Au fil de mes lectures, je viens de découvrir une anecdote à propos du procès intenté à Flaubert pour Madame Bovary, jugés pour « outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs ».
« Crème de la magistrature, le procureur impérial Pinard voulait que fussent infligés à Flaubert deux ans de prison. S’il réussira quelques mois plus tard à faire condamner le Baudelaire des Fleurs du mal, mal défendu et d’une famille moins éminente, il devra ici se contenter de prononcer un blâme sévère, sans pouvoir empêcher l’acquittement en février 1857. Ni le succès public de l’œuvre, mesurable à la bonne trentaine d’articles publiés en deux ans et à l’appui notoire des quatre écrivains cardinaux du temps : Sainte-Beuve, Baudelaire, Barbey d’Aurevilly et George Sand. Il ne pourra interdire les nombreux tirages du roman, la réintégration des pages dont La Revue de Paris avait demandé la suppression lors de la parution initiale en feuilleton : six livraisons au dernier trimestre 1856, pour lesquelles Du Camp avait exigé l’élagage de nombreux passages jugés longs, inutiles et, bien qu’il ne l’avouât pas, moralement sensibles. On alla jusqu’à proposer les services d’un correcteur professionnel à un Flaubert aussi pantelant que résistant, frais déduits de ses droits d’auteur. »
Il s’agit là, visiblement, d’un correcteur au service de la censure, et non d’un correcteur d’épreuves. Je ne connaissais pas cette histoire. Peut-être Michel Winock la mentionne-t-il dans sa biographie de Flaubert ?
J’ai revu hier au cinéma1Le Nom de la rose, film de Jean-Jacques Annaud, d’après le roman d’Umberto Eco. L’enquête de Guillaume de Baskerville (Sean Connery), sur une série de morts suspectes, tourne autour du scriptorium, l’atelier de confection des manuscrits. Pour ce monastère de légende, abritant la plus grande bibliothèque d’Europe, il fallait qu’il soit de vastes dimensions. Ces scènes intérieures ont été tournées à l’abbaye d’Eberbach, en Allemagne.
Sur la photo, au fond, debout, on aperçoit frère Malachie de Hildesheim (Volker Prechtel), le moine bibliothécaire, également nommé armarius. C’est généralement l’armarius qui faisait office de correcteur. « […] il répartit les tâches, contrôle le travail, corrige les fautes pour que la copie soit fidèle. Il veille également à approvisionner en matériel l’atelier », précise l’académie d’Orléans-Tours.
En 1986, année de sortie du film, je l’ignorais. Je ne savais pas non plus que j’allais quitter mes études de psychologie pour devenir correcteur2. Évidemment, j’étais encore plus loin d’imaginer que, bien des années après, je m’intéresserais à l’histoire de mon métier et à l’histoire du livre en général.
La vie a plus d’imagination que nous, dit-on.
« Le 21 février 2024, une version restaurée en 4K d’après le négatif original sort sur les écrans français. » — Wikipédia. ↩︎
Dans un article de 2016 paru dans la NRF, Michel Crépu évoque « la Correspondance échangée entre Marcel Proust et Jacques Rivière entre 1914 et 1922 (Gallimard), c’est-à-dire au moment même où la Recherche trouve sa forme définitive ». Il commente :
« On peut dire, sans exagérer, que c’est à la sainte patience de Rivière que l’on doit de lire aujourd’hui la Recherche. Suivre le dédale des recommandations, des repentirs de l’illustre écrivain, c’est un peu comme s’enfoncer dans la jungle de Bornéo sans avoir prévu de boussole. […] Il n’est guère que Joyce pour avoir surpassé Proust dans l’art de rendre cinglé le pauvre correcteur. […]
« Tout cela n’aurait aucun intérêt, ou ne concernerait que les scientifiques de la génétique textuelle si au contraire on ne se trouvait embarqué dans un voyage qui est le voyage même de la littérature. C’est parce que Proust réécrit à Rivière la millième correction d’épreuves (en lui demandant de considérer qu’il ne s’agit là que d’un « manuscrit » – crise cardiaque) que la Recherche devient ce vaisseau inimaginable et propre à enchanter le cœur humain. »
Marcel Proust et Jacques Rivière, Correspondance(1914-1922). Édition de Philip Kolb. Préface de Jean Mouton. Nouv. éd. augm. et corr. Coll. Blanche, Gallimard, 1976.
