“Opposer son veto”, un pléonasme ?

Dans un récent billet de Bru­no Dewaele, je viens de lire : 

[…] je ver­rais d’un bon œil que, tout au long de l’an­née à venir, on prît la bonne réso­lu­tion de ne plus « oppo­ser » son veto pour se conten­ter de le mettre (en latin, veto signi­fiait déjà « je m’op­pose ») […]1 

Mini-panique à bord, vu que je laisse tou­jours pas­ser cette expression. 

Heu­reu­se­ment, dans un article où elle cor­rige appo­ser un veto, l’Aca­dé­mie m’a rassuré :

« Comme le nom veto désigne un droit recon­nu par cer­taines consti­tu­tions au chef de l’État de s’opposer à la pro­mul­ga­tion d’une loi votée par l’Assemblée légis­la­tive et, par exten­sion et par affai­blis­se­ment, une oppo­si­tion, un refus ou une inter­dic­tion, c’est oppo­ser un veto qu’il faut dire (comme on dit oppo­ser un refus, oppo­ser une fin de non-rece­voir), et non appo­ser un veto. »

Sur la ques­tion, le site Par­ler fran­çais est on ne peut plus clair : 

Un pléo­nasme, vrai­ment ? Lit­tré, que l’on ne peut soup­çon­ner d’a­voir per­du son latin, n’y trouve pour­tant rien à redire […]. Pas plus que Hanse […], le TLFi […], le Petit Robert […] ou le Dic­tion­naire his­to­rique de la langue fran­çaise […]. Giro­det lui-même, qui n’a pas la répu­ta­tion d’être laxiste, trouve cette condam­na­tion exces­sive […]. Il faut dire que le tour, attes­té depuis la Révo­lu­tion, per­dure sous plus d’une plume respectable […].

C’est pas sym­pa de me faire une frayeur un ven­dre­di soir !


  1. Il avait déjà cri­ti­qué cette construc­tion il y a vingt ans. ↩︎

“Puis” en début de phrase peut-il être suivi d’une virgule ?

Puis a un sta­tut par­ti­cu­lier. C’est un adverbe de temps1 (équi­va­lant à ensuite), mais « il s’emploie tou­jours, en fran­çais com­mun, dans le contexte d’une coor­di­na­tion, et il se place entre les élé­ments coor­don­nés, ce qui fait qu’on le range sou­vent par­mi les conjonc­tions de coor­di­na­tion » (Gre­visse, 1005, g2). 

En début de phrase, il est rare­ment sui­vi d’une vir­gule, mais ce n’est pas inter­dit. En tant que « char­nière tem­po­relle », sur le modèle d’ensuite, il y a droit3

« […] puis peut por­ter un accent tonique, être sui­vi d’une pause dans l’o­ral et d’une vir­gule dans l’é­crit […] » (Gre­visse, loc. cit.).

On en trouve des exemples dans la lit­té­ra­ture. En voi­ci trois, tirés du Grand Robert :

Puis, il repar­tit, avec une furie nou­velle, jetant un chiffre de la main à chaque enché­ris­seur, sur­pre­nant les moindres signes, les doigts levés, les haus­se­ments de sour­cils, les avan­ce­ments de lèvres, les cli­gne­ments d’yeux […] 
— ZOLA, Le Ventre de Paris, t. I, p. 154-155.

[…] Mora­va­gine se signa lon­gue­ment devant les icônes. Puis, il s’empara d’une assiet­tée de zakous­kis et but une grande tasse d’al­cool, retour­na devant les icônes, com­man­da un borchtch4, vint s’as­seoir à ma table, allu­ma sa courte pipe en jurant, croi­sa ses jambes et enta­ma un long mono­logue à haute voix. 
— B. CENDRARS, Mora­va­gine, in Œuvres com­plètes, t. IV, p. 165.

Quand il connut la nou­velle, le capi­taine Ray­mond Dronne, du régi­ment de marche du Tchad, don­na cal­me­ment ses ordres de départ à ses hommes. Puis, il décro­cha le rétro­vi­seur de son com­mand-car et l’at­ta­cha à une branche de pom­mier. Et il entre­prit de tailler sa flo­ris­sante barbe rousse. 
— D. LAPIERRE et L. COLLINS, Paris brûle-t-il ?, p. 250.

