Dans une nouvelle inédite de Lucien Ray, publiée par la revue Cinémonde, Stépan Arkailevitch, amoureux de Simone, n’ose lui avouer un terrible secret : pour survivre, il a dû, un temps, se résoudre à « d’obscures besognes de correcteur d’imprimerie ». Mais en lui bat « un cœur affectueux et tendre ». Extraits.
Une tendresse ardente et sincère unissait ces deux êtres qui n’avaient pas de secret l’un pour l’autre. Une confiance entière et justifiée s’était établie entre eux une fois pour toutes.
Pourtant, en dépit d’une entente parfaite, il y a des sujets que les couples les plus unis préfèrent ne pas aborder.
Quel être n’a pas sa tare secrète, sa souffrance cachée qu’il redoute de dévoiler même à l’être qu’il aime le mieux au monde et qui pourtant est capable de comprendre et de calmer sa douleur ? Simone en voyant son mari si défait comprit aussitôt le motif de sa détresse, de son angoisse.
Stépan, d’origine étrangère, était arrivé très jeune à Paris où il avait fait ses études et connu des débuts difficiles. Des années durant, il lui avait fallu lutter pour poursuivre ses cours, vivre misérablement d’obscures besognes de correcteur d’imprimerie, travaillant la nuit dans une atmosphère chargée de vapeurs plombées, au milieu du vacarme des linotypes, du fracas des rotatives.
Stépan, avec beaucoup de courage, avait lutté, lutté contre la fatigue, contre la faim et contre l’amour.
C’est contre l’amour qu’il devait combattre avec le plus d’opiniâtreté, parce qu’il avait un cœur affectueux et tendre, un besoin d’aimer invincible, une soif de tendresse qui le tourmentait nuit et jour. Mais il ne se sentait pas le droit de lier à son existence précaire une autre existence. Pour ne pas succomber à la tentation, il adopta une attitude négative devant l’amour. Il en rit, il le nia, il le raya de sa vie.
Cela dura longtemps ainsi, jusqu’au jour où il rencontra Simone. Ce jour-là, malgré ses théories, il tomba éperdument amoureux et il dut reconnaître que sa tristesse en fut toute illuminée. De longs mois, il adora en silence Simone qu’il voyait chaque jour et qui ne se doutait pas de la passion qu’elle avait éveillée.
Mais tout finit bien :
Galvanisé par cette admirable compréhension féminine, il osa sortir de son sous-sol empuanti. Il s’enhardit, lui, le correcteur, jusqu’à proposer des articles et des contes à la rédaction, du deuxième étage. Cette ascension était symbolique. Peu à peu, il sortit de l’ornière, il écrivit des scénarios. Il réussit même à en faire tourner un.
Cinémonde, no 576, novembre 1939.