Guillemets français, chevrons simples et crochets triangulaires

De haut en bas et de gauche à droite : guille­mets fran­çais (en che­vrons doubles), guille­mets en che­vrons simples, signes mathé­ma­tiques de com­pa­rai­son et cro­chets triangulaires.

Nota : Cet article assez long regroupe des consi­dé­ra­tions sur des signes peu connus, mais cou­sins des guille­mets fran­çais. Il ne s’a­git pas, à stric­te­ment par­ler, d’une leçon d’orthotypographie.

Cha­cun sait que les guille­mets dits « fran­çais1 » sont des signes en che­vrons doubles, « » (motif qui évoque aus­si, chez nous, le logo de Citroën). Ils « appa­raissent à par­tir de la fin du xviiie siècle et deviennent majo­ri­taires vers la fin du xixe siècle » (Wiki­pé­dia2). 

On les oppose aux guille­mets dits « anglais », en apos­trophes simples, ‘ ’, ou doubles, “ ”.

Guillemets et citations

De nos jours, en France, les guille­mets en che­vrons doubles sont d’usage majo­ri­taire pour déli­mi­ter les cita­tions — même s’il existe d’autres pos­si­bi­li­tés (ita­lique, corps infé­rieur, etc.3) moins employées.

Dans le cas où un texte com­prend une cita­tion et une sous-cita­tion enchâs­sée dans la pre­mière, l’usage le plus cou­rant, aujourd’­hui, est d’employer les guille­mets fran­çais pour la cita­tion et les guille­mets anglais pour la sous-cita­tion. Chaque cita­tion est close par son guille­met fermant.

Intro­duc­tion : « Cita­tion : Sous-cita­tion. »

C’est, notam­ment, le choix de Louis Gué­ry4 (qui a for­mé des géné­ra­tions de jour­na­listes). Par contre, l’Imprimerie natio­nale — pour qui les guille­mets anglais doivent n’être employés qu’« excep­tion­nel­le­ment » dans un texte fran­çais — enchâsse les guille­mets fran­çais et pré­cise : « Si les deux cita­tions se ter­minent ensemble, on ne com­po­se­ra qu’un guille­met fer­mant5 » : 

Et La Fon­taine de conclure l’anecdote qu’il rap­porte sur son ins­pi­ra­teur : « Cette raille­rie plut au mar­chand. Il ache­ta notre Phry­gien trois oboles et dit en riant : « Les dieux soient loués ! Je n’ai pas fait grand acqui­si­tion, à la véri­té ; aus­si n’ai-je pas débour­sé grand argent. »

« Exemple par­ti­cu­liè­re­ment curieux », note l’utilisateur Mar­cel sur Dis­po­si­tion de cla­vier bépo6, car « si le texte conti­nue, on aura du mal à savoir qui parle, de La Fon­taine ou du narrateur ».

Guillemets en chevrons simples

Pour enca­drer une sous-cita­tion, d’autres signes seraient pos­sibles, mais ils sont igno­rés par la plu­part des manuels typo­gra­phiques fran­çais — de même qu’au Qué­bec7. Il s’agit des che­vrons simples. (Ils sont espa­cés comme les guille­mets ordinaires.)

 C’est pour­tant ce que pré­co­nisent les typo­graphes romands8 : 

Lorsque, à l’intérieur d’une cita­tion, s’en pré­sente une deuxième, nous pré­co­ni­sons l’usage de guille­mets simples ‹ › pour signa­ler celle-ci. […]
Lorsqu’un mot entre guille­mets se trouve à la fin d’une cita­tion, le guille­met fer­mant se confond avec le guille­met final : […]
Le sélec­tion­neur de l’équipe natio­nale affirme : « Les hommes que nous avons choi­sis sont tous des  bat­tants. » 9

Pour la gra­phiste et typo­graphe Muriel Paris, « pro­fi­ter de l’exis­tence, dans les polices de carac­tères, des signes doubles et signes simples », c’est « choi­sir la sobrié­té »10.

Le typo­graphe Jan Tschi­chold (1902-1974) prô­nait, lui, l’ordre inverse : 

Je pré­fère la manière sui­vante : ‹ – « » – › , de même que je donne la pré­fé­rence aux guille­mets simples de cette forme : ‹ › 11.

