Henri Bordier fustige la “tyrannie typographique” (1861)

Titre de "La Correspondance littéraire" n° 16 du 25 juin 1861.

Dans La Cor­res­pon­dance lit­té­raire1 no 16 du 25 juin 1861 (p. 371-376), l’historien et biblio­thé­caire Hen­ri Bor­dier (1817-1888) adresse une lettre à son confrère Ludo­vic Lalanne (1815-1898), direc­teur-gérant de la revue. Ils sont amis et ont rédi­gé ensemble, une dizaine d’an­nées plus tôt, le Dic­tion­naire de pièces auto­graphes volées aux biblio­thèques publiques de la France (Paris, librai­rie Pan­ckoucke, 1851-1853, que le Dico­pathe a récem­ment pré­sen­té dans un article). 

Après de longues consi­dé­ra­tions sur Vau­ge­las2, les « caprices » de l’u­sage3 et cer­tains choix de l’A­ca­dé­mie4, que je ne retiens pas ici, Bor­dier s’en prend aux impri­meurs, typo­graphes et cor­rec­teurs, par qui on serait pas­sés, selon lui, de l« anar­chie » à la « tyran­nie ». On com­prend que l’empire exer­cé, à par­tir du xixe siècle, par les typo­graphes sur la copie de l’au­teur n’a pas été admis sans dis­cus­sion. Après Vic­tor Hugo5, George Sand6 ou encore Bau­de­laire7, une autre voix s’é­lève d’outre-tombe. (Comme tou­jours, j’ai res­pec­té l’or­tho­graphe et la ponc­tua­tion d’origine.)

Titre original "De la tyrannie typographie. Lettre à M. Ludovic Lalanne."

Mon cher ami, je te prie de vou­loir bien m’accorder une petite place dans le pro­chain numé­ro de la Cor­res­pon­dance lit­té­raire. Il y a long­temps que je veux for­mu­ler quelques récla­ma­tions contre les noirs per­son­nages qui font cou­ler à flots.… non le sang et les larmes, mais seule­ment l’encre d’imprimerie, et qui me semblent exer­cer leur pou­voir avec une rigi­di­té tant soit peu révol­tante. […]

“La typographie ne souffre pas la contradiction”

[…] si, dans les régions de l’école et du pro­fes­so­rat, l’on doit aux règles éta­blies une obéis­sance pas­sive, dans les vastes champs de la lit­té­ra­ture on peut se mou­voir plus libre­ment et user d’une cer­taine indé­pen­dance. Il y a sans cesse des doutes, il y a même des revi­re­ments, donc la dis­cus­sion est ouverte et per­ma­nente. Et com­ment la rai­son pour­ra-t-elle récla­mer tou­jours et l’emporter quel­que­fois, si ce n’est par les chan­ge­ments que les auteurs feront peu à peu pré­va­loir dans l’usage com­mun par leur propre exemple ? C’est ce que pro­fesse le maître [Vau­ge­las] dont je viens d’invoquer tant de fois le témoi­gnage. Il défi­nit l’usage : « La façon de par­ler de la plus saine par­tie de la Cour, confor­mé­ment à la façon d’écrire de la plus saine par­tie des aut­heurs du temps. » La Cour, si impo­sante en effet au temps de Vau­ge­las, n’existe plus pour nous qu’à l’état de fic­tion poli­tique ; ce n’est qu’au théâtre, au bar­reau, à la tri­bune par­le­men­taire quand il en existe une, que se fait entendre aujourd’hui la langue par­lée ; aus­si l’autorité des auteurs n’en est-elle que plus consi­dé­rable. Or cette auto­ri­té est anni­hi­lée en par­tie par celle des typo­graphes. La typo­gra­phie s’est faite la gar­dienne incor­rup­tible de l’usage, mais avec la dif­fé­rence qu’elle ne souffre pas la contradiction.