C’est bien connu : le correcteur doit douter de tout1. Encore faut-il qu’on lui en laisse le temps, ce qui est rare. Il doit donc se reposer sur une excellente connaissance de la langue2 et sur une culture générale aussi vaste que possible.
Tout est bon pour se cultiver : lire, bien sûr (journaux, livres, sites Internet…), regarder des documentaires (à la télévision ou au cinéma), écouter la radio, visiter des expositions, discuter avec des gens…
La culture générale, c’est surtout avoir la curiosité constamment en éveil.
Dans chaque domaine du savoir, on trouve des ouvrages équivalents, par exemple le grand classique Histoire de la musique d’Émile Vuillermoz (Le Livre de Poche, 1977) ou Une brève histoire du cinéma (1895-2020), de Martin Barnier et Laurent Jullier (Pluriel, 2021).
Sur les questions les plus actuelles, on peut ajouter le Dictionnaire du temps présent, dirigé par Yves Charles Zarka et Christian Godin (éd. du Cerf, 2022).
L’accès à la culture est plus aisé que jamais
Il n’a jamais été si facile ni si bon marché de se cultiver. – Je peux en parler, j’avais déjà 30 ans quand est apparu Internet.
Une bonne part des livres et des documents imprimés tombés dans le domaine public sont accessibles gratuitement en ligne, par exemple sur Gallica, le site de la Bibliothèque nationale de France, une mine inépuisable (voir aussi Wikisource). On peut les télécharger et les garder à vie.
Avec le comparateur de prix Chasse aux livres, on trouve facilement des livres – récents comme plus anciens – d’occasion.
Les encyclopédies sont toutes en ligne et accessibles soit gratuitement, soit pour une somme modique (voir mon article).
Une grande proportion, la totalité pour certains titres, des articles des journaux et des revues sont gratuits en ligne. Pour moi, le quotidien de référence reste Le Monde. En complément, il est intéressant de consulter The Conversation, regard d’universitaires sur l’actualité. Je suis aussi l’actualité des revues de sciences humaines sur Cairn.info.
Le podcasting permet aujourd’hui d’écouter les émissions de radio quand on le souhaite. Je recommande particulièrement France Culture, qui traite de tous les domaines du savoir et offre des éclairages historiques, philosophiques, sociologiques ou autres sur l’actualité.
Podcasts à la une du site de France Culture, le jour où j’ai rédigé cet article.
On peut écouter quasiment toute la musique du monde sur YouTube, ou pour environ 10 euros par mois (la moitié du prix d’un CD) sur les plateformes de streaming comme Spotify ou Apple Music.
De même, les plateformes de SVOD permettent, pour quelques euros par mois, de voir des milliers de films, y compris des films rares dont, avant Internet, nous devions attendre une programmation dans un cinéma d’art et essai ou une cinémathèque – si nous habitions une grande ville – pour espérer les voir. Mes préférées sont La Cinetek et UniversCiné.
Pièces de théâtre et concerts sont diffusés gratuitement par nombre de sites, dont la Culturebox de France Télévisions. Pour le classique et le jazz, je regarde Mezzo.
Enfin, si l’on entend souvent dire qu’« il n’y a rien à la télé », on trouve des programmes de grande qualité sur des chaînes comme Arte, France 5 ou Histoire TV.
PS — Je sais qu’il existe aussi des chaînes YouTube intéressantes, mais comme je n’en suis aucune en particulier, je préfère renvoyer à la sélection proposée par Sherpas.
[…] je verrais d’un bon œil que, tout au long de l’année à venir, on prît la bonne résolution de ne plus « opposer » son veto pour se contenter de le mettre (en latin, veto signifiait déjà « je m’oppose ») […]1
Mini-panique à bord, vu que je laisse toujours passer cette expression.