Des guillemets d’ironie spécifiques

Outre l’a­van­tage de la cohé­rence gra­phique entre che­vrons doubles et simples, cet emploi pré­sen­te­rait celui de réser­ver aux guille­mets anglais le rôle que, spon­ta­né­ment, nombre d’auteurs leur donnent, celui de guille­mets d’ironie

Ex. : Il m’a dit : « Je ne suis pas n’importe qui. »

Les guille­mets d’ironie, dits aus­si guille­mets iro­niques, dési­gnent une uti­li­sa­tion par­ti­cu­lière des guille­mets pour indi­quer que le terme ou l’expression mis en exergue n’a pas sa signi­fi­ca­tion lit­té­rale ou habi­tuelle et n’est pas néces­sai­re­ment cité d’une autre source. Les guille­mets d’ironie marquent la dis­tance, l’ironie, le mépris que l’auteur veut mon­trer vis-à-vis de ce qu’il cite. Ils ont un pou­voir de dis­tan­cia­tion et indiquent les réserves de l’auteur par rap­port à un mot ou à une expres­sion (Wiki­pé­dia12).

Employer le même signe pour deux usages dif­fé­rents dans le même contexte est contraire à la recherche de lisi­bi­li­té maxi­male, vers quoi doit tendre l’orthotypographie :

[…] cette mode selon laquelle les mêmes guille­mets servent tan­tôt pour mar­quer une cita­tion ou un terme cité, tan­tôt un terme cri­ti­quable dont on met en ques­tion la signi­fi­ca­tion habi­tuelle, n’a-t-elle pas tout pour fâcher celles et ceux d’entre nous qui aiment la rigueur plu­tôt que l’ambiguïté ? […]
Pour la clar­té du dis­cours écrit, il est recom­man­dable d’utiliser les ‹ … › pour les cita­tions de deuxième niveau, et de réser­ver les “…” aux guille­mets d’ironie s’il convient d’en mettre. En voyant des “…”, la lec­trice et le lec­teur peuvent se rendre compte immé­dia­te­ment que ce n’est pas don­né comme une cita­tion. Effet à évi­ter donc à l’intérieur des cita­tions, sauf si la per­sonne citée aurait mis des guille­mets d’ironie à l’écrit (« Mar­cel », tou­jours13).

D’autres chevrons simples

D’un point de vue gra­phique, les guille­mets en che­vrons simples sont en concur­rence avec d’autres, les signes mathé­ma­tiques de com­pa­rai­son (infé­rieur à, <, et supé­rieur à, >).

J’é­voque là des usages mécon­nus des non-pro­fes­sion­nels de l’édition. 

Le Ramat en parle tout de même14 :

On peut uti­li­ser les che­vrons simples (sans espaces inté­rieures) pour entou­rer une adresse de site. Si l’adresse ter­mine la phrase, on met un point final après le che­vron simple fer­mant. 
Mon site est le sui­vant : <www.ramat.ca>. […]
Le che­vron fer­mant (avec espaces) est uti­li­sé pour décrire les opé­ra­tions infor­ma­tiques
Accueil > Insé­rer > Forme > Rec­tangles (Pour des­si­ner un rec­tangle dans Word.

On emploie éga­le­ment le signe supé­rieur à, >, dans les « fils d’ariane », c’est-à-dire les che­mins d’accès à une page Web15

Ex. : Pour savoir quels ouvrages je recom­mande aux cor­rec­teurs, voir mon site > Accueil > La biblio­thèque du correcteur.

Dans son « Que sais-je ? » sur La Ponc­tua­tion16, Nina Catach a employé ces mêmes che­vrons pour citer des signes de ponc­tua­tion. Ex. : <“ ”> (elle cite les guille­mets anglais).

Un domaine particulier : la philologie

Un usage encore plus spé­ci­fique ne concerne que la phi­lo­lo­gie

En phi­lo­lo­gie, pour l’é­di­tion scien­ti­fique d’un texte, le che­vron marque géné­ra­le­ment les mots ou groupes de mots ajou­tés dans le texte par conjec­ture. Les lacunes peuvent éga­le­ment être indi­quées par un groupe de trois asté­risques entou­rées par des che­vrons (<***>). — Wiki­pé­dia17.

Lorsqu’on emploie les che­vrons pour signi­fier la sup­pres­sion de mots [par l’au­teur du texte étu­dié, et non par l’é­di­teur], on les appelle aus­si cro­chets de res­ti­tu­tion — Vitrine lin­guis­tique18.