“Si les Estiennes eussent eu des correcteurs pour le français…”

Je crois que c’est trop de zèle. L’un des hommes qui s’est cer­tai­ne­ment le plus pré­oc­cu­pé de la beau­té, de la gloire et du per­fec­tion­ne­ment de notre langue, le savant impri­meur Hen­ri Estienne qui publia, en 1579, son trai­té De la pré­cel­lence du lan­gage fran­çois, raconte quelque part qu’il y avait dans l’établissement typo­gra­phique de Robert Estienne, son père, dix cor­rec­teurs qu’on avait fait venir à grands frais des pays les plus loin­tains et qui ne pou­vaient se com­prendre les uns les autres qu’au moyen du latin. Je doute fort qu’il y eût par­mi eux un cor­rec­teur pour le fran­çais, et c’est heu­reux. Si les Estiennes et tous leurs confrères eussent eu des cor­rec­teurs, armés comme on l’est à pré­sent d’un code du style et de l’orthographe, et spé­cia­le­ment char­gés de les pétri­fier dans tous les livres pas­sant par leurs mains, nous devrions écrire et par­ler, en 1861, [à] peu près comme on le fai­sait à la fin du règne de Louis XIV. Quelques admi­ra­teurs pas­sion­nés du grand siècle, comme M. de Sacy8 et M. Cou­sin9, s’en applau­di­raient sans doute, mais notre langue serait deve­nue un ins­tru­ment insuf­fi­sant pour nos idées, en retard sur elles et livrée, par suite, à l’envahissement des formes étrangères.

Portrait d'Henri Bordier, imp. Lemercier & Cie, après 1888.
Por­trait d’Hen­ri Bor­dier, imp. Lemer­cier & Cie, après 1888. Source : biblio­thèque de Genève.

“Faire autrement, c’est déranger les habitudes de l’établissement”

Il n’est pas rare que nos impri­meurs reçoivent des manus­crits rem­plis de beau­tés sans doute, mais rem­plis aus­si de fautes contre les règles les plus élé­men­taires. Au lieu d’en lais­ser la res­pon­sa­bi­li­té à qui de droit, ils se croient par un faux point d’honneur obli­gés à ne rien lais­ser sor­tir de leurs mai­sons qui ne leur paraisse irré­pro­chable. Votre impri­me­rie, ce à quoi les injonc­tions poli­tiques du moment contri­buent pour beau­coup, se regarde comme soli­daire de vos œuvres. Elle a donc des cor­rec­teurs qui dans une pre­mière lec­ture de la copie com­po­sée sou­mettent celle-ci à toutes les lois vul­gaires de la ponc­tua­tion, de l’orthographe, voire même de la gram­maire avant de l’envoyer à l’auteur, et qui revisent encore après le bon à tirer de celui-ci, c’est-à-dire sans lui en faire part : rien de plus com­mode pour les négli­gents, mais rien de plus clair comme abus. Il s’est donc éta­bli dans la typo­gra­phie fran­çaise une sorte de dis­ci­pline tacite qui va si loin, dans ce que j’appelle sa tyran­nie, que l’on est refu­sé tout net si l’on désire seule­ment effa­cer des capi­tales inutiles (par exemple aux mots Apôtre, Évan­gile, Ascen­sion) ou modé­rer le déluge des vir­gules, à la mode depuis quelque temps. Faire autre­ment que tout le monde ? vous dit-on. Mais c’est déran­ger les habi­tudes de notre éta­blis­se­ment, et, de plus, c’est com­pro­mettre sa renom­mée. Une dis­ci­pline tacite, ai-je écrit ! Mais elle n’a pas même le vague et l’élasticité que com­porte ce qui n’est que tacite. La chambre des impri­meurs de Paris déli­bère sur les formes à don­ner par elle aux œuvres lit­té­raires, et prend des déci­sions aux­quelles tous les impri­meurs de France s’empressent d’acquiescer avec d’autant plus de doci­li­té qu’elles sont conçues, l’on peut en être assu­ré d’avance, dans l’intérêt bien enten­du.… de la typo­gra­phie. Je sup­pose que c’est à la suite d’une déci­sion de ce genre qu’ont dis­pa­ru de nos livres ces excel­lentes man­chettes10 qui gar­nis­saient les marges de som­maires, de dates ou d’autres indi­ca­tions pré­cieuses pour le lec­teur, mais qui, à ce qu’il paraît, gênaient beau­coup le met­teur en pages ; ce dont je suis plus sûr, c’est qu’il y a deux ou trois ans, la typo­gra­phie pari­sienne a déci­dé qu’elle ne met­trait plus de ponc­tua­tion sur les titres11. Cela s’exécute main­te­nant par toute la France. Louis Per­rin, de Lyon, va même jusqu’à y sup­pri­mer toute accen­tua­tion, et il imprime : poeme inedit de j. marot publie d’apres un manusc. de la biblio­theque impe­riale. Je ne trouve pas cela mau­vais, et je ne serais même pas fâché qu’on se rap­pro­chât le plus pos­sible de la pure sim­pli­ci­té romaine qui lais­sait le lec­teur accen­tuer et ponc­tuer lui-même ; il était for­cé de faire atten­tion à ce qu’il lisait. Mais je me demande com­ment s’arrangeront de l’arrêt nou­veau dont je parle les auteurs qui, non sans rai­son, aiment à déve­lop­per lon­gue­ment sur le titre le conte­nu de leur livre. Com­ment ferait, par exemple, l’abbé Migne12 qui emploie, pour cha­cun des innom­brables volumes de sa Patro­lo­gie, un titre de 52 lignes conte­nant en moyenne seize à dix-huit phrases, s’il n’avait son impri­me­rie à lui ? « Gar­dez-vous des sys­tèmes, mes chers Welches13. » Toute règle abso­lue est mau­vaise par cela seul qu’elle est absolue.

