« On tire une épreuve de ce premier jet (comme la création spirituelle, la création mécanique implique des retouches) et on transmet cette épreuve aux correcteurs.
Penchés sous des faisceaux de lumière, comme des artisans sous la lampe, les correcteurs confrontent l’épreuve qu’ils viennent de recevoir avec le texte original. Confrontent. Il faudrait écrire : reconstituent. Gloire à eux qui arrivent à faire parler les pattes de mouches, à découvrir des clartés dans des textes plus impénétrables que les énigmes du Sphinx…
Consciencieusement, ils redressent les petites entorses à l’orthographe, ils restituent au papier les paragraphes oubliés et — confessons-le — souvent ils redonnent un sens à la pensée de l’auteur qui a écrit trop vite et oublié le verbe qui asseyait la phrase…
La tâche accomplie, ils redonnent l’épreuve au chef prote.
« Après cette retouche, ce filtrage supplémentaire, voici le “papier” avec son titre dans sa forme définitive. Il quitte la réunion [sic, rédaction ?] pour gagner le marbre.
Le marbre est une longue table d’acier (elle était de marbre dans les anciennes imprimeries) sur laquelle on “monte” les pages.
Les articles, revus et corrigés, se groupent près des formes, ces cadres d’acier qui épousent la “forme” des pages et retrouvent, clichées, les photographies que le secrétaire de rédaction a choisies pour illustrer ses articles.
Les articles sportifs sont ainsi rassemblés près de la forme des sports… Les articles de tête, près de la forme de la “une” : la première page.
Les secrétaires de rédaction composent les pages
« Les secrétaires de rédaction — chacun responsable d’une page — sont à leur poste devant leur forme…
Et le montage commence…
Disposant ses clichés, ses titres gras ou maigres, selon l’importance qu’il leur assigne en indiquant leurs caractères, le secrétaire, lentement, élabore son chef-d’œuvre.
Il essaye de faire chanter tout cet univers qu’on lui a apporté, de donner une forme harmonieuse à ces lourdes colonnes de plomb, de composer un poème vivant avec des lignes, des filets, des traits pleins.
Il a prévu une maquette.
« Les négociations de M. Eden sur deux colonnes, en tête. Bon. Mais, à la dernière minute, M. Spaak ne sera pas reçu par M. Eden. Toutes les négociations de M. Eden, subitement, perdent de leur importance. Et deux colonnes en tête, c’est beaucoup trop…
La maquette — toute une soirée de réflexion et de composition — ne tient plus… M. Eden a tout gâché.
« — Vite ! très vite ! — l’heure inexorable du premier train qui doit emporter l’édition approche — il faut improviser une autre maquette.
Et souvent, grâce à une trouvaille de dernière heure, la page se présentera dans sa perfection, équilibrée comme la raison, heureuse comme la ligne du Temple antique, dans la lumière bleue de l’Acropole…
« — Vite une morasse !
Un peu d’encre, une feuille blanche. Quelques coups de brosse énergiques. Voici à la lettre, le premier tirage : l’exemplaire no 1.
Le secrétaire de rédaction contemple cette morasse comme la fille bien-aimée de ses efforts et de sa pensée. Il la scrute du regard pour voir si elle est digne de lui, si une erreur, dans un titre ou dans une légende, ne l’obligerait pas demain à la renier…
« Tout va bien. Ce titre est clair comme une aurore. Celui en “romain”, sur un papier relatif à l’Italie, apparaît massif et ordonné, comme un défilé de chemises noires.
C’est parfait. En avant !
— Chariot !
Déjà, voici que s’avance, en grinçant, poussée par des bras musclés, cette petite table d’acier que le secrétaire de rédaction accueille toujours avec le sourire, car elle emporte son œuvre… annonce sa libération. »
René Armand, « Une journée au “Petit Journal” », Le Petit Journal, 1er février 1938, p. 1-2.