Un échange de mails avec un lecteur de mon blog m’a fait découvrir l’existence d’un « tiret trois quarts de cadratin ». C’est peut-être un détail pour vous… (surtout si vous ne connaissez que le « tiret du 6 »). Pour moi, c’est une sorte d’hapax typographique. Ou un objet typographique mal identifié. Car je n’en avais jamais entendu parler !
La chose aurait été employée à la fin du xixe siècle par l’Imprimerie nationale ou, du moins, elle en disposait dans ses casses1. Le chercheur Jean Méron2 l’évoque dans une lettre de 2012 (PDF). Il l’aurait lui-même découvert dans le Manuel à l’usage des élèves compositeurs (1887) de Jules Jouvin, sous-prote de la grande maison. Cet épais volume est l’ancêtre du Lexique des règles en usage à l’Imprimerie nationale3.
L’aspect cocasse de ma recherche, c’est que l’exemplaire de la BnF, reproduit sur Gallica, s’arrête à la page 34, alors que le tiret trois quarts de cadratin est mentionné, selon Jean Méron, aux pages 433-434. Heureusement, grâce à la diligence du service du patrimoine des Méjanes, les bibliothèques d’Aix-en-Provence, qui possèdent un exemplaire complet (460 pages), j’ai obtenu en quelques heures les deux pages en question.
L’ouvrage se termine en effet par une liste de vocabulaire, où l’on trouve le texte suivant :
MOINS, tiret long qui ordinairement sert à séparer des phrases ou à remplacer des mots qu’on juge inutile de répéter. Ainsi nommé parce qu’il a la force du moins employé en algèbre. Il existe des moins sur cadratin, sur demi-cadratin et sur trois quarts de cadratin.
Je rappelle que le cadratin est une unité de mesure de longueur correspondant à celle d’un M et de son approche. « Sur cadratin » doit être compris comme « fondu sur (un bloc d’un) cadratin », c’est-à-dire ayant la chasse d’un cadratin.
Eh bien, figurez-vous que le tiret trois quarts de cadratin, absent de tous les manuels typographiques que j’ai consultés dans ma vie, existe depuis 1993 dans l’Unicode (système de codage de caractères utilisé par les ordinateurs pour le stockage et l’échange de données textuelles), où il porte le nom de « barre horizontale » et le numéro U+2015.
En code HTML, on peut donc l’obtenir avec ―
(mais aussi avec &horbar
ou ―
). Ce qui donne ceci (je l’ai entouré de ses cousins et lui ai appliqué la couleur rose).
— ― – -
On vit dans un monde incroyable : on ne peut pas employer les espaces fines où l’on veut, ni même les espaces insécables — si les codes existent, nombre de programmes, en particulier sur le Web, ne se soucient pas de les interpréter correctement4 —, mais il existe un numéro d’Unicode pour un tiret inconnu de tous. Cela signifie que quelqu’un le connaissait et a estimé utile de lui assurer un avenir. Mais qui ?
Précisons toutefois que la dernière version de l’Unicode contient 149 813 caractères et que la catégorie « Ponctuation de type tiret5 », à elle seule, contient 25 entrées, dont les tirets double et triple cadratin, tout aussi inconnus de la tradition.
Et que viendrait faire ce tiret entre son cousin demi-cadratin et son autre cousin cadratin ? (Le trait d’union mesurant un quart de cadratin.) D’après le site Dispoclavier.com6, il aurait pour fonction d’indiquer un changement d’interlocuteur dans les dialogues ou d’introduire une citation (je n’ai pas trouvé trace de ce dernier usage, mais on peut le concevoir), en concurrence avec ses cousins. Son utilité est donc toute relative, mais abondance de biens ne nuit pas.
Dans un précédent article, j’avais évoqué une guéguerre opposant, par ouvrages interposés, deux correcteurs à propos du tiret long.
La longueur intermédiaire du tiret trois quarts de cadratin aurait peut-être pu les satisfaire tous deux.
Dans un autre article, j’avais expliqué la spécificité du vrai signe mathématique moins, détrôné par le « tiret du 6 » mentionné plus haut.
Avec le tiret trois quarts de cadratin7, je termine le tour de la famille.
Allez, non, un petit dernier pour la route : James Felici (2003) signale aux graphistes les plus pointus :
Le quatrième type de tiret, le tiret numérique, est disponible uniquement dans quelques rares polices. En principe, il possède la longueur du trait d’union, mais il est plus maigre et placé plus haut ; on l’utilise de préférence pour indiquer des plages de chiffres8.
Là, la famille devrait être au complet.
- Aujourd’hui, dans son tableau des signes de ponctuation (p. 149), le Lexique ne montre qu’un « tiret (moins) », qui a la longueur d’un cadratin, alors que tout le texte du livre emploie le tiret demi-cadratin. Certains observateurs n’ont pas manqué de le souligner défavorablement. ↩︎
- Voir Décès de Jean Méron, chercheur en typographie. ↩︎
- Avec le Règlement de composition typographique et de correction, daté de la même année. ↩︎
- Voir l’excellent article « Les espaces typographiques et le web » du site Typographisme, 14 septembre 2011. ↩︎
- Voir <https://www.compart.com/fr/unicode/category/Pd>. ↩︎
- <https://dispoclavier.com/doc/kbfrintu/index.html#u2015>. Consulté le 14 mars 2014. ↩︎
- La seule autre mention que je trouve, à ce jour, de la longueur « trois quarts de cadratin », c’est à propos des espaces dans le Traité de la typographie d’Henri Fournier (3e éd., 1870, p. 110) : « Les espaces équivalentes à trois quarts de cadratin sont les plus fortes dont on doive se servir pour une justification ordinaire. » Règle répétée, une seule fois, dans La Typologie-Tucker du 15 août 1886 (n° 194, vol. 4, p. 524). ↩︎
- Le Manuel complet de typographie, Peachpit Press, 2003, p. 204. ↩︎