En com­plé­ment, ajou­tons que, au sens tem­po­rel, « puis est employé dans la meilleure langue avec et » (Gre­visse, loc. cit.) :

Le loup le quitte alors et puis il nous regarde (Vigny, Dest., Mort du loup). […] 

C’est encore plus joli quand elles retombent. Et puis aus­si­tôt elles se fondent (A. Bre­ton, Nad­ja, p. 99)5.

Au sens de « d’ailleurs, au reste, en outre », et puis est sou­vent sui­vi d’une vir­gule : 

— Pour­quoi aurait-elle fait l’a­mour si vite, quelques minutes après vous avoir ren­con­tré ?
— Je vous l’ai dit, à nos âges, ça se fait. Et puis, elle avait bu et fumé, ça dés­in­hibe, c’est cer­tain.
— Karine TUIL, Les Choses humaines, p. 2646.

Cet article m’a été ins­pi­ré par une consœur qui trou­vait cette vir­gule « très bizarre », alors qu’une autre, à la lec­ture de l’article, a com­men­té : « Puis sans vir­gule me semble… tout nu ! » Une nou­velle preuve que, selon nos lec­tures, nous avons une image dif­fé­rente de la langue française. 


  1. Plus rare­ment adverbe de lieu : Der­rière lui était assis un tel, puis un tel. — Wik­tion­naire. ↩︎
  2. Le Bon Usage, De Boeck-Ducu­lot, 14e éd., 2008. ↩︎
  3. Voir La vir­gule et les char­nières, Vitrine lin­guis­tique. Der­nière mise à jour en 2014. Consul­té le 10 jan­vier 2024. ↩︎
  4. Variante gra­phique de bortsch. ↩︎
  5. Exemples don­nés par Gre­visse. ↩︎
  6. Exemple tiré du Grand Robert. ↩︎

“Prévoir” suivi de l’indicatif présent, en droit

Êtes-vous fami­lier de cette construc­tion ? Elle est très fré­quente en droit. Pour­tant, les dic­tion­naires usuels ne la réfé­rencent pas.

Seul Anti­dote explique que, « en par­lant d’une loi, d’un règle­ment, d’un contrat », ce verbe signi­fie : « Conte­nir des dis­po­si­tions, des clauses appli­cables. » C’est donc l’équivalent de dis­po­ser.

Les gram­maires sont tout aus­si muettes sur la ques­tion, sauf Hanse et Blam­pain (Dic­tion­naire des dif­fi­cul­tés du fran­çais, 2012), qui écrivent à pro­pos de cette accep­tion don­née à pré­voir :

On va sans doute trop loin lors­qu’on dit : La loi a pré­vu telle sanc­tion au lieu de : a pres­crit telle sanc­tion, mais on dira qu’elle a pré­vu telle sorte de crime.

Trop tard ! Les textes de loi en sont far­cis, et nous sommes obli­gés de les citer tels quels.

Quelques exemples tirés du site Légi­france :

La pro­cé­dure pré­voit que l’auteur du signa­le­ment est infor­mé par écrit de la récep­tion de son signa­le­ment dans un délai de sept jours ouvrés à comp­ter de cette récep­tion1.

[…] la loi ou le règle­ment pré­voit que cette peine ne peut pas être limi­tée à la conduite en dehors de l’activité pro­fes­sion­nelle2.

[…] ledit article 13 pré­voit que loca­taires et occu­pants doivent, le cas échéant, être relo­gés dans un des locaux situés dans les immeubles ayant fait l’objet de tra­vaux […]3

L’article 3 pré­voit que les assu­reurs n’ont plus à cou­vrir obli­ga­toi­re­ment les dom­mages occa­sion­nés à l’étranger par les engins de dépla­ce­ment per­son­nels moto­ri­sés (EDPM) et assi­mi­lés, comme les trot­ti­nettes élec­triques[…]4.

Le pro­jet d’arrêté pré­voit que le trai­te­ment SIRENE pour­suit trois fina­li­tés sur le vec­teur mari­time […]5

Exemples tirés du cor­pus d’Antidote.

