Dans la Gazette des eaux du 26 mai 18701, revue professionnelle (eaux minérales, climatologie, hydrothérapie, bains de mer), on peut lire une lettre d’un auteur se plaignant d’une intervention du correcteur. Un grand classique de la presse du xixe siècle.
Correspondance
À Monsieur le correcteur de notre imprimerie
Ergo, donc…
C’était la rubrique favorite des basochiens2 d’autrefois.
De là on a fait un verbe.
« Il dit ergo à tout propos ; il ergote. »
J’ergote, tu ergotes, il ergote, nous ergotons, vous ergotez, ils ergotent…
Ergoter est le verbe,
Ergoterie est la chose.
Vous ergotez, vous faites de l’ergoterie.
Notez que je dis cela pour vous, monsieur notre correcteur, qui, consultant l’autre jour Boiste ou Raymond3, avez trouvé qu’un mot en isme irait mieux qu’un mot en rie, dans mon petit discours à M. l’avocat spadois4.
Mon Dieu ! je veux bien, à la rigueur, monsieur notre correcteur, si c’est l’autorité de votre dictionnaire ; mais j’ai aussi la mienne, d’autorité, celle d’écrire ce qui me convient, et de me croire assez de crédit chez mes lecteurs pour pouvoir tirer sur eux un mot quelconque, fût-ce par hasard un barbarisme, sans crainte de le voir protesté.
J’avais donc dit très-régulièrement ergoterie, ce qui exprimait suffisamment ma pensée ; vous avez mis ergotisme, ce qui l’exprime trop, contrairement à mon intention.
Ergoterie, monsieur notre correcteur, c’est la chose qui se produit chaque fois qu’on ergote, et c’est ce que je reprochais aux formes de M. l’avocat spadois : « de l’ergoterie, et encore de l’ergoterie. »
Autrement, parlant par votre truchement, je suis censé dire à M. l’avocat spadois : « Vous avez là, mon pauvre monsieur, une affection chronique fatale, l’ergotisme, qui est aussi le nom d’une grave intoxication végétale5. »
Il est vrai qu’il me dit, lui-même, qu’étant Lannoy de Gall, par mon nom, je suis cette vilaine excroissance parasitaire que produit je ne sais quel insecte en se logeant dans l’écorce du chêne6 ; et je réponds qu’avec la noix de galle on fait de bonne encre contre les ergoteurs7.
Néanmoins, monsieur notre correcteur, vous avez mis la mort dans l’âme à ce malheureux ci-devant conseiller communal de la ville de Spa, en le déclarant atteint d’une maladie aussi triste, aussi hideuse, aussi abhorrée, aussi répugnante que l’ergotisme. Il n’est pas de force à être tant malade que cela ; c’est bien assez de l’ergoterie.
Ne le faites plus, monsieur notre correcteur, si vous voulez que M. l’avocat vous pardonne.
A. Lannoy de Gall.
☞ Voir aussi, notamment, Toussenel règle ses comptes avec son correcteur.
- Recueil de la 13e année, p. 164.
- « Membre de l’ancienne association, appelée basoche, qui regroupait les clercs du Parlement de Paris » — TLF.
- Soit les dictionnaires de la langue française de Pierre-Claude-Victor Boiste et de François Raymond. On lit en effet chez Boiste : « Ergotisme, s. m. chicane. v. Si chaque ergoteur se disait : « Dans quelques années, personne ne se souciera de mes ergotismes ; » on ergoterait moins. [Voltaire.] » Littré, lui aussi, définit l’ergotisme comme la « Manie d’ergoter, de se servir des arguments en forme ». On le trouve encore dans une remarque du TLF : « Tendance à ergoter. Ce système [les subtilités de l’éloquence] vécut jusqu’au jour où Rabelais immola l’ergotisme sous ses terribles moqueries, comme Cervantes tua la chevalerie avec une comédie écrite (Balzac, Proscrits, 1831, p. 19). »
- Originaire de la ville de Spa, en Belgique.
- Lannoy de Gall a plutôt raison, contre Boiste, Littré et Voltaire. Voir l’Encyclopédie Larousse. Le mot n’est entré que récemment (9e éd.), avec cette unique signification, dans le Dictionnaire de l’Académie française.
- On comprend ici que le correcteur a peut-être cru bien faire en opposant deux noms de maladies : la galle et l’ergotisme.
- « Diverses galles du chêne, très riches en tanins, ont autrefois été utilisées comme colorants dans le tannage des cuirs ou pour réaliser de l’encre noire. Associées à du sulfate de fer, cela cré[e] une réaction chimique qui donne la couleur noire de l’encre. » — Wikipédia.