Le 3 décembre 1911, dans la sixième colonne de sa une, le quotidien La Démocratie offrait à ses lecteurs son « conte du dimanche », signé d’Henry du Roure (1883-1914), journaliste catholique, fervent partisan de l’éducation sociale. L’histoire édifiante d’un correcteur de presse tiraillé par sa conscience, qui n’est pas sans rappeler le Monsieur Madeleine de Victor Hugo. Une histoire de rédemption, idéale pour un dimanche de Pâques.
Depuis onze ans au service du journal l’Instantané le père Bruchet était le modèle des correcteurs.
Dans l’atelier de composition on disait de lui avec admiration : — Il a l’œil typographique.
Et c’était vrai, qu’il ne laissait rien passer. La moindre faute dans une épreuve le frappait aussi vivement qu’un coup de poing en pleine figure. Il dénichait entre mille l’i qui n’avait pas de point et la lettre qui n’était pas du caractère. Une coquille le mettait hors de lui. Avec cela, instruit, sachant l’orthographe, l’histoire, la géographie, les noms des hommes illustres et ceux des députés inconnus. Pour rien au monde, il n’eût laissé écrire Tartampion au lieu de Tartempion. Enfin, une perle !
Mais le plus beau, c’était sa conscience. Admirable conscience professionnelle ! Il avait au plus haut point cette vertu qui se perd : l’amour du beau travail, — de ce qu’une locution populaire appelle « l’ouvrage bien faite ». En voilà un qui ne sabotait pas !
Souvent ses collègues se demandaient :
— Mais pourquoi Bruchet travaille-t-il comme cela ?
Plus fins, ils eussent démêlé dans son zèle un besoin de se racheter, de réparer.
À vingt ans Bruchet, qui s’appelait alors Cabasse, orphelin, mal élevé, ou plutôt pas élevé du tout, perverti par quelques mauvais drôles, s’était laissé entraîner, un soir qu’il avait bu, dans une singulière expédition. Pendant que ses camarades cambriolaient une bijouterie, il faisait le guet — mal, sans doute, car des agents survenus avaient arrêté ses complices. Il s’était sauvé jusqu’en Belgique.
Condamné par contumace à vingt ans de travaux forcés, il était rentré en France, sous le nom de Bruchet, après quelques années d’une vie très dure. Il n’était pas foncièrement mauvais, au contraire. Le sang d’une longue lignée de braves gens avait parlé en lui. Il avait horreur de sa faute et souhaitait de se réhabiliter. D’abord typographe, il s’était instruit tout seul, à force d’énergie. Il avait obtenu cette place de correcteur. Il s’était fait ce qu’il était ; un travailleur d’élite et un brave homme.
Bruchet n’était pas marié — à cause des papiers, de l’état-civil, vous comprenez ?
Un jour, il avait recueilli la petite fille d’une voisine morte. Lucette avait maintenant huit ans. Il l’aimait tendrement, avec humilité, en homme qui se dit souvent :
— Si elle savait qui je suis !…
Un jour, comme il avait eu peur ! Il promenait Lucette au Jardin des Plantes. Un homme de mauvaise mine, en le voyant, s’était écrié :
— Cabasse !…
C’était Lecat, l’un des cambrioleurs condamnés jadis — l’un de ses complices.
— Tais-toi, malheureux !… Appelle-moi Bruchet…
— Tu en as eu de la chance, de te débiner ! Moi, j’ai tiré sept ans…
— Sept ans ?… Mon pauvre vieux…
— Enfin, je ne t’en veux pas… Tu te serais fait pincer, que ça ne m’aurait avancé à rien… Chacun pour soi, n’est-ce pas ?…
Le malheureux Bruchet pensait souvent à cette entrevue, vieille de quatre ans. Il essayait de se rassurer en songeant que dans quelques semaines, il serait couvert par la prescription.
*
* *
« Sucres raffinés bonne sorte, 84 ; belle sorte, 84,50. — Suifs indijènes… »
— Indigènes !… Avec un G, voyons !…
Ainsi bougonnait tout seul le Père Bruchet en corrigeant des épreuves des « Marchés et Bourses ».
Depuis quatre heures déjà, il était enfermé dans son petit, tout petit cabinet sans fenêtres — la cage à lapins, disait-on à l’atelier. Les épreuves s’amoncelaient sur sa table, et, inlassablement, d’une écriture bien nette, il faisait dans les marges les signes cabalistiques qui redressaient les erreurs, abolissaient les coquilles…
À force de corriger, il ne comprenait plus très bien ce qu’il lisait… Et pourtant, il tressaillit soudain. Quoi ? Rêvait-il ? Il venait de voir son nom… son ancien nom… son vrai nom !…
Il relut tout le paragraphe. Il suivait les lignes avec sa plume, une plume qui tremblait :
« … Oh ! Ils échapperont, vous savez… Il y en a tant qui échappent !… Tenez, un de ceux qui ont cambriolé avec moi la bijouterie Hédard, en 95, Cabassé… (Ici la plume trembla plus fort)… Eh ! bien, il vit tranquillement pas loin d’ici sous un faux nom… La police n’aurait pas de mal à l’arrêter, si elle le voulait… »
C’était une interview de Lecat. Établi marchand de vins, il venait d’être dévalisé. C’était assez piquant, ce cambrioleur cambriolé. L’Instantané lui avait dépêché un reporter… Et voilà ce qu’il avait dit, le misérable, avec beaucoup d’autres choses…
Et Bruchet, stupide, considérait ces lignes, qui étaient sa perte… l’écroulement de toutes ses espérances… le bagne… le déshonneur… Et Lucette, mon Dieu, Lucette !…
Quelque chose tomba sur l’épreuve… Une larme… Machinalement, Bruchet prit un buvard, et essuya cette larme ; ensuite, il ajouta une r à arêter, et remplaça l’é de Cabassé par un e muet…
Et puis, il resta immobile, assommé, anéanti…
— Eh ! bien, la correction, ça vient ? cria le chef d’atelier.