Heureusement, dans un article où elle corrige apposer un veto, l’Académie m’a rassuré :
« Comme le nom veto désigne un droit reconnu par certaines constitutions au chef de l’État de s’opposer à la promulgation d’une loi votée par l’Assemblée législative et, par extension et par affaiblissement, une opposition, un refus ou une interdiction, c’est opposer un veto qu’il faut dire (comme on dit opposer un refus, opposer une fin de non-recevoir), et non apposer un veto. »
Sur la question, le site Parler français est on ne peut plus clair :
Un pléonasme, vraiment ? Littré, que l’on ne peut soupçonner d’avoir perdu son latin, n’y trouve pourtant rien à redire […]. Pas plus que Hanse […], le TLFi […], le Petit Robert […] ou le Dictionnaire historique de la langue française […]. Girodet lui-même, qui n’a pas la réputation d’être laxiste, trouve cette condamnation excessive […]. Il faut dire que le tour, attesté depuis la Révolution, perdure sous plus d’une plume respectable […].
C’est pas sympa de me faire une frayeur un vendredi soir !
Puis a un statut particulier. C’est un adverbe de temps1 (équivalant à ensuite), mais « il s’emploie toujours, en français commun, dans le contexte d’une coordination, et il se place entre les éléments coordonnés, ce qui fait qu’on le range souvent parmi les conjonctions de coordination » (Grevisse, 1005, g2).
En début de phrase, il est rarement suivi d’une virgule, mais ce n’est pas interdit. En tant que « charnière temporelle », sur le modèle d’ensuite, il y a droit3.
« […] puis peut porter un accent tonique, être suivi d’une pause dans l’oral et d’une virgule dans l’écrit […] » (Grevisse, loc. cit.).
On en trouve des exemples dans la littérature. En voici trois, tirés du Grand Robert :
Puis, il repartit, avec une furie nouvelle, jetant un chiffre de la main à chaque enchérisseur, surprenant les moindres signes, les doigts levés, les haussements de sourcils, les avancements de lèvres, les clignements d’yeux […] — ZOLA, Le Ventre de Paris, t. I, p. 154-155.
[…] Moravagine se signa longuement devant les icônes. Puis, il s’empara d’une assiettée de zakouskis et but une grande tasse d’alcool, retourna devant les icônes, commanda un borchtch4, vint s’asseoir à ma table, alluma sa courte pipe en jurant, croisa ses jambes et entama un long monologue à haute voix. — B. CENDRARS, Moravagine, inŒuvres complètes, t. IV, p. 165.
Quand il connut la nouvelle, le capitaine Raymond Dronne, du régiment de marche du Tchad, donna calmement ses ordres de départ à ses hommes. Puis, il décrocha le rétroviseur de son command-car et l’attacha à une branche de pommier. Et il entreprit de tailler sa florissante barbe rousse. — D. LAPIERRE et L. COLLINS, Paris brûle-t-il ?, p. 250.
En complément, ajoutons que, au sens temporel, « puis est employé dans la meilleure langue avec et » (Grevisse, loc. cit.) :
Le loup le quitte alors et puis il nous regarde (Vigny, Dest., Mort du loup). […]
C’est encore plus joli quand elles retombent. Et puis aussitôt elles se fondent(A. Breton, Nadja, p. 99)5.
Au sens de « d’ailleurs, au reste, en outre », et puis est souvent suivi d’une virgule :
— Pourquoi aurait-elle fait l’amour si vite, quelques minutes après vous avoir rencontré ? — Je vous l’ai dit, à nos âges, ça se fait. Et puis, elle avait bu et fumé, ça désinhibe, c’est certain. — Karine TUIL, Les Choses humaines, p. 2646.
Cet article m’a été inspiré par une consœur qui trouvait cette virgule « très bizarre », alors qu’une autre, à la lecture de l’article, a commenté : « Puis sans virgule me semble… tout nu ! » Une nouvelle preuve que, selon nos lectures, nous avons une image différente de la langue française.
