Depuis quand met-on des traits d’union aux noms de voies ? 

Écrire les noms de voies (ou odo­nymes : rues, bou­le­vards, places, quais, ponts, ronds-points, etc.1) avec des traits d’union est une pra­tique essen­tiel­le­ment fran­çaise (recom­man­dée aus­si en Suisse2 et au Qué­bec3). Les Belges, dont les règles typo­gra­phiques s’ins­pirent des nôtres4, ne nous suivent pas sur ce point (voir, par exemple, la rue du Fos­sé aux Loups, à Bruxelles, ou la rue Pont d’Avroy, à Liège), pas plus que les Ita­liens (via di San Gio­van­ni in Late­ra­no, à Rome) ou les Espa­gnols (calle de Alber­to Agui­le­ra, à Madrid), pour ne par­ler que des langues latines.

Une règle contestée

Contes­tée en Bel­gique (Hanse et Blam­pain5), cette règle a aus­si été décla­rée « fauti[ve] » en France par le lin­guiste Albert Dau­zat en 19476, « inutil[e] » par Le Figa­ro en 19387 ain­si que par l’Office de la langue fran­çaise, selon Le Figa­ro lit­té­raire en 19628. Elle conti­nue d’être dis­cu­tée sur divers forums. D’a­près André Jouette9 (qui fut cor­rec­teur d’é­di­tion spé­cia­li­sé dans les dic­tion­naires et ency­clo­pé­dies10), « [i]l faut conve­nir que cette sorte de trait d’u­nion ne se jus­ti­fie guère. Aus­si voit-on que l’on s’en affran­chit quel­que­fois ; à Paris le pré­fet de la Seine en a pros­crit l’u­sage11 ».

Jouette remarque encore : « L’usage est venu de sup­pri­mer les traits d’union dans le nom des voies (rue Alphonse Allais)12. » Bru­no Dewaele confirme en 2021 : « Voi­là une règle que beau­coup connaissent d’au­tant moins qu’elle est, on l’a dit, en voie de dis­pa­ri­tion13. » Ain­si que San­drine Cam­pese deux ans plus tard14.

Le fait est que, dans l’es­pace public, ce trait d’u­nion est qua­si invi­sible, aus­si bien sur les plaques au coin des rues que sur les façades des bâti­ments por­tant un nom illustre.

Plaque de la rue Croix-des-Petits-Champs, Paris 1er.
Plaque de la rue Croix-des-Petits-Champs, Paris 1er. Source : Fli­ckr.

Comme l’écrit le cor­rec­teur Joseph Der­ny en 193315 :

Les noms de rues com­po­sés de plu­sieurs vocables ne sont jamais impri­més avec traits d’u­nion quand il s’agit d’autres pro­cé­dés que la typo­gra­phie. Et l’on voit cou­ram­ment : Champs Ely­sées, Richard Lenoir, Notre Dame de Lorette, Saint Denis, etc. [Dans une note en bas de page, il pour­suit :] Les plaques émaillées, en cela, sont de bien mau­vais exemples, et, comme le public les consi­dère comme seules offi­cielles, en dépit de toutes les preuves contraires, il est dif­fi­cile d’en cor­ri­ger les erreurs. […] »

Remontons aux sources

Les adver­saires comme les défen­seurs de ce trait d’u­nion déclarent que nous devons la règle à l’administration des postes, sans jamais indi­quer de texte règle­men­taire16 ni même de date. Cela a exci­té ma curiosité.

Les dif­fé­rentes édi­tions de la Liste géné­rale des postes de France, du xviiie siècle, que j’ai pu consul­ter sur Gal­li­ca (cinq entre 1714 et 1760) ne pré­sentent pas de noms de rues, mais les noms des com­munes sont encore écrits sans trait d’union. 

Il faut attendre la Révo­lu­tion, avec la créa­tion des dépar­te­ments (1790), puis la fon­da­tion de la Régie natio­nale des postes et mes­sa­ge­ries (1793) pour que cela change. Dans Le Livre de poste, de 1811, on trouve encore un seul nom de voie, celui de l’hô­tel des Postes (rue Coq-héron17), à Paris, mais les dépar­te­ments et com­munes ont tous leurs traits d’union. Enfin, dans le pre­mier Annuaire des postes que l’on trouve sur Gal­li­ca, celui de 1843, appa­raissent les adresses de quelques bureaux pari­siens, dûment fixées par des traits d’union.

"Annuaire des postes", 1843, p. 19, détail.
Annuaire des postes, ou Manuel du ser­vice de la poste aux lettres, à l’u­sage du com­merce et des voya­geurs, 1843, p. 19, détail. Source : Gallica/BnF.

Cepen­dant, en pour­sui­vant la recherche, on trouve des noms de voies avec traits d’u­nion dès les années 1760, d’abord sans cohé­rence, puis de manière sys­té­ma­tique dans L’Indicateur pari­sien de 1767 (sauf après l’a­bré­via­tion de saint, alors S. et non St).