  1. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000046357368 ↩︎
  2. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000006070719/LEGISCTA000006149820/ ↩︎
  3. https://www.legifrance.gouv.fr/cons/id/CONSTEXT000017665202 ↩︎
  4. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000048519072 ↩︎
  5. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000048551281 ↩︎

“Ç’a été” ou “ça a été” ?

Pra­ti­quez-vous l’élision ç’a été ? Per­son­nel­le­ment, dans mes textes, j’évite le double hia­tus a/a/é et je pro­pose à mes clients d’en faire autant.

André Jouette (1993) écrit : 

C’, Ç’ Éli­sion de ce, pro­nom démons­tra­tif devant une voyelle. La cédille se met devant a, o, u. C’est nou­veau. Ç’a été un grand mal­heur. C’eût été trop beau (condi­tion­nel car on pour­rait dire : Ç’aurait été). Et n’allez pas croire que ç’ait été tou­jours pour dire du bien de vous (Dide­rot). C’en est (sera) fini de cette histoire. 

Ça ne s’élide pas. On écrit : Ça ira. Ça arrive. Ça allait mieux. Ça a un bon côté. 

Dans Ç’a été, on a éli­dé ce et mis la cédille pour le son [s]. 

Hanse et Blam­pain (2012) donnent comme exemples : Ç’allait être les vacances. Ç’avait l’air d’une bonne blague. Ç’allait être mon tour. 

Et Le Dico en ligne du Robert : Ç’a été une belle jour­née. Ç’al­lait être difficile.

On peut lire d’autres exemples dans le Wik­tion­naire.

Mais cette éli­sion est facul­ta­tive et tend à dis­pa­raître. La non-éli­sion se ren­contre chez de grands auteurs (don­nés par La Culture géné­rale) :

— Non, il est pas­sé dans les miennes ; je ne dirai pas que ça a été sans peine, par exemple, car je men­ti­rais. (Dumas, Les Trois Mous­que­taires.)
Non, ça aurait été stu­pide, sa visite était jus­te­ment cette excuse […]. » (Proust, À la recherche du temps per­du.)
Ça en est venu à un tel point que nombre de maga­sins ouvrent des cré­dits à leurs clientes, qui ne payent plus que l’intérêt de leurs achats. » (Jour­nal, Gon­court.)

Pour l’Aca­dé­mie, plu­tôt que ça a été, il est pré­fé­rable d’employer ç’a été

Pour les réfé­rences des auteurs cités, voir La biblio­thèque du cor­rec­teur.

“Jean Gutemberg”, un cas de francisation d’un nom propre

Johannes Gutenberg
Johannes Guten­berg.

La gra­phie Jean Gutem­berg est une fran­ci­sa­tion de Johannes Guten­berg — comme Die­go Vélas­quez est celle de Die­go Veláz­quez. On la trouve encore sur cer­tains sites.

Rap­pe­lons que le vrai nom de l’in­ven­teur, en Europe, de l’im­pri­me­rie à carac­tères mobiles est Johannes Gens­fleisch zur Laden zum Guten­berg, « nom d’emprunt tiré de la mai­son que pos­sé­daient ses parents à Mayence et qui por­tait l’en­seigne Zum guten Berg (“à la bonne mon­tagne”) » (note de Wiki­pé­dia). 

Cette fran­ci­sa­tion suit la règle clas­sique énon­cée dans une note de Wiki­pé­dia :

« L’u­sage fran­çais veut que, devant les lettres m, b et p, à l’ex­cep­tion de quelques mots comme bon­bon, bon­bonne et embon­point, on emploie le m au lieu du n. »

Pour ten­ter de dater le chan­ge­ment de gra­phie en France, il fau­drait feuille­ter de vieux dic­tion­naires de noms propres. Dans mon Robert 2 de 1997, on trouve bien « Johannes Gens­fleisch, dit Gutenberg ».

Le res­pect de la gra­phie ori­gi­nelle des noms étran­gers fait débat sur Wiki­pé­dia1, au Sénat2 et chez les tra­duc­teurs3. Bru­no Dewaele, cham­pion d’or­tho­graphe, appelle à une uni­for­mi­sa­tion de nos dic­tion­naires4.

