“Moquer quelqu’un”, retour de l’emploi transitif

Extrait de l’en­tre­tien « Tho­mas Clerc : “Avec ce livre, je fais de la socio­lo­gie tor­due” », Media­part, 7 sep­tembre 2024.

Le retour en grâce de l’emploi tran­si­tif du verbe moquer me sur­pre­nait depuis quelque temps et j’a­vais ten­dance à y voir une influence de l’an­glais1. J’ai enfin pris le temps de l’étudier.

Le Grand Robert fait le même constat :

REM. Cet emploi tran­si­tif n’est pas signa­lé par l’A­ca­dé­mie (8e éd., 1935). Lit­tré notait, au siècle der­nier : « On ne dit pas moquer qqn ; mais on dit être moqué par qqn. L’an­cienne langue employait régu­liè­re­ment l’ac­tif ». De nos jours, on constate, dans la langue lit­té­raire du moins, un retour à l’an­cien usage.

Dans sa 9e édi­tion, le Dic­tion­naire de l’Académie lui redonne toute sa place :

I. Verbe tran­si­tif.
Railler, tour­ner en déri­sion, en ridi­cule, rire de. Moquer un cama­rade. Moquer une ins­ti­tu­tion, une tra­di­tion. Il a été cruel­le­ment moqué. Si vous en usez comme cela, vous vous ferez moquer de vous ou, sim­ple­ment, vous vous ferez moquer.

Choix que valide le Gre­visse (§ 779, c, 1°) :

Moquer « se moquer de », igno­ré par le dict. de l’A­cad. de 1694 à 1935, y a trou­vé légi­ti­me­ment sa place en 2003, car, après une longue éclipse (depuis le début du xviie s.), il est ren­tré en faveur dans la langue écrite : Cette iro­nie de son fils l’ap­pe­lant : Maître, cher maître… pour moquer ce titre (A. Dau­det, Immor­tel, I). — Elle les insul­tait, les moquait comme des démons désar­més (Bar­rès, Col­line insp., VII). — L’ac­tion moque la pen­sée (Gide, Inci­dences, p. 51). — Cette obs­cu­ri­té de sur­face intrigue ; on le moque (Coc­teau, Rap­pel à l’ordre, p. 268). — Il a défié, nar­gué, moqué les polices qui le pour­chas­saient (Raym. Aron, dans l’Ex­press, 18 févr. 1983).
Être moqué avait échap­pé à la désué­tude (§ 772, c, 3°) et a sans doute favo­ri­sé la résurgence. […]

Pour le Larousse comme pour le Wik­tion­naire, il s’a­git aus­si d’un usage littéraire.


  1. Je n’é­tais pas le seul. Voir le forum Fran­çais notre belle langue, 30 mars 2020. ↩︎

“Il en est certains qui…”, une forme classique

La construc­tion il en est certain(e)s qui semble, de nos jours, poser pro­blème à cer­tains cor­rec­teurs. Même Anti­dote bloque dessus.

C’est pour­tant une forme sou­te­nue, lit­té­raire, élégante.

Voi­ci ce qu’en dit l’Aca­dé­mie :

« Ser­vant au départ de com­plé­ment par­ti­tif, en est deve­nu un pro­nom d’appui pour les adjec­tifs numé­raux, les adverbes de quan­ti­té, les mots indé­fi­nis, les mots à sens néga­tif, les expres­sions dési­gnant une caté­go­rie pour­vue de telle ou telle qua­li­té. J’en veux un, cent. J’en connais beau­coup, peu. Il en est cer­tains qui… »

Quelques exemples :

« Il en est cer­taines [= des expres­sions], pas habi­tuelles, que tel sujet […], telle cir­cons­tance […] font affluer […] à la mémoire du cau­seur » (PROUST, Rech., t. III, p. 244).

« Tous les sen­ti­ments sont dans l’homme, mais il en est cer­tains pour­tant que l’on appelle exclu­si­ve­ment natu­rels, au lieu de les appe­ler sim­ple­ment plus fré­quents » (GIDE, Le Roi Can­daule, Pré­face, 2e éd.)

« Un essai, par défi­ni­tion, répond à des ques­tions d’actualité. Il en est cer­tains qui res­tent à jamais d’actualité » (En atten­dant Nadeau).