Il s’a­git donc là d’une pra­tique très ancienne, que les guides typo­gra­phiques du xxe siècle n’ont fait que rati­fier. Nulle cir­cu­laire18 ni règle­ment ne se sont, pour l’ins­tant, pla­cés sur mon che­min19. À défaut, on sup­po­se­ra que c’est par l’exemple que les postes ont dif­fu­sé cet usage ou l’on n’y ver­ra, avec Jouette, qu’une « tra­di­tion20 ».

La discussion reste ouverte

Ce que fit l’ad­mi­nis­tra­tion des postes (et d’autres édi­teurs d’an­nuaires) dans ses listes, dans le but « de main­te­nir à ces noms une forme constante et de leur don­ner une place fixe dans l’ordre alpha­bé­tique21 », devait-il s’é­tendre à ses usa­gers et deve­nir « fré­quent dans les livres et les jour­naux de France, aus­si bien pour des rues que pour des écoles, des fon­da­tions, etc.22 », voire être appli­qué à des dis­tinc­tions (prix Romy-Schnei­der) ?

Aujourd’­hui, sur les sites Pages­Blanches et Pages­Jaunes23, les traits d’u­nion ont dis­pa­ru, aus­si bien des noms de voies que des noms de com­munes24 (ex. : rue Alexandre Bache­let 93400 Saint Ouen sur Seine). Le modèle don­né par La Poste pour « [b]ien rédi­ger l’a­dresse d’une lettre ou d’un colis » n’af­fiche plus aucun trait d’u­nion. Il enfreint même d’autres règles ortho­ty­po­gra­phiques25. Heu­reu­se­ment, l’adressage pos­tal ne concerne que la pré­sen­ta­tion des enveloppes.

Modèle d’a­dresse recom­man­dé dans Les 6 règles d’or d’une adresse pré­cise (PDF) de La Poste.

Faut-il, aujourd’­hui, conti­nuer à impo­ser le trait d’u­nion dans les noms de voies publiés dans les jour­naux et les livres… ou bien abo­lir cette règle qui n’a jamais fait l’u­na­ni­mi­té ? On est en droit de se poser la question.