“Un peu flottantes alors, les règles permettaient au langage de se mouvoir”

Fau­dra-t-il donc pos­sé­der une impri­me­rie pour se per­mettre une opi­nion lit­té­raire contraire à celle des impri­meurs ? Telle est la voie où nous ten­dons. Le zèle, exa­gé­ré selon moi, de la typo­gra­phie, cette hono­rable auxi­liaire des lettres, tend à sub­sti­tuer une classe indus­trielle au sou­ve­rain tri­bu­nal de l’opinion publique que Vau­ge­las avait rai­son d’invoquer avec confiance dans un temps où chaque écri­vain jouis­sait encore d’une cer­taine mesure d’initiative et de liber­té. Les règles, un peu flot­tantes alors, et non point stric­te­ment appli­quées comme elles sont main­te­nant, per­met­taient au lan­gage, par la main du pre­mier venu, de cor­ri­ger, de ten­ter, de hasar­der, de se mou­voir enfin, et d’opérer peu à peu une part des trans­for­ma­tions qui sont la condi­tion vitale de toute chose en ce monde. Et notons bien que l’omnipotence de la typo­gra­phie, tout en ban­nis­sant de ses pro­duits les atteintes décla­rées qu’on pour­rait oser contre l’usage, ne prête aucun appui à la langue contre les plus odieux néo­lo­gismes. La gram­maire ni le dic­tion­naire ne défendent pas qu’un roman­cier fasse deman­der à M. Prud­homme14 com­ment se portent ses demoi­selles15. La typo­gra­phie n’y peut rien, du moins elle n’a pas encore été jusque-là.

“Maîtresse à peu près absolue dans la ponctuation”

Ce grand art typo­gra­phique, cette puis­sance des socié­tés modernes, est essen­tiel­le­ment impropre à aucune direc­tion en matière de lit­té­ra­ture, de langue, de style, de gram­maire, d’orthographe ou même de simple ponc­tua­tion. La rai­son en est simple : c’est qu’en toutes ces matières ou plu­tôt en ces dif­fé­rentes rami­fi­ca­tions d’une matière unique, si l’usage est le plus fort, si la rai­son a qua­li­té pour se pla­cer à côté de lui, il y a aus­si les affaires de nuance, d’oreille, de goût, qui font que telle ou telle irré­gu­la­ri­té paraî­tra bonne par la manière dont elle sera ame­née, par la place qu’elle occu­pe­ra ; qu’on la trou­ve­ra bonne en un endroit et point en un autre ; tan­dis que la typo­gra­phie ne peut pas admettre de dis­tinc­tions ni de nuances, et qu’elle est en pos­ses­sion de la règle comme d’un grand cou­pe­ret avec lequel il faut qu’elle coupe tou­jours. Voyons com­ment elle agit là où elle est maî­tresse à peu près abso­lue, dans la ponctuation. 