En l’absence d’antécédent, en désigne des personnes :

« […] dans le même temps, à gauche, il en est cer­tains qui espèrent écrire main­te­nant une nou­velle page… » (France Inter).

En peut être rem­pla­cé par un nom :

« Il est cer­tains esprits dont les sombres pen­sées
Sont d’un nuage épais tou­jours embar­ras­sées » (Boi­leau, L’Art poé­tique, chant 1).

« De même que les yeux habi­tués à ne voir que les cou­leurs douces sont bles­sés par le grand jour, de même il est cer­tains esprits aux­quels déplaisent les vio­lents contrastes » (BALZAC, Le Lys dans la val­lée, Pl., t. VIII, p. 942).

« En lit­té­ra­ture, en gas­tro­no­mie, il est cer­tains fruits qu’on mange à pleine bouche dont on a le gosier plein, et si suc­cu­lents que le jus vous entre jus­qu’au cœur » (FLAUBERT, Cor­res­pon­dance, 35, 11 oct. 1839).

« S’il est si dif­fi­cile d’ou­blier une femme auprès de laquelle on a trou­vé le bon­heur, c’est qu’il est cer­tains moments que l’i­ma­gi­na­tion ne peut se las­ser de repré­sen­ter et d’embellir » (STENDHAL, De l’a­mour, XXXIX bis).

« Il sait qu’il est cer­taines âmes qu’il n’emportera pas de vive lutte et qu’il importe de per­sua­der » (GIDE, Feuillets, in Jour­nal 1889-1939, Pl., p. 608).

Dans le même registre, voir l’article sur D’au­cuns dans la Vitrine lin­guis­tique.

Faut-il écrire “films culte” ou “films cultes” ?

Le site La Langue fran­çaise revient sur un cas inté­res­sant où l’usage s’oppose à la logique : celui du mot culte appo­sé à un autre nom — films culte(s), par exemple.

Selon l’Aca­dé­mie, on ne peut accor­der culte en nombre parce qu’« il est évident que les films ne sont pas des cultes, mais qu’ils font l’objet d’un culte ».

« Tou­te­fois, écrit La Langue fran­çaise, on note aujourd’hui que les prin­ci­paux dic­tion­naires acceptent les deux ver­sions avec ou sans accord : “des répliques culte” ou “des répliques cultes”, consi­dé­rant le mot “culte” comme un adjec­tif qua­li­fi­ca­tif (qui s’accorde en genre [sic] et en nombre). »

On pré­ci­se­ra cepen­dant que le Wik­tion­naire, sou­vent cité par La Langue fran­çaise, suit l’a­vis de l’A­ca­dé­mie : « sin­gu­lier et plu­riel iden­tiques ».

« Si on ana­lyse la fré­quence d’usage de l’accord ou non du mot “culte”, on remarque que l’accord au plu­riel (“films cultes”) pré­do­mine, à l’encontre des pré­co­ni­sa­tions de l’Académie », ajoute l’ar­ticle de La Langue fran­çaise, gra­phique à l’ap­pui.

C’est si vrai que culte est même employé comme adjec­tif attri­but : Cer­taines répliques de ce film sont deve­nues cultes, voire C’est culte. Usage que l’Aca­dé­mie qua­li­fie de « bar­ba­risme ».

Quand Hachette écrit « scènes cultes » et les Édi­tions Le Robert, « répliques cultes » (voir pho­tos), il est dif­fi­cile d’imposer l’invariabilité. Je note, d’ailleurs, qu’Antidote vient de me sug­gé­rer d’accorder culte avec répliques.

Pourquoi ? Parce que ! (et non “car”)

Un pas­sage d’un article de Libé­ra­tion, daté d’hier, me donne l’oc­ca­sion d’un point de grammaire.

Alors pour­quoi main­te­nant ? Pour­quoi ici ? Est-ce car le Nou­veau Front popu­laire y orga­ni­sait un apé­ro quelques heures plus tôt ? Est-ce car les artistes du soir ont réuni un public jeune et mar­qué à gauche ? »

Il s’agit là d’une construc­tion abu­sive (Gre­visse et Goosse, § 1090), mais de plus en plus fréquente.

La Vitrine lin­guis­tique explique : 

La plu­part du temps, car et parce que ne sont pas inter­chan­geables. En effet, car a géné­ra­le­ment une valeur plus sub­jec­tive que parce que : elle per­met d’énoncer une jus­ti­fi­ca­tion plu­tôt qu’une cause logique ou réelle.

