« Avant de donner son “bon à tirer” définitif, Baudelaire retravaille plusieurs fois son recueil. Il remanie plusieurs fois l’architecture générale – les poèmes ne sont pas dans l’ordre chronologique de leur écriture. Il rectifie, se reprend, rature, sollicite l’avis de son éditeur jusqu’à l’épuisement. Celui-ci finit d’ailleurs par se convaincre que le recueil ne paraîtra jamais, tant Baudelaire peine à terminer ses corrections. »
Sur la page de garde, Poulet-Malassis (que son ami poète appelle « Coco mal perché ») se plaint : « Mon cher Baudelaire, voilà 2 mois que nous sommes sur les Fleurs du mal pour en avoir imprimé cinq feuilles. »
« On découvre un Baudelaire tatillon, défenseur de la virgule, de l’accent aigu plutôt que de l’accent grave, de l’usage ou non de l’accent circonflexe. Dans la marge de “Bénédiction”, un des premiers poèmes du recueil, Baudelaire s’interroge ainsi sur le mot blasphême tel qu’il est imprimé sur l’épreuve à corriger. “Blasphême ou blasphème ? gare aux orthographes modernes !” met-il en garde » (Livres Hebdo4).
“Les correcteurs qui font défaut”
« Poulet-Malassis avait une chance, explique Claude Pichois : Baudelaire ne pouvait pas se rendre à Alençon, retenu qu’il était à Paris par la publication des Aventures d’Arthur Gordon Pym dans Le Moniteur universel du 25 février jusqu’au 18 avril 1857 ; or ce récit maritime et fantastique de Poe donne beaucoup de “tintouin” au traducteur. Sinon, il ne se serait pas privé d’intervenir à l’imprimerie même dans la composition, liberté ou licence parfois accordée à l’auteur puisque la composition était manuelle. »
« La seconde édition (1861), raconte aussi Claude Pichois, fut imprimée à Paris chez Simon Raçon, avec qui le poète ne semble pas avoir entretenu de bonnes relations et qui, sans doute, ne lui permettait pas d’accéder fréquemment à ses ateliers. Baudelaire se plaint d’avoir trouvé “de grosses négligences” dans les épreuves :
Dans cette maison-là, c’est les correcteurs qui font défaut. Ainsi, ils ne comprennent pas la ponctuation, au point de vue de la logique ; et bien d’autres choses. – Il y a aussi des lettres cassées, des lettres tombées, des chiffres romains de grosseur et de longueur inégale5.
Cette critique, qu’on trouve dans une lettre à Poulet-Malassis, est un éloge indirect à celui-ci, qui en 1857 avait eu à souffrir des remarques, interventions, corrections du poète. »
« Le déroulement de cette publication nous reste inconnu, précise Andrea Schellino6, puisque ni les échanges épistolaires entre Baudelaire et Poulet-Malassis, ni les épreuves de cette seconde édition des Fleurs du mal n’ont été conservés. Une lettre que Baudelaire envoie le 20 novembre 1860 au correcteur Rigaud laisse entrevoir que le poète-éditeur n’avait pas réduit ses exigences :
Je serai bientôt hors d’état, mon cher Rigaud, de semer des points et des virgules, de retourner des lettres, de rétablir des mots dans les épreuves que vous me retournez. Quand, dans Petites Vieilles, vous me faites dire : sornettes pour Sonnettes, italiens pour citadins, je vous trouve vraiment trop peu zélé pour l’éclosion de nos Fleurs7.
L’œil de Baudelaire porte ses fruits : l’édition des Fleurs du mal de 1861 sera moins fautive que l’édition de 1857.
« Peut-être n’y eut-il à l’époque moderne que Péguy et lui, Baudelaire, pour avoir associé si étroitement la création et, au sens noble du terme, la fabrication des livres », conclut Claude Pichois.
- Elles « ont été préemptées […] en juin 1998 lors d’une vente aux enchères chez Drouot pour 3,2 millions de francs, soit près d’un demi-million d’euros, une somme colossale pour ce type de document. » — « Poète maudit ou maniaque ? Derrière les épreuves corrigées des “Fleurs du mal”, un autre Baudelaire », Le Temps, 16 juin 2015.
- Poulet-Malassis était associé à son beau-frère, Eugène de Broise.
- Article « Baudelaire écrivain-éditeur », dans Travaux de Littérature, L’Écrivain éditeur 2, xixe et xxe siècles, t. XV, 2000, p. 77-81.
- Vincy Thomas, « Les épreuves corrigées des “Fleurs du mal” en librairie », 15 juin 2015.
- Baudelaire, Correspondance, éd. Cl. Pichois et J. Ziegler, « Bibliothèque de la Pléaide », t. II, 1973 (tirage de 1999), p. 127, lettre du 20 janvier 1861.
- Article « Baudelaire, éditeur des “Fleurs du mal” », Genesis [En ligne], 53 | 2021, mis en ligne le 15 décembre 2021, consulté le 19 janvier 2022. URL : http://journals.openedition.org/genesis/6277
- Baudelaire, Correspondance, éd. cit., t. II, p. 105-106.