Plus rarement adverbe de lieu : Derrière lui était assis un tel, puis un tel. — Wiktionnaire. ↩︎
Le Bon Usage, De Boeck-Duculot, 14e éd., 2008. ↩︎
À l’occasion des fêtes de Noël, j’ai choisi de publier une belle histoire de fraternité humaine, liée au monde de l’imprimerie, publiée à Paris au milieu du xixe siècle. Un printer’s devil est un apprenti compositeur, employé très jeune pour les travaux les plus salissants de l’atelier. Souvent maltraité par les ouvriers comme par les maîtres, il doit apprendre à se défendre, tant physiquement que verbalement, et devient « un vrai diable, tapageur, tourmenteur, raisonneur, flâneur, batailleur » (dixit l’introduction du texte). Mais Victor va montrer aussi sa générosité. (J’ai respecté l’orthographe et la ponctuation d’origine, ne corrigeant que les rares coquilles.)
Une des gravures illustrant le texte The Printer Devil. Une vision bien trop propre, étant donné les travaux qu’on réserve à l’apprenti.
Victor Dutuy, grand et gros garçon de quatorze ans, apprenti compositeur depuis deux ans chez M. Fiéville, imprimeur à Rouen, n’était pas moins franc gamin que tous ses honorables collègues de la même partie. Je ne vous dirai pas non plus que sa toilette était plus soignée, ses manières plus choisies, sa conversation plus recherchée que celle de tous ses camarades. C’était un vrai printer devil1 dans toute l’acception du mot ; cependant, sous cette rude et assez grossière écorce, battait un cœur sensible. Victor s’enthousiasmait à la lecture d’un beau trait2 ; un acte de générosité le transportait ; tout ce qui était noble et beau trouvait facilement le chemin de son [â]me. Ne vous figurez pas pourtant que Victor épanchât ses émotions en phrases plus ou moins sentimentales ; le garçon était fort peu exclamatif et phraseur encore moins. C’est beau ça ! s’écriait-il, et là s’arrêtait son expansion. Ou bien : Voilà un gaillard qui peut se vanter d’avoir mon estime… Et c’était tout. Mais pour ne pas parler beaucoup, Victor ne pensait pas moins. Or, vous saurez que les parens3 de Victor, sans être riches, étaient de laborieux ouvriers qui vivaient assez bien, et laissaient à leur fils le produit de son travail, produit bien mince encore, avec la seule recommandation d’en faire un bon usage ; ils avaient assez de fois éprouvé leur enfant, pour lui donner, sans danger, cette honorable marque de confiance.
L’étrange voisin d’en face
Dans la maison qu’habitait la famille de Victor, et dans une chambre, dont les fenêtres donnaient juste en face des croisées de celui-ci, vivait un pauvre jeune homme, dont l’existence singulière, la tournure et les manières étaient de nature à exciter une curiosité moins prompte à s’allumer que celle de notre garçon. Léon, le jeune homme en question, sortait régulièrement tous les jours vers neuf heures du matin, et s’absentait jusque vers cinq heures de l’après-midi ; alors, il rentrait chez lui, et ne sortait plus que le lendemain à la même heure que la veille. D’un aspect sérieux, quoique doux, d’une politesse constante, mais froide, vis-à-vis de tous ses voisins, Léon ne s’était lié avec aucun d’eux, ce qui contribuait davantage encore à lui attirer leur attention ; car les gens du peuple sont généralement communicatifs ; ils aiment à se lier entre eux ; ils savent qu’à tout instant, ils peuvent avoir besoin l’un de l’autre, et il est mille circonstances o[ù] la bonne volonté d’un voisin obligeant n’est pas à dédaigner. La conduite de Léon devait donc leur sembler étrange, et ils se demandaient ce que pouvait être et faire le pâle et sévère jeune homme. Victor n’était pas un des moins empressés de soulever le voile qui couvrait la vie du voisin mystérieux ; mais, plus naïf et plus hardi que les autres, il ne manquait pas une occasion de s’en rapprocher. S’il le voyait paraître un moment à sa fenêtre : « Bonjour, M. Léon, vous vous portez bien, » lui disait-il aussitôt. Si par hasard, il le rencontrait le dimanche, sortant ou rentrant, il ne manquait pas de phrases toutes faites pour chercher à entamer la conversation : « Il fait bien beau aujourd’hui, M. Léon, est-ce que vous n’irez pas promener un peu : vous restez toujours enfermé chez vous, cela doit nuire à votre santé. » Le jeune homme souriait avec bienveillance aux avances amicales de Victor, lui répondait en peu de mots, et remontait chez lui, ou quittait sa croisée. Il était évident que ce jeune homme tenait à ne pas se lier avec aucun de ses voisins.