Les che­vrons sont aus­si employés en lin­guis­tique pour mar­quer la paren­té entre deux mots (amare > aimer)19 ou « pour indi­quer les gra­phèmes ou les trans­crip­tions gra­phiques20 ».

Une découverte : les crochets triangulaires

Enfin, il faut men­tion­ner les cro­chets tri­an­gu­laires, encore plus rares, dont j’ai décou­vert l’exis­tence dans la Gram­maire typo­gra­phique (1952) de Jules Denis21

Dans les édi­tions phi­lo­lo­giques de textes, on indique par­fois entre paren­thèses, ( ), les lettres ou les mots que l’éditeur consi­dére comme devant être omis, et entre cro­chets, [ ], les lettres ou les mots qu’il ajoute au docu­ment repro­duit. 
Un autre pro­cé­dé consiste à employer, dans ce genre de tra­vaux, deux sortes de cro­chets ; les cro­chets droits, [ ], enfer­mant des lettres ou des mots exis­tant dans les manus­crits, mais qui sont à exclure ; les cro­chets tri­an­gu­laires ⟨ ⟩, enfer­mant des lettres ou des mots ne figu­rant dans aucun manus­crit, mais qui sont réta­blis par conjecture. 

Chevrons simples enchâssés : de l'extérieur vers l'intérieur, guillemets simples, signes mathématiques de comparaison et crochets triangulaires.
Che­vrons simples enchâs­sés : de l’ex­té­rieur vers l’in­té­rieur, guille­mets simples, signes mathé­ma­tiques de com­pa­rai­son et cro­chets triangulaires.

On note­ra que les cro­chets choi­sis par Jules Denis, cor­rec­teur de l’im­pri­me­rie Georges Thone à Liège, ont une forme dif­fé­rente à la fois des guille­mets en che­vrons simples et des signes de com­pa­rai­son. Ce sont, eux aus­si, des signes mathématiques :

Les deux che­vrons ⟨ ⟩ sont uti­li­sés pour noter le pro­duit sca­laire, ou pour annon­cer une pré­sen­ta­tion d’un groupe fini­ment engen­dré » — Wiki­pé­dia22.

Dans le cas pré­cis — raris­sime, je le rap­pelle — où un cor­rec­teur serait ame­né à relire des tra­vaux phi­lo­lo­giques employant des che­vrons simples, je lui conseille­rais de pri­vi­lé­gier ces cro­chets tri­an­gu­laires, car gra­phi­que­ment ils s’ap­pa­rient mieux avec les cro­chets car­rés que les che­vrons mathé­ma­tiques. Pré­ci­sons tou­te­fois qu’ils sont dis­po­nibles dans peu de polices (pour mes illus­tra­tions, j’ai uti­li­sé Apple Symbols).

Article mis à jour le 22 mars 2024.