Je lui rends d’abord cette jus­tice, que par la mul­ti­pli­ci­té de ses pro­duits, elle a beau­coup contri­bué à faire naître l’idée et le besoin d’une ponc­tua­tion logique et utile. Avant elle les scribes du moyen âge se ser­vaient de points, de traits, de vir­gules et de beau­coup d’autres signes de ponc­tua­tion qu’ils employaient d’une manière cer­tai­ne­ment utile à leurs yeux, mais qui est pour nous un chaos. Comme chaque écri­vain avait son sys­tème, aucun usage géné­ral n’a pu se for­mer jusqu’à ce que la typo­gra­phie popu­la­ri­sât la lec­ture. Long­temps a régné dans les livres autant d’anarchie à cet égard que dans les manus­crits. Ce n’est qu’avec bien du temps qu’on est par­ve­nu à com­prendre la vir­gule et à voir en elle l’alliance du besoin qu’éprouve l’auteur de scin­der, pour le rendre plus clair, cha­cun des membres for­mant le déve­lop­pe­ment logique de son idée et du besoin qu’éprouve le lec­teur de trou­ver indi­qués les moments où il lui est per­mis de reprendre haleine16. Il me semble que vers le milieu du der­nier siècle, après trois cents ans de tâton­ne­ments, la typo­gra­phie était par­ve­nue à faire une appli­ca­tion saine et satis­fai­sante de ces don­nées du bon sens. Ain­si j’ouvre le pre­mier livre venu, de ce temps-là, que j’ai à por­tée de ma main, et j’y lis : « II n’y a plus de pro­grès à espé­rer dans les arts, si tout se borne à imi­ter les choses faites ; la cri­tique si néces­saire à leur per­fec­tion ne peut avoir lieu, qu’autant qu’on aura des règles fon­dées, non sur ce qui est, mais sur ce qui doit être. » L’imprimeur du P. Lau­gier17, à qui je fais cet emprunt (Essai sur l’Archit., 1755), ne lui per­met­trait plus de dis­po­ser ain­si la suite de ses idées et lui enca­dre­rait bon gré mal gré ces mots « dans les arts, » et « si néces­saire à leur per­fec­tion, » entre deux vir­gules comme étant pro­po­si­tions inci­dentes. C’est une sorte de cachet de nos livres actuels d’être far­cis de vir­gules ; il semble que le lec­teur soit recon­nu inca­pable de digé­rer une phrase, si l’aide mater­nelle de la typo­gra­phie ne prend soin de la lui cou­per en tout petits mor­ceaux. Ain­si dans les der­nières pages de Mme Sand impri­mées dans la Revue des Deux-Mondes on trouve des phrases cou­pées ain­si : « … Une leçon de bonne tenue à M. Nils, qui, debout, la ser­viette sous le bras, ne mon­trait pas trop de mau­vaise volon­té. » — « La toux dis­pa­rut ; mais, peu après, je fus alar­mé de nou­veau. » La phrase très-simple en elle-même a pris le hoquet en pas­sant chez M. Buloz18. Cette vir­gule opi­niâtre est encore plus fati­gante, quand la phrase est un peu ondu­leuse comme l’aime M. Sainte-Beuve : « Né le 1er novembre 1636, à Paris, et, comme il est prou­vé aujourd’hui, rue de Jéru­sa­lem, en face de la mai­son qui fut le ber­ceau de Vol­taire, Nico­las Boi­leau était le quin­zième enfant d’un père gref­fier.… » Cette phrase paraî­trait moins entor­tillée, si l’on eût jugé à pro­pos de faire éco­no­mie des pre­mière, troi­sième et cin­quième vir­gules qui l’encombrent inuti­le­ment. La pro­po­si­tion inci­dente est un inépui­sable pré­texte à vir­gules ; toute expres­sion qui peut s’isoler dans le dis­cours, notam­ment les adverbes et expres­sions adver­biales (on vient de le voir pour debout, peu après, en face19), est admise à la digni­té de pro­po­si­tion inci­dente et immé­dia­te­ment flan­quée de ses deux petits poteaux. Le mal­heu­reux pro­nom qui, la petite conjonc­tion et, sont faits tous les deux, par leur signi­fi­ca­tion et par leur forme si rapide, pour ser­vir par eux-mêmes de cou­pures dans la phrase ; cela ne suf­fit pas, ils ne comptent plus ; on leur met vir­gule à droite et vir­gule à gauche, indi­quant du reste très-bien par là qu’il n’en faut pas du tout, et que quand ces petits mots se trouvent iso­lés ain­si c’est qu’ils font eux-mêmes la fonc­tion de séca­teurs. C’est par le même pro­cé­dé que la paren­thèse, qui de sa nature n’est qu’un séca­teur énorme, se ren­force ordi­nai­re­ment d’une vir­gule finale par­fai­te­ment rédon­dante pour ceux qui n’ont pas oublié la force inhé­rente à la parenthèse.