— Voilà… voilà… balbutia le pauvre homme.
Il rendit les épreuves des « Bourses et marchés », des « Théâtres », des « Sports »… Après quoi, il revint dans sa cage et, la tête dans les mains, réfléchit.
D’un seul coup il vit clair. Parbleu ! Il n’avait qu’à faire sauter ces huit lignes !… Dans une interview qui en comptait 80 qui le remarquerait ?… Barassé le reporter, ne relisait jamais sa « copie » imprimée… Si par hasard il se plaignait, Bruchet répondrait que c’était une erreur des linotypistes, voilà tout… Et il déchirerait l’épreuve, pour qu’on ne vit [sic] pas la correction faite de sa main… On ne s’amuserait pas à rétablir, deux jours plus tard, huit lignes sans intérêt !…
Quant à Lecat, irait-il raconter à d’autres ce qu’il savait ?… Il avait jeté cette boutade sans réfléchir, et non pour le plaisir de dénoncer… La preuve, c’est qu’il n’avait pas livré le nouveau nom de Bruchet… Qui sait, d’ailleurs, comment le peu scrupuleux Barassé s’y était pris pour lui arracher cette confidence ?…
Enfin, il ne s’agissait que de gagner trois semaines… Après, ce serait la prescription… Le salut…
Bruchet trempa sa plume dans l’encrier.
Et au moment de supprimer les lignes, il s’arrêta…
Le correcteur qui était en lui se refusait à saboter une copie… Sa conscience professionnelle se révoltait… En vain, il essayait de la vaincre, il ne pouvait pas…
— Je suis trop bête ! se dit-il.
Il reprit de l’encre, regarda l’épreuve… Et il lui semblait que sa main, sa main si docile ne voulait plus lui obéir…
— Hé ! Bruchet ?… Cette interview ?…
— Oui… oui… tout de suite…
Il s’affolait. Il ne voyait plus clair. Il rougissait, comme s’il avait conçu un acte abominable. II essaya de délibérer froidement avec lui-même. Mais les idées dansaient dans sa tête. Il ne savait plus ce qu’il faisait, ni où il était… Dans ce désarroi la conscience professionnelle l’emporta… Il ne prit pas une décision, non… Mais tout d’un coup, il s’aperçut qu’il avait rendu l’épreuve, intacte… D’ailleurs, aurait-il pu barrer huit lignes ?… Ses doigts sans force ne tenaient plus son porte-plume.
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* *
Et son destin s’accomplit. L’interview de Barassé passa sous les yeux du chef de la Sûreté qui trouva drôle de repêcher un contumace, à vingt-cinq jours de la prescription. Lecat, bien « cuisiné », parla. Un jour, Bruchet ne vint pas à l’imprimerie.
— Lui, si exact !… Il faut qu’il soit malade, au moins !… dit le chef d’atelier.
C’était bien pire : Bruchet, — ou plutôt Cabasse était en prison.
Pour cet accusé sympathique, le tribunal a montré de l’indulgence. Cabasse s’en est tiré avec deux ans de prison. Quelques hommes politiques, rédacteurs à l’Instantané, ont demandé la grâce. Ils l’ont obtenue. Malheureusement, deux heures avant la signature du décret, Cabasse est mort dans sa prison.
À l’imprimerie de l’Instantané, on a beaucoup discuté son cas. On connaît, car il l’a raconté à l’audience, le drame rapide qui s’est joué dans sa conscience.
Tarrot, linotypiste, syndiqué libertaire, beau parleur qui pratique volontiers, sans attendre un mot d’ordre de la C. G. T, la « grève des bras croisés », déclare à qui veut l’entendre, et même à qui ne veut pas, que « Cabasse était la dernière des poires », et que s’il avait eu pour deux sous de « conscience de classe », il aurait saboté l’article de Barassé, et de bien d’autres !…
Et ses camarades, en songeant à l’histoire mélancolique du pauvre Cabasse, sont émus. À sa place ils ne l’auraient pas fait, sans doute, l’acte étrange qui l’a perdu… Et cependant, dans le secret de leur cœur, ils sont tentés de penser qu’il y eut là quelque chose de beau…
Mais aucun d’eux n’ose le dire, de peur de ne plus passer pour un « prolétaire conscient ».
Henry du Roure