Suzy est cer­tai­ne­ment bien rému­né­rée, car elle vient de s’acheter une mai­son et une voi­ture neuve. […]

Pierre a sur­vé­cu à l’incendie parce qu’il est sor­ti à temps de l’édifice. […]

Dans le pre­mier exemple, il ne peut s’agir que d’une jus­ti­fi­ca­tion, d’où l’emploi de car ; en effet, le fait de s’acheter une mai­son et une voi­ture neuve n’est pas la cause d’une bonne rému­né­ra­tion, mais bien sa consé­quence. Dans le deuxième exemple, parce que intro­duit bien la cause réelle.

Autre exemple, don­né par Hanse et Blam­pain (car) :

On dis­tingue : Le chat miaule parce qu’il a faim (cause) et Le chat a faim, car il miaule (on dit pour­quoi on est auto­ri­sé à décla­rer que le chat a faim ; on donne la preuve de ce qui est énon­cé, on n’exprime évi­dem­ment pas la cause : Le chat a faim).

Sur cette ques­tion, on peut lire aus­si le long article du blog Par­ler fran­çais.

NB — L’hé­si­ta­tion entre car et parce que n’est par nou­velle : Robert Le Bidois trai­tait déjà de cette ques­tion dans Le Monde en 1966.

Tou­jours dans la Vitrine lin­guis­tique, voir aus­si la dif­fé­rence entre parce que et puisque.

Les réfé­rences des ouvrages de Gre­visse et Goosse et de Hanse et Blam­pain sont don­nées dans La biblio­thèque du cor­rec­teur.

L’amour en majuscule, l’histoire en majuscule…

L’amour en majus­cule (Amour), au sin­gu­lier, ne doit pas être confon­du avec l’amour en majus­cules (AMOUR), au pluriel. 

On met la pre­mière lettre du mot amour en majus­cule, c’est-à-dire en carac­tère majus­cule (en typo­gra­phie) ou en écri­ture majus­cule (quand on écrit à la main). En lan­gage cou­rant, on le dit aus­si d’un mot entier, au sin­gu­lier ou au plu­riel, comme on dit en ita­lique1, même s’il fau­drait dire en (lettres) capi­tales2. (Le terme écri­ture capi­tale existe aus­si, mais est employé plus rare­ment3.) 

L’amour en majus­cule (par­fois écrit l’A­mour en majus­cule) est une expres­sion que l’on ren­contre occa­sion­nel­le­ment. Même Syl­vie Var­tan l’a chanté : 

Pour moi tu es l’a­mour au mas­cu­lin sin­gu­lier 
L’a­mour en majus­cule, au futur, au pas­sé4 

C’est l’é­qui­valent de l’a­mour avec un grand A

Une thèse consa­crée au roman­cier Paul Féval parle du « sceau de l’a­mour en majus­cule qui carac­té­rise ses romans5 ». Un article sur l’a­mour de Dante pour Béa­trice affirme : « Il s’agit de l’Amour en majus­cule, celui qui pousse à la vie6. » Une cri­tique de film relate que « Lub­na Aza­bal […] joue une femme “forte”, un roc qui s’effrite à cause de sa mala­die, mais qui résiste, por­té par un amour en majus­cule7. » 

“L’histoire avec sa grande hache”

On parle aus­si, plus fré­quem­ment, de l’h/Histoire en majus­cule (« l’his­toire avec sa grande hache », comme l’a écrit Georges Per­ec8).

Il n’y a pas que l’His­toire en majus­cule qui se répète, cela arrive aus­si dans l’his­toire des familles. Dans les deux cas, la répé­ti­tion se pimente de nuances, de menues modi­fi­ca­tions, ain­si tem­père-t-elle l’ef­fet de rabâ­chage. ― Syl­vie Ger­main9.

NB — Majus­cule est aus­si employé au figu­ré comme adjec­tif, au sens de « grand, impor­tant, consi­dé­rable, majeur » : Une colère majus­cule10. Un enjeu majus­cule11.