Plus d’une fois, à une heure avancée dans la nuit, Victor avait vu la chambre de Léon encore éclairée, et, à travers les légers rideaux de mousseline, il avait cru l’apercevoir assis à sa table et travaillant. Il n’en fallait pas davantage pour porter au plus haut degré l’intérêt que lui inspirait déjà le jeune homme studieux et rangé ; d’autant plus que rien dans sa personne ne respirait l’aisance : « C’est un pauvre diable, s’était dit Victor, qui se tue le corps et l’âme à travailler, et qui ne m’a pas l’air du tout bien calé4, faudra voir ça un peu… » Mais comment arriver à la découverte de ce qui l’intéressait si fort ; car, malgré son éducation imparfaite, il sentait bien qu’il y aurait eu de la bassesse à commettre une indiscrétion, et qu’il pouvait, par une imprudente curiosité, se rendre importun à celui qui en était l’objet, et peut-être même lui causer une peine réelle ; il se creusait donc inutilement l’esprit et désespérait d’arriver à son but ; les circonstances le servirent mieux que ses petits calculs.
“Un de ces jeunes amans de la gloire”
Un jour vint où le jeune homme ne sortit pas ; chacun s’en étonna ; puis, un autre jour suivit celui-ci, et un troisième encore ; depuis trois jours, on n’avait pas vu Léon, et le cœur de ces bonnes gens s’émouvait d’inquiétude pour le pauvre isolé. Victor, plus que les autres, en éprouvait une véritable peine ; il avait pressenti que quelque grand malheur accablait son voisin. Le soir du troisième jour venu, il résolut de mettre un terme à son incertitude : quand toutes les lumières furent éteintes aux divers étages de la maison, il prit sa chandelle et se dirigea vers son voisin. Il frappe… Point de réponse… Il frappe encore… Même silence… Il regarde… La clé n’est point sur la porte… Quelque chose dit à Victor qu’il ne doit point s’arrêter à la vaine crainte d’affliger le jeune homme ; il pousse fortement la porte, dont la serrure, vieille et usée, cède à ses premiers efforts… Il s’avance dans l’intérieur de la chambre… Un spectacle affreux s’offre à sa vue… Léon est étendu sans connaissance sur son mauvais grabat, et, à la pâleur de ses joues, à la froideur de tout son corps, il est facile de voir qu’il est depuis long-temps dans ce dangereux état. Victor sent qu’ici sa bonne volonté est impuissante ; il rentre précipitamment chez lui, et avertit son père de ce qu’il vient de faire et de voir. Celui-ci n’hésite pas ; en deux minutes, il est habillé, et bientôt un médecin, amené par lui, vient donner des soins au pauvre jeune homme. À la première inspection, il déclare que le malade est tombé de faiblesse et d’inanition.….5 D’inanition ! s’écrie Victor, lorsqu’il n’avait qu’à parler pour nous voir tous venir à son secours : ce que c’est que l’orgueil !… Après une heure de soins empressés, Léon revient à lui ; mais il divague ; il a le délire… Et des mots, entrecoupés et sans suite, se pressent sur ses lèvres. — « La gloire.… Vain songe ! Mourir si jeune… Sans avoir rien fait… Repoussé par tout6… Pas un éditeur… Une œuvre si complète… Le fruit de tant de veilles.… Périr avec moi… Sans avoir vu le jour… Et pour être placée au rang des plus belles,… il ne manque peut-être à mon œuvre, que de pouvoir être appréciée du public… » Tels sont les lambeaux de phrases que prononce le jeune homme. — Victor a tout compris. — Léon est un de ces jeunes amans de la gloire, qui la recherchent à tout prix ; c’est un auteur, un poète peut-être, qui meurt de faim parce qu’il n’a pas un nom illustre, et qu’aucun éditeur ne veut se donner la peine de lire son œuvre, ni courir le risque de l’éditer…
Le lendemain, le malade va mieux ; on peut espérer son retour à la santé ; mais la convalescence sera longue et pénible… Cependant, Victor rentre toujours une heure plus tard, et part pour son atelier une heure plutôt ; la famille remarque avec plaisir cet accroissement d’activité et croit que son enfant songe à augmenter ses petits profits.