Dans son Dic­tion­naire d’or­tho­graphe et d’ex­pres­sion écrite, André Jouette (☞ voir mon article) pré­cise :

« Il règne une cer­taine inco­hé­rence dans notre adop­tion de noms propres étran­gers. […] Ne cher­chons pas de règle logique : selon les époques, l’u­sage s’est impo­sé. »

Gutenberg/Gutemberg, c’est un peu le même pro­blème que Beijing/Pékin5, Mumbai/Bombay6 ou Kolkata/Calcutta7.

Une inco­hé­rence qui a ame­né les pou­voirs publics à publier l’ar­rê­té du 4 novembre 1993 rela­tif à la ter­mi­no­lo­gie des noms d’É­tats et de capi­tales (Wiki­pé­dia), dont les pre­miers prin­cipes sont :

  1. La forme recom­man­dée pour la dési­gna­tion des pays et des capi­tales est la forme fran­çaise (exo­nyme) exis­tant du fait de tra­di­tions cultu­relles ou his­to­riques fran­co­phones établies.
  2. En l’ab­sence d’exo­nyme fran­çais attes­té, on emploie­ra la forme locale actuel­le­ment en usage. Pour les pays qui n’u­ti­lisent pas l’al­pha­bet latin, la gra­phie recom­man­dée est celle qui résulte d’une trans­lit­té­ra­tion ou d’une trans­crip­tion en carac­tères latins, conforme à la pho­né­tique française.
  3. Les noms de pays et de villes étant des noms propres, il est recom­man­dé de res­pec­ter la gra­phie locale en usage, trans­lit­té­rée ou non. On ne por­te­ra cepen­dant pas les signes dia­cri­tiques par­ti­cu­liers s’ils n’existent pas dans l’é­cri­ture du français.

☞ Voir aus­si Faut-il repro­duire les dia­cri­tiques étrangers ?

La ten­dance étant au res­pect des cultures étran­gères, Johannes Guten­berg ne devrait plus être fran­ci­sé. Et Miguel Cer­van­tès8, com­bien de temps encore gar­de­ra-il son accent grave en français ?


Le subjonctif imparfait peut surprendre aujourd’hui

« Saviez-vous qu’il exis­tât une édi­tion numé­rique […] de l’Ency­clo­pé­die ? » ai-je spon­ta­né­ment écrit, hier, dans un billet sur Lin­ke­dIn ? 

La for­mu­la­tion a dû en sur­prendre plus d’un, à l’heure où, dans une phrase comme celle-ci, même l’imparfait de l’indicatif (qu’il exis­tait) est détrô­né par le pré­sent (qu’il existe). 

Mais la fré­quen­ta­tion des auteurs du xixe siècle déteint sur moi, et je me suis dit qu’au moment d’é­vo­quer une œuvre majeure du xviiie siècle, il était appro­prié d’employer une langue soutenue. 

Ne fal­lait-il pas là le pas­sé simple (qu’il exis­ta), plu­tôt que l’imparfait du sub­jonc­tif, m’a deman­dé un « cor­rec­teur en devenir » ? 

C’est ce qu’a fait France Culture dans ce tweet : 

« Saviez-vous qu’il exis­ta, à une époque de notre his­toire, une tech­nique funé­raire consis­tant à sépa­rer le corps d’un défunt de haut rang en plu­sieurs parties ? […] »

Jules Cla­re­tie vers 1860. Source : BnF/Gallica.

Mais la radio se réfé­rait à un fait his­to­rique, alors que l’édition numé­rique de l’Ency­clo­pé­die est bien un objet actuel, comme existe tou­jours la Socié­té pour la pro­pa­gande de la boxe anglaise, au moment où Jules Cla­re­tie écrit, dans La Vie à Paris (le 25 mars 1910) : 

« Saviez-vous qu’il exis­tât une Socié­té pour la pro­pa­gande de la boxe anglaise ? Je l’ignorais jusqu’à pré­sent et je l’ai appris, l’autre soir, en allant assis­ter au grand match entre Willie Lewis et Billy Papke dans le vaste cirque de l’avenue de La Motte-Picquet. »

De même, alors qu’on écri­rait aujourd’hui je vou­drais qu’il existe (sub­jonc­tif pré­sent, mode entraî­né par l’expression d’un sou­hait), Bal­zac écrit, lui :

« Je vou­drais qu’il exis­tât un lan­gage autre que celui dont je me sers, pour t’exprimer les renais­santes délices de mon amour […] » — Louis Lam­bert, Pl., t. X, p. 434.