  1. « Nature et fonc­tion de l’i­ta­lique », Vitrine lin­guis­tique (OQLF). S.d. Consul­té le 5 juin 2024. ↩︎
  2. Voir l’ar­ticle « La dif­fé­rence entre capi­tales et majus­cules » de ma consœur Sophie Viguier. S.d. Consul­té le 5 juin 2024. ↩︎
  3. Voir « Écri­ture capi­tale », blog Les Essen­tiels de la BnF. ↩︎
  4. Chan­son « Mas­cu­lin sin­gu­lier », album Ta sor­cière bien-aimée, 1976. ↩︎
  5. Carole Ntsame Mve, L’art du feuille­ton dans les Habits Noirs de Paul Féval. Lit­té­ra­tures. Uni­ver­si­té Charles de Gaulle - Lille III, 2012. Fran­çais. NNT : 2012LIL30057. tel-01124081. ↩︎
  6. María Lucía Homen, « Dante et l’é­cri­ture de Béa­trice : Jouis­sance et lan­gage dans La Divine Comé­die », Ache­ron­ta, n° 10, décembre 1999 [en ligne]. Consul­té le 5 juin 2024. ↩︎
  7. « Le bleu du caf­tan », blog Coque­ci­grues et ima-nu-ages, 31 mars 2023. Consul­té le 5 juin 2024. ↩︎
  8. Dans W ou le sou­ve­nir d’en­fance, 1975. ↩︎
  9. Dans Magnus, frag­ment 15, 2005. ↩︎
  10. Voir le TLF. ↩︎
  11. Voir le Larousse. ↩︎

“Participer à” et “participer de”, quelle différence ?

Si vous êtes sen­sible à la gram­maire — je sup­pose que la plu­part de mes lec­teurs le sont —, sans doute avez-vous remar­qué, dans les jour­naux, à la radio ou à la télé­vi­sion, que cer­tains locu­teurs ou auteurs emploient sys­té­ma­ti­que­ment par­ti­ci­per de.

Ils semblent voir cette asso­cia­tion verbe + pré­po­si­tion comme l’é­qui­valent for­mel de par­ti­ci­per à. Or, c’est inexact : si par­ti­ci­per de relève bien de la langue soi­gnée ou lit­té­raire, les deux formes n’ont pas le même sens. L’Aca­dé­mie est formelle :

Le sens du verbe varie­ra […] selon qu’il sera sui­vi de la pré­po­si­tion à ou de la pré­po­si­tion de. Par­ti­ci­per à signi­fie « prendre part à une acti­vi­té don­née », alors que par­ti­ci­per de signi­fie « avoir une simi­li­tude de nature avec, rele­ver de ». On se gar­de­ra bien de confondre ces dif­fé­rents sens.

Voir aus­si l’article de la Vitrine lin­guis­tique.

Gens de théâtre et vraies gens

Pho­to 1, écran vu, hier soir à Metz, dans le spec­tacle Authen­tique de David Cas­tel­lo-Lopes (que je n’ai pas aimé, mais c’est un autre sujet). Dom­mage. Il y a pour­tant des humo­ristes qui connaissent la règle (ou qui ont un bon cor­rec­teur), comme Guillaume Meu­rice (pho­to 2).

La règle est la sui­vante (Dic­tion­naire de l’A­ca­dé­mie fran­çaise, s.v. gens) :

« […] lorsque gens est immé­dia­te­ment pré­cé­dé d’un adjec­tif pos­sé­dant une forme fémi­nine dis­tincte de celle du mas­cu­lin, cet adjec­tif s’accorde au fémi­nin ; cepen­dant, cet accord n’est pas éten­du aux autres élé­ments de la phrase, sauf pour les adjec­tifs tout et quel. Ins­truits par l’expérience, les vieilles gens sont soup­çon­neux. Toutes les vieilles gens ; tous les habiles gens. Quelles sottes gens ! »

DONC : De vraies gens.

MAIS :

« La règle ne s’applique pas lorsque gens est sui­vi d’un com­plé­ment intro­duit par de et dési­gnant une qua­li­té, une pro­fes­sion, un état ; dans ce cas, l’accord se fait tou­jours au mas­cu­lin. Les vrais gens de cœur. De nom­breux gens de lettres. »

Ain­si, on peut com­po­ser cette phrase mné­mo­tech­nique : Toutes les vraies gens ne sont pas bons. Seuls les vrais gens de cœur le sont tous.

J’ad­mets que c’est une dis­tinc­tion sub­tile (et appe­lée à disparaître).