“Lorsque ces broussailles parasites portent atteinte au sens”

Ces petits cro­chets qui hérissent de leurs brous­sailles para­sites les pages de la typo­gra­phie actuelle sont encore sup­por­tables, peut-être, lorsqu’ils ne donnent que de l’ennui. Mais lorsqu’ils portent atteinte au sens ? Lorsqu’ils sont une source de confu­sion ? Com­bien ne ren­contre-t-on pas, en lisant, de ces jalons mis à faux par-des­sus les­quels nous pas­sons, parce que nous en avons contrac­té l’habitude, mais qui altèrent évi­dem­ment le dis­cours. Je regrette aujourd’hui de n’en avoir pas fait col­lec­tion pour appuyer mon dire, mais je ne crains pas d’être démen­ti en disant qu’on trouve par pel­le­tées dans nos livres des phrases ponc­tuées comme celle-ci : « Tan­tôt le navire s’élevait vers le ciel, tan­tôt il s’abaissait entre les vagues, de telle sorte qu’on ne voyait plus que le som­met de ses mâts. » (A. Karr.) L’intervention blâ­mable de la seconde vir­gule ne forme-t-elle pas un sens faux en rap­por­tant éga­le­ment aux deux pre­miers membres de la phrase le troi­sième membre qui ne devrait faire qu’un avec le second ? La typo­gra­phie ne nous per­met plus aujourd’hui d’écrire sim­ple­ment : « Phi­lippe roi de Macé­doine et son fils Alexandre. » Il lui faut quatre vir­gules pour tran­quilli­ser sa conscience et lui per­mettre de croire qu’elle est par­ve­nue à nous rendre ces huit mots intel­li­gibles ; elle nous fait donc mettre for­cé­ment : « Phi­lippe, roi de Macé­doine, et son fils, Alexandre ; » je demande à quoi bon ce fatras ! Et j’ajoute que non-seule­ment il n’aide à rien, mais que dans une phrase énu­mé­ra­tive il pro­duit un amphi­gou­ri com­plet. Si l’on a, par exemple : « Le comte de Com­minges, Alphonse, Robert, l’évêque de Mar­seille, Ber­nard, l’envoyé du roi, et plu­sieurs autres per­son­nages se réunirent pour juger cette affaire, » on pour­ra défier plus d’un lec­teur de savoir s’il y a là trois per­son­nages nom­més ou s’il y en a six.

“Un peu de respect pour l’initiative individuelle”

Tous ces traits défec­tueux qu’on peut appe­ler des vétilles, mais qui papillotent comme autant de taches, lorsqu’une fois aver­tis les yeux ne peuvent plus s’empêcher d’y faire atten­tion, et qui ne sont pas d’ailleurs sans quelque impor­tance pour la langue elle-même, ne sont dus qu’au zèle des cor­rec­teurs. Ce ne sont guère les écri­vains qui sur­chargent ain­si la ponc­tua­tion. La ponc­tua­tion cepen­dant, ce pré­cieux auxi­liaire du style, ne devrait être maniée que par les auteurs eux-mêmes, parce que ses besoins, comme tou­jours en matière d’art et de goût, sont variables, et que les auteurs seuls peuvent juger du degré d’aide et de clar­té qu’exigent leurs phrases. Un style lym­pide [sic], franc, lumi­neux comme celui de M. de Lamar­tine, n’a presque pas besoin d’être ponc­tué ; un style savant, fin, déli­cat, comme celui de M. Sainte-Beuve, a besoin au contraire d’une ponc­tua­tion très-étu­diée ; com­ment leur appli­quer les mêmes pro­cé­dés ? Et cepen­dant la machine gram­ma­ti­cale du typo­graphe fonc­tionne tou­jours de même.

Donc pour la ponc­tua­tion, comme pour le dic­tion­naire, comme pour la gram­maire, comme pour cent autres choses dont je ne par­le­rai pas aujourd’hui, je récla­me­rais un peu de liber­té, un peu de res­pect pour l’initiative indi­vi­duelle. Aus­si j’ai cette confiance, mon cher direc­teur, que ces modestes obser­va­tions aux­quelles j’aurais vou­lu don­ner plus d’étendue et sur­tout joindre de plus nom­breux exemples, pour­ront trou­ver place dans la Cor­res­pon­dance.

HENRI BORDIER.


