Une subtilité typographique : la ponctuation suspendue

Selon cer­tains experts de la typo­gra­phie, comme Fer­nand Bau­din, les lignes d’un texte jus­ti­fié1 se ter­mi­nant par un signe de ponc­tua­tion simple ou une divi­sion (un trait d’union, en lan­gage cou­rant) paraissent légè­re­ment en retrait. D’autres parlent d’« impres­sion de trou2 ». 

Les signes de ponctuation simples et divisions en fin de ligne créent des trous (zones en rose) dans l'alignement d'un texte justifié. Exemple tiré d'un hors-série de "Lire/Magazine littéraire" de 2022.
Les signes de ponc­tua­tion simples et divi­sions en fin de ligne créent des trous (zones en rose) dans l’a­li­gne­ment d’un texte jus­ti­fié. Exemple tiré d’un hors-série de Lire/Magazine lit­té­raire de 2022.

Ce « pro­blème », auquel je n’é­tais pas sen­sible jus­qu’i­ci — comme beau­coup, j’i­ma­gine —, peut aujourd’­hui être réso­lu « tech­ni­que­ment, éco­no­mi­que­ment et esthé­ti­que­ment3 », si l’on uti­lise le logi­ciel de mise en page Adobe InDe­si­gn4. Celui-ci pro­pose, en effet, une option appe­lée « ali­gne­ment optique des marges », dont voi­ci l’explication : 

L’alignement des bor­dures gauche et droite des colonnes conte­nant des signes de ponc­tua­tion et des lettres telles que « W » peut sem­bler alté­ré. L’alignement optique des marges per­met de contrô­ler si les signes de ponc­tua­tion […] et le bord de cer­taines lettres (telles que W ou A) sont en retrait à l’extérieur des marges, de façon à ce que le texte semble ali­gné5.

Elle est accom­pa­gnée de cette illustration :

Illustration extraite du manuel d'InDesign. Avant (à gauche) et après (à droite) application de l’option Alignement optique des marges.
Avant (à gauche) et après (à droite) appli­ca­tion de l’option Ali­gne­ment optique des marges. Manuel en ligne du logi­ciel InDesign.

Cette « tech­nique typo­gra­phique sophis­ti­quée », le site MyFonts l’appelle « ponc­tua­tion sus­pen­due », ou « accro­chée », ou encore « hon­groise » (sans expli­quer ce der­nier terme). Il pré­cise que « les signes de ponc­tua­tion géné­ra­le­ment sus­pen­dus sont les points, les vir­gules, les traits d’u­nion, les tirets, les guille­mets et les asté­risques », c’est-à-dire des « glyphes sans grande masse verticale ».

On active cette option dans InDe­si­gn par le che­min sui­vant : menu Texte > Article > Ali­gne­ment optique des marges.

Deux exemples français récents

Bien qu’elle soit facile d’ac­cès, cette tech­nique est rare­ment mise en œuvre. J’en ai trou­vé un exemple dans un livre édi­té récem­ment par l’Imprimerie natio­nale (Impres­sions, 2021, p. 79) :

Alignement optique des marges dans l'ouvrage "Impressions" (Imprimerie nationale, 2021), p. 79.
Ponc­tua­tion sus­pen­due dans l’ou­vrage Impres­sions (Impri­me­rie natio­nale, 2021, p. 79).

L’heb­do­ma­daire cultu­rel Télé­ra­ma l’emploie également :

Alignement optique des marges dans un numéro de "Télérama" de 2024.
Ponc­tua­tion sus­pen­due dans Télé­ra­ma (no 3865, 7 février 2024).

Le Guide du typo­graphe (suisse romand) explique l’a­li­gne­ment optique (7e éd., 2015, § 1028, p. 264) et l’ap­plique dans ses pages6.

Une pratique ancienne

Mais il s’a­git de la res­tau­ra­tion d’un usage qui remonte aux ori­gines de l’im­pri­me­rie : on peut l’observer dans la Bible de Guten­berg ! Les cou­pures de mots en fin de ligne y sont mar­quées par deux traits obliques7, les­quels viennent dans la marge. (Le nombre de divi­sions suc­ces­sives n’est pas encore limi­té à trois, comme aujourd’hui : c’est la régu­la­ri­té de l’espacement qui prime8.)

Extrait de la Bible à 42 lignes : on note quatre coupures successives, marquées par des doubles traits obliques, placés dans la marge. Détail d'une reproduction dans "L'Effet Gutenberg" de Fernand Baudin (éd. du Cercle de la librairie, 1994), p. 81.
Extrait de la Bible à 42 lignes : on note (sur­li­gnées) quatre cou­pures suc­ces­sives, mar­quées par des doubles traits obliques, pla­cés dans la marge. Détail d’une repro­duc­tion dans L’Ef­fet Guten­berg de Fer­nand Bau­din (éd. du Cercle de la librai­rie, 1994, p. 81).

NB — Je fête avec ce texte mon 300e article.


  1. C’est-à-dire ali­gné à gauche et à droite. ↩︎
  2. Asso­cia­tion GUTen­berg, « Com­ment amé­lio­rer la qua­li­té typo­gra­phique de son docu­ment ? », FAQ LaTeX, 23 novembre 2024. ↩︎
  3. Fer­nand Bau­din, L’Ef­fet Guten­berg, éd. du Cercle de la librai­rie, 1994, p. 81. ↩︎
  4. Selon l’As­so­cia­tion GUTen­berg (page citée), on peut aus­si pro­gram­mer ce dépas­se­ment dans la marge en LaTeX. Il est nom­mé cha­rac­ter pro­tru­sion dans la docu­men­ta­tion en anglais. ↩︎
  5. Adobe InDe­si­gn, manuel en ligne, cha­pitre « Mise en forme des para­graphes », para­graphe « Créa­tion de ponc­tua­tion en retrait ». ↩︎
  6. Je remer­cie Cathe­rine Magnin, pré­si­dente de l’Asso­cia­tion romande des cor­rec­trices et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie (ARCI), de me l’a­voir rap­pe­lé. ↩︎
  7. Je retrouve ain­si l’un des signes, qui m’é­taient alors incon­nus, dont j’a­vais men­tion­né l’exis­tence dans l’ar­ticle « Sur l’enterrement dis­cret d’un grand modeste, le trait d’union ». ↩︎
  8. Pas­sion­né par la ques­tion de l’es­pa­ce­ment, Fer­nand Bau­din cite volon­tiers le cor­rec­teur typo­graphe Dési­ré Gref­fier : « L’espacement régu­lier des mots est la pre­mière qua­li­té d’une bonne com­po­si­tion typo­gra­phique. […] il vau­drait mieux faire une mau­vaise divi­sion qu’un mau­vais espa­ce­ment. […] la pre­mière règle d’unité en typo­gra­phie, après l’orthographe, est l’interlignage et l’espacement régu­liers. » Les Règles de la com­po­si­tion typo­gra­phique, Arnold Mul­ler, 1897, p. 4-7. ↩︎