C’est la concor­dance classique. 

Plus sur­pre­nant encore paraît, de nos jours, le sub­jonc­tif hypo­thé­tique en début de phrase. Les Plût à Dieu que…, Dus­sé-je…, Fus­sé-je…, voire, au pré­sent, Je ne sache pas que… 

Ces formes étonnent mes jeunes confrères, mais ils se doivent de les connaître — à défaut de les employer eux-mêmes —, car ils peuvent les ren­con­trer dans la réédi­tion d’un texte ancien ou même sous la plume d’un auteur contem­po­rain. Exemple :

« Der­rière les contre­vents clos, j’at­ten­dais que la pénombre m’en­traî­nât dans une sieste encom­brée de songes. » — Gaël Faye, Il faut ten­ter de vivre, 20158.

Je leur recom­mande donc de se pen­cher sur une gram­maire com­plète, comme la Gram­maire métho­dique du fran­çais (PUF), un peu aride mais, à mon avis, indispensable.

Ces formes lit­té­raires clas­siques, il serait fâcheux qu’ils les cor­ri­geassent (au pas­sé, si l’on est pas­sé près de la catas­trophe, il eût été fâcheux qu’ils les eussent cor­ri­gées9).


“Sur Pierre Hermé” et autres emplois de “sur”

La dif­fu­sion épi­dé­mique de la pré­po­si­tion sur n’est plus une nou­veau­té. Pen­ser à je tra­vaille sur Paris (for­mule à laquelle j’ai consa­cré un article) et à la désor­mais célèbre locu­tion on est sur… (par exemple, sur un foie de veau, voir la chro­nique de Muriel Gil­bert).

Mais voi­ci quelques curieuses exten­sions d’emploi de sur, tirées du pro­cès-ver­bal d’une réunion d’une CSSCT10 : 

Le point de vente était en rup­ture sur un pro­duit d’entretien, c’est pour­quoi ils sont allés sur un autre point de vente pour récu­pé­rer du pro­duit pour effec­tuer leur lavage. Ce pro­duit a été trans­va­sé dans un réci­pient type gobe­let. Le gobe­let a été rame­né sur Pierre Her­mé et a été posé à côté du lava­bo, endroit où un col­la­bo­ra­teur effec­tuait son net­toyage. Vu qu’il s’agissait d’un gobe­let stan­dard sans indi­ca­tion par­ti­cu­lière, la vic­time, en voyant le gobe­let, a pen­sé que c’était du jus de fruit et en a bu une gor­gée11.

On y constate sur un pro­duit d’entretien mis pour d’un pro­duit d’entretien, sur un autre point de vente mis pour dans (ou à) un autre point de vente et, sur­tout, sur Pierre Her­mé mis pour dans (ou à) la bou­tique Pierre Her­mé, ce qui consti­tue un rac­cour­ci par­ti­cu­liè­re­ment audacieux.

L’ef­fet invo­lon­tai­re­ment comique de tels énon­cés semble échap­per aux locuteurs.


On n’aide plus, on accompagne

Accom­pa­gner est un mot à la mode. Les ser­vices admi­nis­tra­tifs comme les cabi­nets-conseils ne vous aident plus dans votre vie per­son­nelle ou pro­fes­sion­nelle, ils vous accom­pagnent. Et cela tord par­fois la langue. On ren­contre des accom­pa­gner à + infinitif.

Copie d'écran d'une vidéo d'une thérapeute caennaise: «Pourquoi je peux t’accompagner à passer d’un statut de salarié à un statut d'indépendant à succès».
Image extraite d’une vidéo d’une thé­ra­peute caen­naise : « Pour­quoi je peux t’accompagner à pas­ser d’un sta­tut de sala­rié à un sta­tut d’in­dé­pen­dant à succès ».

Jusqu’alors, on accom­pa­gnait quelqu’un pour qu’il fasse quelque chose. Et si on l’accom­pa­gnait à, cela était sui­vi d’un nom de lieu (à la gare, à la mai­rie…).

La pré­po­si­tion sur étant aus­si deve­nue à la mode, désor­mais, on vous accom­pagne sur sur le choix de votre acti­vi­té, sur un sta­tut pro­fes­sion­nel, etc.