  1. On les dit aus­si « typo­gra­phiques », par oppo­si­tion aux guille­mets dac­ty­lo­gra­phiques ou droits. ↩︎
  2. « His­toire », art. « Guille­met », Wiki­pé­dia. Consul­té le 11 mars 2024. ↩︎
  3. Voir Lexique des règles en usage à l’Im­pri­me­rie natio­nale, Impri­me­rie natio­nale, 2022, p. 49. Pour les autres usages des guille­mets, se réfé­rer aux manuels habi­tuels. ↩︎
  4. Dic­tion­naire des règles typo­gra­phiques, 5e éd., edi­Sens, 2019, p. 238. ↩︎
  5. Lexique des règles en usage à l’Im­pri­me­rie natio­nale, op. cit., p. 51. ↩︎
  6. Uti­li­sa­teur Mar­cel, « Guille­mets che­vrons simples », Dis­po­si­tion de cla­vier bépo. Consul­té le 11 mars 2024. ↩︎
  7. « Si la cita­tion prin­ci­pale est enca­drée de guille­mets fran­çais (« »), la meilleure façon d’in­di­quer la cita­tion interne est de l’en­ca­drer de guille­mets anglais (“ ”). » — « 7.2.6 Cita­tion double », Le Guide du rédac­teur, TERMIUM Plus. Consul­té le 11 mars 2024.  ↩︎
  8. Guide du typo­graphe, 7e éd., Groupe de Lau­sanne de l’As­so­cia­tion suisse des typo­graphes, 2015, § 610, p. 99. — En France, cet usage relève de choix sin­gu­liers. En 2022, lors d’une dis­cus­sion dans la liste de dif­fu­sion Typo­gra­phie de l’In­ria, Benoît Lau­nay, direc­teur artis­tique au CNRS, écrit : « Per­son­nel­le­ment, j’ap­pré­cie ces guilles et m’en sert dans les publi­ca­tions du CNRS que je réa­lise. » Jacques Melot lui répond : « Il est évident que ces guille­mets simples qui n’ont pas d’u­sage en fran­çais vont évo­quer une sorte de bali­sage des­ti­né à un effet spé­cial comme lors­qu’il s’a­git d’at­ti­rer l’at­ten­tion du lec­teur sur le texte en tant que tel dans une pro­duc­tion didac­tique par exemple, c’est-à-dire avoir un effet de ralen­tis­se­ment sur la lec­ture, irri­tant sans aucun doute une par­tie appré­ciable des lec­teurs. C’est tout bon­ne­ment anti­ré­dac­tion­nel ! » — Le cher­cheur indé­pen­dant Jean Méron (mort en 2022 — voir mon article) les uti­li­sait aus­si dans ses textes. Sur le sujet, on lira d’ailleurs, avec pro­fit, son article « En ques­tion : le gram­maire typo­gra­phique — Les guille­mets », du 14 juin 1999, dont un PDF est dis­po­nible sur le site de la Liste Typo­gra­phie. ↩︎
  9. Pour sim­pli­fier ma démons­tra­tion, je ne conserve volon­tai­re­ment que le second exemple. La rup­ture de pari­té des guille­mets, ren­for­cée par leur dif­fé­rence gra­phique, est per­tur­bante pour le cor­rec­teur fran­çais. ↩︎
  10. Le Petit Manuel de com­po­si­tion typo­gra­phique, ver­sion 3, autoé­di­té, 2021, p. 77. ↩︎
  11. Jan Tschi­chold, Livre et typo­gra­phie, trad. de l’al­le­mand par Nicole Casa­no­va, Allia, 2018, p. 125. ↩︎
  12. « Guille­mets d’i­ro­nie », art. « Guille­met », Wiki­pé­dia, cité. Leur nom anglais est scare quotes. Ils ont été inven­tés par l’A­mé­ri­caine Eli­sa­beth Ans­combe en 1956. — « His­to­ry », art. « Scare Quotes », Wiki­pe­dia (EN). Consul­té le 11 mars 2024. ↩︎
  13. Uti­li­sa­teur Mar­cel, art. cité.  ↩︎
  14. Aurel Ramat et Anne-Marie Benoit, Le Ramat de la typo­gra­phie, 11e éd., A.-M. Benoit éd., 2017, p. 195. ↩︎
  15. « Che­vrons », Vitrine lin­guis­tique. Consul­té le 11 mars 2024. ↩︎
  16. PUF, 1994, p. 77. ↩︎
  17. « Usage phi­lo­lo­gique », art « Che­vron (typo­gra­phie) », Wiki­pé­dia. Consul­té le 11 mars 2024. ↩︎
  18. « Che­vrons », Vitrine lin­guis­tique, art. cité. J’ai écar­té la pré­ci­sion qui suit : « Cer­tains édi­teurs pré­fèrent employer les cro­chets ; cepen­dant, si on opte pour ce signe, il faut expli­quer qu’il s’agit d’un mot qui avait été sup­pri­mé par l’auteur, et non d’un ajout de l’éditeur, puisqu’on emploie géné­ra­le­ment les cro­chets pour enca­drer les com­men­taires et les modi­fi­ca­tions appor­tées par l’éditeur. » — Jacques Drillon fait une remarque équi­va­lente (Trai­té de la ponc­tua­tion fran­çaise, Gal­li­mard, 1991, p. 280-281). ↩︎
  19. « Che­vrons », Vitrine lin­guis­tique, art. cité. ↩︎
  20. « Che­vron (typo­gra­phie) », Wiki­pé­dia, art. cité. ↩︎
  21. Éd. Georges Thone, p. 177. ↩︎
  22. « Usage mathé­ma­tique », art. « Che­vron (typo­gra­phie) », Wiki­pé­dia, art. cité. ↩︎