“Un grand Monsieur noir”
Les jours ont fait place aux semaines, et les semaines aux mois ; Léon ne s’est pas encore levé de son lit : le jour est enfin venu, où il va lui être permis de se remettre peu à peu à ses travaux ; ses bons voisins sont venus à son secours, et il ne manque de rien… Ils sont tous présens, lorsqu’appuyé sur le bras de madame Duty, il se lève, et se dirige vers son bureau.… Il s’assied, et remue des papiers entassés les uns sur les autres ; il cherche avec agitation.…. Enfin, lorsqu’il semble avoir acquis la preuve que l’objet dont il s’inquiète est disparu ; il penche sa tête sur sa poitrine, et des pleurs rares et brûlans coulent le long de ses joues ; on s’empresse autour de lui… On le questionne… Il se lève enfin, et d’une voix forte, quoique pleine de larmes, il s’écrie : J’avais composé un ouvrage, c’était tout mon espoir ; pendant ma maladie, mon manuscrit est disparu ; on me l’a volé sans doute… À ces mots, la porte, entr’ouverte depuis quelques instans, s’ouvre tout-à-coup7 ; c’est Victor : — On ne vous a pas volé votre manuscrit, M. Léon, parce qu’il n’y a pas de voleur parmi des braves gens comme nous ; mais on vous l’a imprimé, et le voilà, ajoute-t-il en lui remettant un volume tout fraîchement broché. — Imprimé ! Mon ouvrage imprimé ! — Et tiré à 1,500 exemplaires, M. Léon. — Et quel est l’ange consolateur à qui je dois un tel bienfait. — N’y a pas d’ange là-dedans, M. Léon, c’est votre serviteur. — Quoi ! il serait possible ! Oh ! viens, Victor, bon et généreux enfant, viens que je t’embrasse comme mon meilleur ami, comme mon frère ! je te dois deux fois la vie ; car je te devrai peut-être la célébrité. — Cela se pourrait, M. Léon. — Que veux-tu dire ? — C’est qu’il y a un grand Monsieur noir, qui vient quelquefois à l’imprimerie, et qui dit comme ça que c’est fièrement beau ce qu’il y a là-dedans. — Et pendant que Léon considère son volume, l’ouvre à toutes les pages, semble en contemplation devant lui, et recueilli dans un bonheur inexprimable, chacun de questionner Victor… C’est donc pour ça que tu travailles par jour deux heures de plus depuis deux mois. — Oui, papa ; mais je ne suis pas seul, et quand je leur ai conté la chose, les autres ont voulu s’y mettre aussi, et tous les ouvriers y ont travaillé. — Ah ! vous êtes tous de braves gens ; viens, mon Victor, que je t’embrasse. — Et les imprimeurs ? — Ont travaillé une heure de plus aussi. — Mais le papier ? — Je gagne 10 sous par jour, je les ai mis ; on a fait, pour ce qui manquait, une collecte dans l’atelier, et voilà. — C’est donc bien beau ce livre-là. — Je ne sais pas, moi ; mais d’après ce qu’a dit le grand Monsieur noir, dont je vous parlais tout à l’heure, et qui paraît s’y connaître, faut croire que c’est très-beau. — Qu’est-ce que c’est que ce grand Monsieur noir que tu nous dis ? — Je ne sais pas non plus ; mais il m’a demandé l’adresse de M. Léon, et je la lui ai donnée ; peut-être qu’il viendra ; mais on entre ; tenez, c’est justement lui… Vous voulez parler à M. Léon ? Le voilà, Monsieur. — Il ne fallut rien moins que ces paroles