Accom­pa­gner quelqu’un, c’était l’escorter, lui ser­vir de guide. On l’accompagnait jusqu’à sa voi­ture comme… à sa der­nière demeure. Depuis une ving­taine d’années, on vous accom­pagne dans vos démarches.

 Fré­quence de accom­pagne dans vos dans le cor­pus de Gal­li­ca­gram.

Le verbe s’employait aus­si en soins pal­lia­tifs. Accom­pa­gner un malade, c’était « l’entourer, le sou­te­nir mora­le­ment et phy­si­que­ment à la fin de sa vie » (Robert).

Si nous avons tous tel­le­ment besoin d’être accom­pa­gnés, n’est-ce pas une preuve que le monde est bien malade ?

“Des plus facile” ou “des plus faciles” ?

chapô du "Monde" présentant une difficulté grammaticale
Cha­pô récent d’un article du Monde. Faut-il écrire piquant ou piquants ?

Un récent article du Monde12 me donne l’occasion d’évoquer un cas de gram­maire liti­gieux. Son exis­tence même est peu connue, même des pro­fes­sion­nels de l’écrit, dont les correcteurs. 

« Dans un roman gra­phique des plus piquant […] », écrit le quo­ti­dien. Fal­lait-il écrire piquants ? 

Cette hési­ta­tion est ancienne. Dans la cor­res­pon­dance de Sten­dhal, par exemple, on trouve à la fois L’état sani­taire de cette ville [= Mar­seille] et de Lyon est des plus satis­fai­sant (t. VIII, p. 14) et L’intérêt était des plus minimes (t. IX, p. 269).

Même « avec un sin­gu­lier dis­tinct pho­né­ti­que­ment du plu­riel » (Gre­visse, § 993 g), on trouve aus­si bien Le gros public s’étonne tou­jours qu’un homme, sur un point, puisse être extra­va­gant, et sur tous les autres des plus nor­mal (Mon­ther­lant) que Je le tiens pour un écri­vain des plus moraux (A. France). 

Pour la GMF (voir sigles en bas de page), l’accord au sin­gu­lier est « spo­ra­dique ».

Quelle est la règle ?

Si l’on creuse la ques­tion, on se rend vite compte que la règle est diver­se­ment édic­tée par les gram­mai­riens et lexi­co­graphes. Lançons-nous. 

Chez Jouette, on trouve à plus : Un accueil des plus cor­diaux ou « avec la valeur de très », un accueil des plus cor­dial. Mais com­ment tran­cher ? Et dans l’en­ca­dré Le super­la­tif : « Après des plus […] l’ad­jec­tif se met au plu­riel si le sujet est net­te­ment déter­mi­né. […] Un accueil des plus cor­diaux. […] Si l’on trouve le sin­gu­lier dans ce cas, c’est contre l’A­ca­dé­mie. » Nous voi­là peu éclairés. 

Obser­va­teur de l’usage, Le Petit Robert dis­tingue tou­jours le super­la­tif rela­tif des plus – « par­mi les plus. Il n’est pas des plus malins. « c’é­tait quel­qu’un dont le com­merce était des plus aimables » (Cliff) » – de l’u­sage adver­bial : « Extrê­me­ment (adj. sou­vent au sing.). La situa­tion est des plus embar­ras­sante. »

Le Grand Robert, lui, ne traite le second cas qu’en remarque : Chez « cer­tains auteurs », quand l’expression des plus est prise « au sens de “au plus haut point”, l’ad­jec­tif rest[e] alors au sin­gu­lier s’il y a lieu. […] Ce spec­tacle est des plus immo­ral […]. » Une seconde remarque signale un cas par­ti­cu­lier : « Si l’ad­jec­tif se rap­porte à un pro­nom neutre, il reste géné­ra­le­ment au sin­gu­lier. »

Cette der­nière règle est plus affir­mée chez Hanse et Blam­pain (à adjec­tifs qua­li­fi­ca­tifs, 2.6) : « Il [l’adjectif] se met tou­jours au sin­gu­lier […] s’il se rap­porte à un pro­nom neutre : Il lui était des plus dif­fi­cile de s’abstenir. Cela est des plus natu­rel. » « C’est l’usage géné­ral et logique », com­mentent-ils. C’est aus­si « tout à fait logique pour Le Gre­visse de l’étudiant (De Boeck, 2018, p. 238). Ex. don­né : Ce n’est pas des plus facile.

