Dans la revue québécoise Liberté, sous le titre « Les taupes de l’édition », ont été réunis en 1985 deux articles savoureux traitant du métier de correcteur1. Du premier, signé de l’écrivaine Suzanne Robert, je retiens en particulier le passage ci-dessous, qui, depuis sa publication, n’a pas pris une ride.
[…] C’est à ce moment qu’entre en scène notre réviseur-correcteur-linguistique-de-manuscrits. L’éditeur lui remet alors un torchon, au mieux un linge troué ou tissé à la hâte, en déclarant : « Voyez ceci, mon brave. Il faudra me le réparer. Ce ne sera pas long. Rien de grave. Quelques accrocs, tout au plus ». On lui ordonne d’en faire, dans les plus brefs délais, une soie bien tramée, dégommée, cuite, montée, moulinée, souple, d’apparence naturelle, accessible à tous et pour une rémunération dérisoire. Après nuits blanches et épuisements physiques et mentaux, le « brave » remet la merveille à l’éditeur qui, d’un œil d’expert, regarde de haut le travail achevé, reproche à son brave le petit retard qu’il accuse sur le calendrier d’édition et s’en va prestement aux salons de l’étage en murmurant : « Un livre de plus. J’espère qu’il se vendra bien ». L’imprimeur se hâte, le correcteur d’épreuves s’essouffle, l’engrenage va bon train, le livre paraît, les études de marché se confirment et le lecteur emporte chez lui ce précieux objet que le réviseur-correcteur-linguistique-de-manuscrits a couvé, abreuvé, reconstruit, remodelé, repensé, reformulé, ressassé, récrit, sans même, bien souvent, avoir eu droit à un exemplaire gratuit une fois l’ouvrage publié. Sur la couverture, sur les pages de titre, dans les journaux, sur les affiches, dans les vitrines de librairies, à la radio et à la télé brillent les noms de l’auteur et de l’éditeur. Le « brave », quant à lui, retourne à ses caves. […]
Robert, Suzanne, « Prête-moi ta plume… et ton cerveau », Liberté, 162 (27, 6), décembre 1985, p. 4. URL : <http://www.erudit.org/culture/liberte1026896/liberte1034163/31303ac.pdf>.
- Découverts sur le blog L’Oreille tendue, de Benoît Mélançon, que je remercie.