  1. La règle s’applique aus­si aux « ouvrages d’art » ain­si qu’à « tout orga­nisme, bâti­ment ou monu­ment public por­tant le nom d’une per­sonne notam­ment » — « Trait d’u­nion », Wiki­pé­dia [en ligne]. Consul­té le 4 mars 2025. ↩︎
  2. Groupe de Lau­sanne de l’As­so­cia­tion suisse des typo­graphes (AST), Guide du typo­graphe, 2015, § 215, p. 35-36. — Office fédé­ral de la sta­tis­tique, Recom­man­da­tion concer­nant l’a­dres­sage des bâti­ments et l’or­tho­graphe des noms de rues, v. 1.0, 3.5. Noms com­po­sés, p. 11 : « Les noms de rues consti­tués de noms com­po­sés s’écrivent en fran­çais et en alle­mand avec un trait d’union. En ita­lien, le trait d’union n’est pas uti­li­sé (excep­tion faite des noms doubles). » Ex. en alle­mand : Jonas-Fur­rer-Strasse.  ↩︎
  3. « Le trait d’union dans les uni­tés lexi­cales », Vitrine lin­guis­tique, Office qué­bé­cois de la langue fran­çaise [en ligne]. Consul­té le 4 mars 2025. ↩︎
  4. « L’ouvrage de réfé­rence en matière de la com­po­si­tion de textes impri­més et des règles de typo­gra­phie pour la langue fran­çaise s’intitule Lexique des règles typo­gra­phiques en usage à l’Imprimerie natio­nale », peut-on lire dans les Direc­tives pour les auteurs des publi­ca­tions en langue fran­çaise (PDF), des édi­tions Bre­pols (Turn­hout, Bel­gique), février 2011. ↩︎
  5. « Cet usage a été cri­ti­qué, mais est bien ins­tal­lé et conser­vé dans cer­tains guides. On n’est pas tenu de le suivre cepen­dant. On peut, comme en Bel­gique, écrire : [r]ue Vic­tor Hugo et clas­ser cette rue à Hugo, et ave­nue du Bois de la Cambre. » — Joseph Hanse et Daniel Blam­pain, Dic­tion­naire des dif­fi­cul­tés du fran­çais, 6e éd., 2012, s. v. Trait d’union, 3. Noms de rues, de bâti­ments, etc., p. 649. ↩︎
  6. « Pour le pré­nom et nom dans les noms de rues (rue Fran­çois-Cop­pée) l’usage admi­nis­tra­tif du trait d’union est fau­tif. » — Albert Dau­zat, Gram­maire rai­son­née de la langue fran­çaise, vol. 1, Lyon, édi­tions I.A.C., coll. « Les Langues du monde », série « Gram­maire, phi­lo­lo­gie, lit­té­ra­ture », 1947, p. 43. Cité par Wiki­pé­dia, art. cité. ↩︎
  7. « Il est cer­tain que le but admi­nis­tra­tif est de faci­li­ter, voire de per­mettre dans cer­tains cas, le tri des lettres pour les fac­teurs. L’ad­mi­nis­tra­tion des postes a ses rai­sons, que peut igno­rer l’ad­mi­nis­tra­tion muni­ci­pale. Ce qui est curieux, c’est que beau­coup d’“usagers” aient sui­vi en subis­sant l’in­fluence. On peut atti­rer leur atten­tion sur l’i­nu­ti­li­té (pour eux) du trait d’u­nion dans tous ces cas. » — Le Figa­ro, 2 juillet 1938, p. 5. ↩︎
  8. « L’Office de la Langue fran­çaise s’est éle­vé contre cet usage en le décla­rant inutile. Cepen­dant l’autorité qu’il a prise pro­vient du fait qu’il sim­pli­fie la recherche des noms propres qu’il soude dans les nom­breuses listes alpha­bé­tiques où ils figurent. » — Aris­tide, Le Figa­ro Lit­té­raire, 17 novembre 1962. Cité par Paul Dupré, Ency­clo­pé­die du bon fran­çais dans l’usage contem­po­rain, Paris, éd. de Tré­vise, 1972, t. 3, s. v. rue. noms de rues, p. 2312. ↩︎
  9. André Jouette, Dic­tion­naire d’or­tho­graphe et expres­sion écrite, Le Robert, « Les Usuels », 1997, s. v. le trait d’u­nion, p. 677. ↩︎
  10. Voir « Le “TOP”, réfé­rence ancienne du métier du cor­rec­teur ». ↩︎
  11. Je n’en sais pas plus, hélas. ↩︎
  12. André Jouette, op. cit., p. 739. ↩︎
  13. « Un trait d’u­nion… qui ne fait pas pour autant l’u­na­ni­mi­té ! », 13 juin 2021, blog À la for­tune du mot [en ligne]. Consul­té le 4 mars 2025. ↩︎
  14. « En pra­tique, les traits d’union dans les noms de lieux se raré­fient. » — blog Pro­jet Vol­taire, 1er mai 2023. ↩︎
  15. Cir­cu­laire des protes, no 398, octobre 1933, p. 25. ↩︎
  16. Sur un forum de dis­cus­sion, « Jacques » hasarde l’exis­tence « d’une cir­cu­laire admi­nis­tra­tive adres­sée au per­son­nel de la fonc­tion publique ». — Fran­çais notre belle langue, 7 mars 2008 [en ligne]. Consul­té le 4 mars 2025. ↩︎
  17. Com­po­si­tion d’o­ri­gine. Voir Gallica/BnF. ↩︎
  18. Pour les noms de com­munes, en revanche, une cir­cu­laire du 18 avril 2017, signée de Bru­no Del­sol, direc­teur géné­ral des col­lec­ti­vi­tés locales, a bien rap­pe­lé aux pré­fets que « tous les mots d’un nom de com­mune, à l’exception de l’article défi­ni ini­tial, doivent être joints par des traits d’union […] ». — « Nom des com­munes nou­velles : une cir­cu­laire rap­pelle les règles », Maire Info, 26 avril 2017 [en ligne]. Consul­té le 4 mars 2025. ↩︎
  19. J’ai bien cher­ché sur cette page : adresse.data.gouv.fr > Bonnes pra­tiques de l’a­dresse > Textes règle­men­taires [en ligne]. Der­nière mise à jour il y a 8 mois. Consul­té le 4 mars 2025. Mais le moteur de recherche ne ren­voie aucun résul­tat pour « trait d’u­nion » ↩︎
  20. André Jouette, op. cit., p. 677. ↩︎
  21. Mau­rice Gre­visse et André Goosse, Le Bon Usage, De Boeck Supé­rieur, 14e éd., 2008, § 109 b 1° N.B. 1, p. 114. ↩︎
  22. Loc. cit. ↩︎
  23. Édi­tés par Solo­cal, à par­tir des don­nées four­nies par les divers opé­ra­teurs télé­pho­niques. ↩︎
  24. Bru­no Dewaele (art. cité) note aus­si : « […] dans nombre d’in­dex, le trait d’u­nion a été sup­pri­mé. » ↩︎
  25. « La Poste demande aux usa­gers de “mas­sa­crer” l’or­tho­graphe des topo­nymes. [… Elle] vou­drait inter­dire, dans la ligne du code pos­tal, les minus­cules, les accents, les apos­trophes, les traits d’u­nion… […] Rien n’o­blige un citoyen fran­çais à ne pas res­pec­ter l’or­tho­graphe des noms propres admi­nis­tra­tifs de son pays ! » — Jean-Coli­gnon, Dic­tion­naire ortho­ty­po­gra­phique moderne, CFPJ, 2019, s. v. adresses, non pag. ↩︎