Pas­sons à Giro­det, arbitre des élé­gances. « Que le nom soit au sin­gu­lier ou au plu­riel, l’adjectif se met nor­ma­le­ment au plu­riel et s’accorde en genre avec le nom : Ce pro­cé­dé est des plus légaux. Ces pro­cé­dés sont des plus légaux. Cette femme est des plus belles. Ces femmes sont des plus belles. Voi­là une mai­son des plus élé­gantes. — En revanche, inva­ria­bi­li­té quand l’adjectif se rap­porte à un pro­nom neutre ou à un verbe : Cela n’est pas des plus facile. Il lui est des plus natu­rel de se conduire en galant homme. Connaître le secret du code n’était pas des plus compliqué. »

Même règle pour Péchoin et Dau­phin (Larousse) : « S’il se rap­porte à un verbe ou à un sujet neutre, l’adjectif reste inva­riable : Il n’est pas des plus facile d’arrêter de fumer. « Natu­rel­le­ment inva­riable », disait déjà Tho­mas (Larousse, 1956). 

Cette règle n’est entrée dans le Dic­tion­naire de l’Académie qu’à la der­nière édi­tion : « L’adjectif se met au sin­gu­lier lorsque le sujet est un pro­nom neutre ou un infi­ni­tif. Cela est des plus vrai­sem­blable. Se conduire ain­si me semble des plus cavalier. »

Tout cela est bien compliqué ! 

Qu’est-ce qui explique cette exception ? 

« Quand des plus se rap­porte à un pro­nom neutre ou à un infi­ni­tif, il ne peut s’analyser comme équi­valent de par­mi les plus (et impli­quer l’ellipse d’un nom expri­mé aupa­ra­vant) » (Gre­visse).
Lire est des plus agréable. 

« Dans ce cas, le plu­riel est un peu sur­pre­nant, mais il se trouve pour­tant. » 
Trou­ver un coin pai­sible n’y est pas des plus faciles (Eche­noz, Je m’en vais, p. 11).

Mais reve­nons au choix du Monde qui a moti­vé ce billet… Point de pro­nom neutre ni d’infinitif, dans leur phrase, mais un groupe nomi­nal, un roman gra­phique

Péchoin et Dau­phin (Larousse) contestent ce choix : « REM. Cer­tains gram­mai­riens, voyant en des plus un super­la­tif, sans idée de plu­riel, ont pré­co­ni­sé une per­sonne des plus brillante, sans s (= une per­sonne brillante au plus haut point). Cette règle peu logique n’est plus sui­vie aujourd’hui. »

Tho­mas (Larousse, 1956), dont ils se sont ins­pi­rés, le reje­tait déjà :

« L’adjectif qui suit des plus (des moins, des mieux) se met en géné­ral au plu­riel, l’usage ayant écar­té les sub­ti­li­tés oppo­sées par les lin­guistes, qui n’admettaient que le sin­gu­lier. […]
Cer­tains ont esti­mé que des plus ame­nait un super­la­tif, et que par consé­quent il n’y avait pas de plu­riel dans l’idée : un homme des plus loyal était un homme loyal au plus haut point, le plus loyal pos­sible, extrê­me­ment loyal, etc. “Mais ce n’est pas la règle la plus sui­vie ni la plus logique” (Larousse du XXe s. [1928-1933]). »

Alors, on fait quoi ? 

La locu­tion des plus fait par­tie des « formes […] deve­nues inana­ly­sables » (GGF). Elle est deve­nue « une locu­tion adver­biale inten­sive » (GMF). « […] ori­gi­nai­re­ment super­la­tif rela­tif […] [elle] sert sim­ple­ment à expri­mer un haut degré […] (Gre­visse). 

Ce qui devrait être « nor­ma­le­ment au plu­riel » pour Giro­det se trouve donc au sin­gu­lier dans Le Monde. « Peu logique » et contraire à l’usage pour les auteurs de Larousse, aus­si bien dans les années 1930 qu’aujourd’hui, ce choix est tou­jours sui­vi par certains. 

