Un récent article du Monde1 me donne l’occasion d’évoquer un cas de grammaire litigieux. Son existence même est peu connue, même des professionnels de l’écrit, dont les correcteurs.
« Dans un roman graphique des plus piquant […] », écrit le quotidien. Fallait-il écrire piquants ?
Cette hésitation est ancienne. Dans la correspondance de Stendhal, par exemple, on trouve à la fois L’état sanitaire de cette ville [= Marseille] et de Lyon est des plus satisfaisant (t. VIII, p. 14) et L’intérêt était des plus minimes (t. IX, p. 269).
Même « avec un singulier distinct phonétiquement du pluriel » (Grevisse, § 993 g), on trouve aussi bien Le gros public s’étonne toujours qu’un homme, sur un point, puisse être extravagant, et sur tous les autres des plus normal (Montherlant) que Je le tiens pour un écrivain des plus moraux (A. France).
Pour la GMF (voir sigles en bas de page), l’accord au singulier est « sporadique ».
Quelle est la règle ?
Si l’on creuse la question, on se rend vite compte que la règle est diversement édictée par les grammairiens et lexicographes. Lançons-nous.
Chez Jouette, on trouve à plus : Un accueil des plus cordiaux ou « avec la valeur de très », un accueil des plus cordial. Mais comment trancher ? Et dans l’encadré Le superlatif : « Après des plus […] l’adjectif se met au pluriel si le sujet est nettement déterminé. […] Un accueil des plus cordiaux. […] Si l’on trouve le singulier dans ce cas, c’est contre l’Académie. » Nous voilà peu éclairés.
Observateur de l’usage, Le Petit Robert distingue toujours le superlatif relatif des plus – « parmi les plus. Il n’est pas des plus malins. « c’était quelqu’un dont le commerce était des plus aimables » (Cliff) » – de l’usage adverbial : « Extrêmement (adj. souvent au sing.). La situation est des plus embarrassante. »
Le Grand Robert, lui, ne traite le second cas qu’en remarque : Chez « certains auteurs », quand l’expression des plus est prise « au sens de “au plus haut point”, l’adjectif rest[e] alors au singulier s’il y a lieu. […] Ce spectacle est des plus immoral […]. » Une seconde remarque signale un cas particulier : « Si l’adjectif se rapporte à un pronom neutre, il reste généralement au singulier. »
Cette dernière règle est plus affirmée chez Hanse et Blampain (à adjectifs qualificatifs, 2.6) : « Il [l’adjectif] se met toujours au singulier […] s’il se rapporte à un pronom neutre : Il lui était des plus difficile de s’abstenir. Cela est des plus naturel. » « C’est l’usage général et logique », commentent-ils. C’est aussi « tout à fait logique pour Le Grevisse de l’étudiant (De Boeck, 2018, p. 238). Ex. donné : Ce n’est pas des plus facile.
Passons à Girodet, arbitre des élégances. « Que le nom soit au singulier ou au pluriel, l’adjectif se met normalement au pluriel et s’accorde en genre avec le nom : Ce procédé est des plus légaux. Ces procédés sont des plus légaux. Cette femme est des plus belles. Ces femmes sont des plus belles. Voilà une maison des plus élégantes. — En revanche, invariabilité quand l’adjectif se rapporte à un pronom neutre ou à un verbe : Cela n’est pas des plus facile. Il lui est des plus naturel de se conduire en galant homme. Connaître le secret du code n’était pas des plus compliqué. »
Même règle pour Péchoin et Dauphin (Larousse) : « S’il se rapporte à un verbe ou à un sujet neutre, l’adjectif reste invariable : Il n’est pas des plus facile d’arrêter de fumer. « Naturellement invariable », disait déjà Thomas (Larousse, 1956).
Cette règle n’est entrée dans le Dictionnaire de l’Académie qu’à la dernière édition : « L’adjectif se met au singulier lorsque le sujet est un pronom neutre ou un infinitif. Cela est des plus vraisemblable. Se conduire ainsi me semble des plus cavalier. »
Tout cela est bien compliqué !
Qu’est-ce qui explique cette exception ?
« Quand des plus se rapporte à un pronom neutre ou à un infinitif, il ne peut s’analyser comme équivalent de parmi les plus (et impliquer l’ellipse d’un nom exprimé auparavant) » (Grevisse).
Lire est des plus agréable.
« Dans ce cas, le pluriel est un peu surprenant, mais il se trouve pourtant. »
Trouver un coin paisible n’y est pas des plus faciles (Echenoz, Je m’en vais, p. 11).
Mais revenons au choix du Monde qui a motivé ce billet… Point de pronom neutre ni d’infinitif, dans leur phrase, mais un groupe nominal, un roman graphique.
Péchoin et Dauphin (Larousse) contestent ce choix : « REM. Certains grammairiens, voyant en des plus un superlatif, sans idée de pluriel, ont préconisé une personne des plus brillante, sans s (= une personne brillante au plus haut point). Cette règle peu logique n’est plus suivie aujourd’hui. »
Thomas (Larousse, 1956), dont ils se sont inspirés, le rejetait déjà :
« L’adjectif qui suit des plus (des moins, des mieux) se met en général au pluriel, l’usage ayant écarté les subtilités opposées par les linguistes, qui n’admettaient que le singulier. […]
Certains ont estimé que des plus amenait un superlatif, et que par conséquent il n’y avait pas de pluriel dans l’idée : un homme des plus loyal était un homme loyal au plus haut point, le plus loyal possible, extrêmement loyal, etc. “Mais ce n’est pas la règle la plus suivie ni la plus logique” (Larousse du XXe s. [1928-1933]). »
Alors, on fait quoi ?
La locution des plus fait partie des « formes […] devenues inanalysables » (GGF). Elle est devenue « une locution adverbiale intensive » (GMF). « […] originairement superlatif relatif […] [elle] sert simplement à exprimer un haut degré […] (Grevisse).
Ce qui devrait être « normalement au pluriel » pour Girodet se trouve donc au singulier dans Le Monde. « Peu logique » et contraire à l’usage pour les auteurs de Larousse, aussi bien dans les années 1930 qu’aujourd’hui, ce choix est toujours suivi par certains.
Il me semble lire là plutôt une évolution de l’analyse grammaticale qu’une résistance de puristes.
On le constate à l’Académie. En 1935 (8e éd. de son dictionnaire), des plus n’était encore, pour elle, qu’un superlatif relatif : « Parmi les plus. Il est des plus difficiles. Ce travail est des plus délicats. » Aujourd’hui, elle interprète de plus uniquement comme « très, énormément », et laisse le choix de l’accord : « Ce personnage est des plus farfelus. Cette affaire est des plus banales ou des plus banale. »
Quel que soit votre choix, j’espère que vous aurez trouvé dans cet article les arguments pour le justifier.
GMF : Grammaire méthodique du français, PUF, 7e éd., 2018, p. 621 — GGF = Grande grammaire du français, version numérique, ch. VIII, 7.1.3.
Pour les références qui ne sont pas données ici, voir La bibliothèque du correcteur.