  1. Publiée à Paris de 1856 à 1865. ↩︎
  2. Gram­mai­rien (1585-1650), et l’un des pre­miers aca­dé­mi­ciens, auquel nous devons la célèbre phrase « L’usage est le maistre et le sou­ve­rain des langues vivantes », « règle adop­tée par l’Académie et sui­vie par les gram­mai­riens modernes », comme le com­mente Bor­dier. ↩︎
  3. Il regrette notam­ment que chère madame ait sup­plan­té ma chère dame et que l’A­ca­dé­mie recom­mande d’é­crire doré­na­vant avec un accent aigu que l’é­ty­mo­lo­gie (d’ore en avant) ne jus­ti­fie nul­le­ment. ↩︎
  4. « […] il y a bien des cas où l’usage adop­té d’abord par le public, puis consa­cré par le Dic­tion­naire et les gram­mai­riens, n’est pas à l’abri de la cri­tique. » ↩︎
  5. « Les cor­rec­teurs ont deux mala­dies, les majus­cules et les vir­gules […]. » Voir « Vic­tor Hugo nous a-t-il qua­li­fiés de “modestes savants” ? ». ↩︎
  6. « Ces nuances ne sont pas du res­sort des protes [chefs d’a­te­lier, sou­vent confon­dus avec les cor­rec­teurs au XIXe siècle]. Un bon prote est un par­fait gram­mai­rien et il sait sou­vent beau­coup mieux son affaire que nous savons la nôtre ; mais aus­si quand nous la savons et que nous y fai­sons inter­ve­nir le rai­son­ne­ment, le prote nous gêne ou nous tra­hit. Il ne doit pas se lais­ser gou­ver­ner par le sen­ti­ment ; il aurait trop à faire pour entrer dans le sen­ti­ment de cha­cun de nous ; mais quand il a à cor­ri­ger nos épreuves après nous, il doit lais­ser à cha­cun de nous la res­pon­sa­bi­li­té de sa ponc­tua­tion comme il lui laisse celle de son style. » Voir Annette Loren­ceau, « La ponc­tua­tion au XIXe siècle. George Sand et les impri­meurs », Langue fran­çaise, no 45, 1980, La ponc­tua­tion, p. 50-59. ↩︎
  7. Voir « Bau­de­laire, infa­ti­gable relec­teur des “Fleurs du mal” ». ↩︎
  8. Sans doute s’a­git-il d’Usta­zade Sil­vestre de Sacy (1801-1879), cri­tique lit­té­raire au Jour­nal des débats, conser­va­teur de la biblio­thèque Maza­rine et aca­dé­mi­cien. ↩︎
  9. Peut-être s’a­git-il de Jules Cou­sin (1830-1899), col­lec­tion­neur de livres et biblio­thé­caire. ↩︎
  10. « Note ou addi­tion com­po­sée en marge d’un texte, sou­vent dans un corps plus petit que celui du texte cou­rant. » (Dic­tion­naire ency­clo­pé­dique du livre, 2005.) ↩︎
  11. Voir « Pas de point à la fin des titres. ». ↩︎
  12. Jacques-Paul Migne (1800-1875), prêtre catho­lique fran­çais, impri­meur, jour­na­liste et édi­teur de livres reli­gieux. ↩︎
  13. Vol­taire, Dic­tion­naire phi­lo­so­phique (1764), s.v. Langues. ↩︎
  14. Per­son­nage cari­ca­tu­ral de bour­geois créé par Hen­ry Mon­nier. Voir Wiki­pé­dia. ↩︎
  15. Dans la pre­mière par­tie, il écrit : « Le petit mar­chand se per­met d’appeler ses pra­tiques des clients [« Clientes, sol­li­ci­teurs, pro­té­gés », NDA], sa bou­tique un maga­sin, et, rou­gis­sant par sot­tise des excel­lents mots de femme et de fille, il ne souffre plus qu’on lui parle que de sa dame et de sa demoi­selle. […] L’usage géné­ral aura-t-il la lâche­té de consa­crer les inven­tions de MM. les petites gens de Paris et d’immoler à leur indis­crète bouf­fis­sure une ving­taine de locu­tions de notre meilleur lan­gage ? Le pro­chain Dic­tion­naire de l’Académie nous le dira, et nous pou­vons, en atten­dant, espé­rer de lui des rigueurs salu­taires. » ↩︎
  16. Voir « Regard d’historien sur la ponc­tua­tion des textes clas­siques ». ↩︎
  17. Marc-Antoine Lau­gier (1713-1769), jésuite deve­nu abbé béné­dic­tin, his­to­rien et théo­ri­cien fran­çais de l’ar­chi­tec­ture du XVIIIe siècle. ↩︎
  18. Fran­çois Buloz (1803-1877) fut prote d’im­pri­me­rie, puis com­po­si­teur d’im­pri­me­rie et cor­rec­teur, avant de deve­nir, en 1831, le direc­teur de la Revue des Deux Mondes. ↩︎
  19. J’a­joute l’i­ta­lique pour plus de lisi­bi­li­té. ↩︎