Il me semble lire là plu­tôt une évo­lu­tion de l’analyse gram­ma­ti­cale qu’une résis­tance de puristes.

On le constate à l’Académie. En 1935 (8e éd. de son dic­tion­naire), des plus n’était encore, pour elle, qu’un super­la­tif rela­tif : « Par­mi les plus. Il est des plus dif­fi­ciles. Ce tra­vail est des plus déli­cats. » Aujourd’hui, elle inter­prète de plus uni­que­ment comme « très, énor­mé­ment », et laisse le choix de l’accord : « Ce per­son­nage est des plus far­fe­lus. Cette affaire est des plus banales ou des plus banale. »

Quel que soit votre choix, j’espère que vous aurez trou­vé dans cet article les argu­ments pour le justifier. 


GMF : Gram­maire métho­dique du fran­çais, PUF, 7e éd., 2018, p. 621 — GGF = Grande gram­maire du fran­çais, ver­sion numé­rique, ch. VIII, 7.1.3.

Pour les réfé­rences qui ne sont pas don­nées ici, voir La biblio­thèque du cor­rec­teur.

Pour en finir avec l’interdiction de “par contre”

Savez-vous qu’il existe en France des gens tel­le­ment sou­cieux de « pro­té­ger la pure­té de la langue fran­çaise » qu’ils estiment l’Académie dan­ge­reu­se­ment laxiste ? 

Récem­ment, sur Quo­ra, quelqu’un pré­ten­dait nous inter­dire d’employer par contre, par consé­quent et par extra­or­di­naire, selon lui « gram­ma­ti­ca­le­ment incorrects ». 

Je l’ai alors ren­voyé à l’avis de l’Académie, laquelle écrit : 

Loc. adv. Par consé­quent, par une suite logique. Vous l’avez pro­mis et, par consé­quent, vous y êtes obli­gé13.

Loc. adv. Par extra­or­di­naire, par excep­tion ou par une cir­cons­tance tout à fait inha­bi­tuelle, par hasard, par chance. Par extra­or­di­naire, j’étais sor­ti ce soir-là. C’est un men­teur fief­fé, mais, cette fois, par extra­or­di­naire, il a dit la véri­té14.

Par contre, en revanche, d’un autre côté, en contre­par­tie, en com­pen­sa­tion, à l’inverse.

Remarque : Condam­née par Lit­tré d’après une remarque de Vol­taire, la locu­tion adver­biale Par contre a été uti­li­sée par d’excellents auteurs fran­çais, de Sten­dhal à Mon­ther­lant, en pas­sant par Ana­tole France, Hen­ri de Régnier, André Gide, Mar­cel Proust, Jean Girau­doux, Georges Duha­mel, Georges Ber­na­nos, Paul Morand, Antoine de Saint-Exu­pé­ry, etc. Elle ne peut donc être consi­dé­rée comme fau­tive, mais l’usage s’est éta­bli de la décon­seiller, chaque fois que l’emploi d’un autre adverbe est pos­sible15.

Pour ma part, j’écris par contre si je veux. Dans mes tra­vaux de cor­rec­teur, je ne le rem­place par en revanche que si l’éditeur l’exige. Le client est roi. 

Mais je ne peux m’empêcher de gar­der en tête l’excellent exemple d’André Gide : « Trou­ve­riez-vous décent qu’une femme vous dise : Oui, mon frère et mon mari sont reve­nus saufs de la guerre ; en revanche j’y ai per­du mes deux fils ?16 »

« En effet, par contre marque une simple oppo­si­tion entre deux énon­cés, alors que en revanche et en com­pen­sa­tion, en plus de mar­quer l’opposition, intro­duisent nor­ma­le­ment un énon­cé pré­sen­tant un avan­tage. On peut donc dif­fi­ci­le­ment uti­li­ser ces locu­tions devant une pro­po­si­tion expri­mant un désa­van­tage ou un incon­vé­nient. Dans ce contexte, il est inutile de cher­cher à évi­ter la locu­tion par contre », détaille la Vitrine lin­guis­tique.

De même, je ne cor­rige plus le second accent d’évè­ne­ment, depuis que l’A­ca­dé­mie a enfin rec­ti­fié (soit dans la der­nière édi­tion de son dic­tion­naire17) une erreur qui a duré trois siècles18.