pour tirer Léon de l’extase où il était plongé. — Monsieur, j’ai parcouru votre ouvrage à l’imprimerie ; il me paraît aussi bien pensé que bien écrit ; je venais vous proposer de m’en rendre l’éditeur, pour la première et la deuxième édition, moyennant 6,000 francs. Léon accepta avec empressement… Quand l’éditeur fut sorti : Mon jeune protecteur, dit-il à Victor, comment te témoigner ma reconnaissance ? Je sens bien que je ne puis ni ne dois te parler de récompense… — Eh ! vous avez bien raison, M. Léon, je ne vends pas mes services à mes amis, je les donne, et si vous voulez bien me regarder comme votre ami, ce sera ma meilleure récompense. — Oh ! oui, mon ami, tu le seras, et toujours, toi qui m’as ouvert le chemin de la gloire.
Grâce à ce premier ouvrage qui l’a placé au rang qui lui appartenait parmi les écrivains, Léon est devenu un homme célèbre ; il est riche aujourd’hui ; son ami Victor a acheté, avec la bourse de Léon, un brevet d’imprimeur, et il exerce à son compte.
Il faut voir comme les éditions des œuvres de M. Léon, imprimées chez Victor Dutuy, sont correctes, élégantes et soignées. Il n’y en a pas qui puisse lutter avec elles pour la beauté des caractères et la netteté du tirage. Victor Dutuy y met tant de zèle, de goût et d’exactitude, qu’il est facile de voir qu’il travaille.…. comme pour un ami.….
Que conclure de tout ce qui précède ?… Que, dans toute[s] les classes de la société, ou peut rencontrer des individus qui en sont l’honneur, et qui le seraient encore des classes les plus élevées ; que jamais la persévérance, le travail et la bonne conduite, ne demeurent sans récompense. Voyez plutôt : Léon était sage autant que travailleur ; il inspira de l’intérêt à tous ses voisins, et cet intérêt ne fut pas stérile puisqu’au jour du besoin tous s’empressèrent autour de lui. Mais la générosité de caractère, l’humanité de Victor, portèrent aussi leurs fruits : Léon, d’abord protégé par lui, devint à son tour son protecteur, et lui rendit en reconnaissance ce qu’il en avait reçu en humanité. Gardez-vous pourtant de croire que toujours une bonne action trouve ainsi sa récompense. Non : l’on rencontre beaucoup d’ingrats, qui, loin d’aimer leurs bienfaiteurs, semblent rougir du service qu’on leur a rendu, et pour qui la reconnaissance est un pesant fardeau. Est-ce une raison pour cesser d’être bienfaisant ? Non certes ; l’homme généreux fait le bien pour le plaisir de le faire, pour le bienfait lui-même ; il ne compte sur la reconnaissance de personne ; sa récompense, c’est l’estime des honnêtes gens, la satisfaction, dont l’accomplissement d’une bonne action remplit toujours notre cœur, et enfin la certitude, qu’à défaut même de l’estime des hommes et de la gratitude des obligés, Dieu, qui n’oublie jamais, lui tiendra compte de ses œuvres.
ARTHUR DE FILLIÈRE.
Extrait de : « The Printer Devil. (Le diable de l’imprimerie.) », dans Les Enfans peints par eux-mêmes, sujets de composition donnés à ses élèves par Alexandre Saillet, maître de pension. Paris, Desesserts, éditeur, passage des Panoramas, galerie Feydeau, 13, 1841, p. 164-170.