“Opposer son veto”, un pléonasme ?

Dans un récent billet de Bru­no Dewaele, je viens de lire : 

[…] je ver­rais d’un bon œil que, tout au long de l’an­née à venir, on prît la bonne réso­lu­tion de ne plus « oppo­ser » son veto pour se conten­ter de le mettre (en latin, veto signi­fiait déjà « je m’op­pose ») […]1 

Mini-panique à bord, vu que je laisse tou­jours pas­ser cette expression. 

Heu­reu­se­ment, dans un article où elle cor­rige appo­ser un veto, l’Aca­dé­mie m’a rassuré :

« Comme le nom veto désigne un droit recon­nu par cer­taines consti­tu­tions au chef de l’État de s’opposer à la pro­mul­ga­tion d’une loi votée par l’Assemblée légis­la­tive et, par exten­sion et par affai­blis­se­ment, une oppo­si­tion, un refus ou une inter­dic­tion, c’est oppo­ser un veto qu’il faut dire (comme on dit oppo­ser un refus, oppo­ser une fin de non-rece­voir), et non appo­ser un veto. »

Sur la ques­tion, le site Par­ler fran­çais est on ne peut plus clair : 

Un pléo­nasme, vrai­ment ? Lit­tré, que l’on ne peut soup­çon­ner d’a­voir per­du son latin, n’y trouve pour­tant rien à redire […]. Pas plus que Hanse […], le TLFi […], le Petit Robert […] ou le Dic­tion­naire his­to­rique de la langue fran­çaise […]. Giro­det lui-même, qui n’a pas la répu­ta­tion d’être laxiste, trouve cette condam­na­tion exces­sive […]. Il faut dire que le tour, attes­té depuis la Révo­lu­tion, per­dure sous plus d’une plume respectable […].

C’est pas sym­pa de me faire une frayeur un ven­dre­di soir !


  1. Il avait déjà cri­ti­qué cette construc­tion il y a vingt ans. ↩︎

“Puis” en début de phrase peut-il être suivi d’une virgule ?

Puis a un sta­tut par­ti­cu­lier. C’est un adverbe de temps1 (équi­va­lant à ensuite), mais « il s’emploie tou­jours, en fran­çais com­mun, dans le contexte d’une coor­di­na­tion, et il se place entre les élé­ments coor­don­nés, ce qui fait qu’on le range sou­vent par­mi les conjonc­tions de coor­di­na­tion » (Gre­visse, 1005, g2). 

En début de phrase, il est rare­ment sui­vi d’une vir­gule, mais ce n’est pas inter­dit. En tant que « char­nière tem­po­relle », sur le modèle d’ensuite, il y a droit3

« […] puis peut por­ter un accent tonique, être sui­vi d’une pause dans l’o­ral et d’une vir­gule dans l’é­crit […] » (Gre­visse, loc. cit.).

On en trouve des exemples dans la lit­té­ra­ture. En voi­ci trois, tirés du Grand Robert :

Puis, il repar­tit, avec une furie nou­velle, jetant un chiffre de la main à chaque enché­ris­seur, sur­pre­nant les moindres signes, les doigts levés, les haus­se­ments de sour­cils, les avan­ce­ments de lèvres, les cli­gne­ments d’yeux […] 
— ZOLA, Le Ventre de Paris, t. I, p. 154-155.

[…] Mora­va­gine se signa lon­gue­ment devant les icônes. Puis, il s’empara d’une assiet­tée de zakous­kis et but une grande tasse d’al­cool, retour­na devant les icônes, com­man­da un borchtch4, vint s’as­seoir à ma table, allu­ma sa courte pipe en jurant, croi­sa ses jambes et enta­ma un long mono­logue à haute voix. 
— B. CENDRARS, Mora­va­gine, in Œuvres com­plètes, t. IV, p. 165.

Quand il connut la nou­velle, le capi­taine Ray­mond Dronne, du régi­ment de marche du Tchad, don­na cal­me­ment ses ordres de départ à ses hommes. Puis, il décro­cha le rétro­vi­seur de son com­mand-car et l’at­ta­cha à une branche de pom­mier. Et il entre­prit de tailler sa flo­ris­sante barbe rousse. 
— D. LAPIERRE et L. COLLINS, Paris brûle-t-il ?, p. 250.

En com­plé­ment, ajou­tons que, au sens tem­po­rel, « puis est employé dans la meilleure langue avec et » (Gre­visse, loc. cit.) :

Le loup le quitte alors et puis il nous regarde (Vigny, Dest., Mort du loup). […] 

C’est encore plus joli quand elles retombent. Et puis aus­si­tôt elles se fondent (A. Bre­ton, Nad­ja, p. 99)5.

Au sens de « d’ailleurs, au reste, en outre », et puis est sou­vent sui­vi d’une vir­gule : 

— Pour­quoi aurait-elle fait l’a­mour si vite, quelques minutes après vous avoir ren­con­tré ?
— Je vous l’ai dit, à nos âges, ça se fait. Et puis, elle avait bu et fumé, ça dés­in­hibe, c’est cer­tain.
— Karine TUIL, Les Choses humaines, p. 2646.

Cet article m’a été ins­pi­ré par une consœur qui trou­vait cette vir­gule « très bizarre », alors qu’une autre, à la lec­ture de l’article, a com­men­té : « Puis sans vir­gule me semble… tout nu ! » Une nou­velle preuve que, selon nos lec­tures, nous avons une image dif­fé­rente de la langue française. 


  1. Plus rare­ment adverbe de lieu : Der­rière lui était assis un tel, puis un tel. — Wik­tion­naire. ↩︎
  2. Le Bon Usage, De Boeck-Ducu­lot, 14e éd., 2008. ↩︎
  3. Voir La vir­gule et les char­nières, Vitrine lin­guis­tique. Der­nière mise à jour en 2014. Consul­té le 10 jan­vier 2024. ↩︎
  4. Variante gra­phique de bortsch. ↩︎
  5. Exemples don­nés par Gre­visse. ↩︎
  6. Exemple tiré du Grand Robert. ↩︎

“Prévoir” suivi de l’indicatif présent, en droit

Êtes-vous fami­lier de cette construc­tion ? Elle est très fré­quente en droit. Pour­tant, les dic­tion­naires usuels ne la réfé­rencent pas.

Seul Anti­dote explique que, « en par­lant d’une loi, d’un règle­ment, d’un contrat », ce verbe signi­fie : « Conte­nir des dis­po­si­tions, des clauses appli­cables. » C’est donc l’équivalent de dis­po­ser.

Les gram­maires sont tout aus­si muettes sur la ques­tion, sauf Hanse et Blam­pain (Dic­tion­naire des dif­fi­cul­tés du fran­çais, 2012), qui écrivent à pro­pos de cette accep­tion don­née à pré­voir :

On va sans doute trop loin lors­qu’on dit : La loi a pré­vu telle sanc­tion au lieu de : a pres­crit telle sanc­tion, mais on dira qu’elle a pré­vu telle sorte de crime.

Trop tard ! Les textes de loi en sont far­cis, et nous sommes obli­gés de les citer tels quels.

Quelques exemples tirés du site Légi­france :

La pro­cé­dure pré­voit que l’auteur du signa­le­ment est infor­mé par écrit de la récep­tion de son signa­le­ment dans un délai de sept jours ouvrés à comp­ter de cette récep­tion1.

[…] la loi ou le règle­ment pré­voit que cette peine ne peut pas être limi­tée à la conduite en dehors de l’activité pro­fes­sion­nelle2.

[…] ledit article 13 pré­voit que loca­taires et occu­pants doivent, le cas échéant, être relo­gés dans un des locaux situés dans les immeubles ayant fait l’objet de tra­vaux […]3

L’article 3 pré­voit que les assu­reurs n’ont plus à cou­vrir obli­ga­toi­re­ment les dom­mages occa­sion­nés à l’étranger par les engins de dépla­ce­ment per­son­nels moto­ri­sés (EDPM) et assi­mi­lés, comme les trot­ti­nettes élec­triques[…]4.

Le pro­jet d’arrêté pré­voit que le trai­te­ment SIRENE pour­suit trois fina­li­tés sur le vec­teur mari­time […]5

Exemples tirés du cor­pus d’Antidote.

  1. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000046357368 ↩︎
  2. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000006070719/LEGISCTA000006149820/ ↩︎
  3. https://www.legifrance.gouv.fr/cons/id/CONSTEXT000017665202 ↩︎
  4. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000048519072 ↩︎
  5. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000048551281 ↩︎