En anglais, la bonne orthographe est printer’s devil. Voir le Wikipedia anglais. ↩︎
Acte ou parole. Penser à trait de générosité ou trait de génie. ↩︎
Bien que cette orthographe ait été rectifiée par l’Académie en 1835, ce texte l’écrit encore « à l’ancienne », de même que, plus loin, amans, long-temps, plutôt ou très-beau. ↩︎
Êtes-vous familier de cette construction ? Elle est très fréquente en droit. Pourtant, les dictionnaires usuels ne la référencent pas.
Seul Antidote explique que, « en parlant d’une loi, d’un règlement, d’un contrat », ce verbe signifie : « Contenir des dispositions, des clauses applicables. » C’est donc l’équivalent de disposer.
Les grammaires sont tout aussi muettes sur la question, sauf Hanse et Blampain (Dictionnaire des difficultés du français, 2012), qui écrivent à propos de cette acception donnée à prévoir :
On va sans doute trop loin lorsqu’on dit : La loi a prévu telle sanction au lieu de : a prescrit telle sanction, mais on dira qu’elle a prévu telle sorte de crime.
Trop tard ! Les textes de loi en sont farcis, et nous sommes obligés de les citer tels quels.
Quelques exemples tirés du site Légifrance :
La procédure prévoit que l’auteur du signalement est informé par écrit de la réception de son signalement dans un délai de sept jours ouvrés à compter de cette réception1.
[…] la loi ou le règlement prévoit que cette peine ne peut pas être limitée à la conduite en dehors de l’activité professionnelle2.
[…] ledit article 13 prévoit que locataires et occupants doivent, le cas échéant, être relogés dans un des locaux situés dans les immeubles ayant fait l’objet de travaux […]3
L’article 3 prévoit que les assureurs n’ont plus à couvrir obligatoirement les dommages occasionnés à l’étranger par les engins de déplacement personnels motorisés (EDPM) et assimilés, comme les trottinettes électriques[…]4.
Le projet d’arrêté prévoit que le traitement SIRENE poursuit trois finalités sur le vecteur maritime […]5
Pour les personnes qui seraient intéressées par l’histoire du métier, je rassemble ici une sélection thématique de mes articles, ainsi que des sources extérieures. Je suis le plan de la visioconférence que j’ai donnée, en deux parties, à l’invitation de l’Association des correcteurs de langue française (ACLF), les 7 et 21 novembre 2023.
Nombre de correcteurs et correctrices se voient proposer par des clients potentiels un test gratuit censé valider leurs compétences avant que des missions leur soient confiées. Tester un candidat est admissible, mais pas lui envoyer vingt pages !
La pratique est douteuse et déjà ancienne.
Pour les années 1990, Pierre Lagrue et Silvio Matteucci1 racontaient déjà :
Recruter un pigiste au statut précaire ne nécessitait pas une multiplication d’entretiens et de tests de personnalité : on lui faisait corriger un texte pour vérifier ses compétences. Certaines maisons d’édition vont se servir de ce principe pour économiser honteusement un salaire. La manœuvre est simple : plusieurs candidats reçoivent chacun un fragment d’un livre complet à corriger ; une fois le travail rendu, il ne reste plus au responsable d’édition qu’à collationner les épreuves et signer le bon à tirer ; il indique alors à tous les postulants que leur compétence est insuffisante. Dans la réalité, le gros bouquin est corrigé à la perfection par cette association d’yeux aiguisés. Le tour de passe-passe est joué !
[…] des correcteurs et correctrices nous alertent sur les mauvaises pratiques de certaines maisons d’édition qui, dans le cadre d’un processus de recrutement, exigent des candidats qu’ils corrigent, en guise de test, plus de 100 000 signes de texte, en préparation de copie. Ce qui représente plus de douze heures de travail ! Le tout, non rémunéré.
Attention, donc, aux éditeurs qui abusent de la microentreprise, « ce fameux régime où les correcteurs sont pris pour des bananes » (comme l’ont résumé nos confrères du Monde.fr, en 2015).