« Parler des auteurs est peut-être un peu bien hardi, pour un simple correcteur d’imprimerie comme moi », commence prudemment l’auteur de l’article ci-dessous… mais pour parler, il va parler ! Les « hiéroglyphes », les petites manies et les sautes d’humeur des journalistes et critiques les plus en vue défilent sous nos yeux éhabis et amusés. Anonymement, notre homme se venge ! C’est dans Figaro (alors sans article) du 15 octobre 1865.
NB1 : Le sous-titre « Les Auteurs » laisse imaginer une suite, mais je n’ai pas trouvé d’autre épisode de « La cuisine de Gutenberg », et je le déplore.
NB2 : Comme toujours, j’ai respecté l’orthographe et la ponctuation d’origine. « Ch. R. » fait un usage immodéré des tirets, qu’il emploie comme des pauses longues, non comme l’équivalent des parenthèses.
LA CUISINE DE GUTENBERG
Les Auteurs.
Sommaire. — Les Auteurs. — Pour le typographe, plus de prestige. — Les pallassiers, les artificiers, les raseurs. — Les hiéroglyphes. — Quelques spécimens. — Les microscopiques, les gigantesques, les échevelés, les impossibles, les ſ [sic, f] de Toussenel, les chardons d’Arsène Houssaye, le macadam de Jules Janin. — Les auteurs calligraphes. — Les tocades de ces messieurs. — Les épreuves renaissantes de Balzac et de Villemain. — La ponctuation ; les pluriels de Lalandelle, la grammaire de l’Alcazar. — L’Auvergnat et le correcteur. — La presse politique et littéraire : La Guéronnière, Cassagnac, Havin, Nefftzer, Girardin, Janicot, Boniface, Jules Janin, Achille Denis, Jules Lecomte. — Les ruches à journaux. — Trente-cinq dans la même rue. — Le sacerdoce de la presse après 1830. — Les franges de Gaspard de Pons ; les aménités de deux académiciens ; le dada de d’Arlincourt. — Défiez-vous des petits papiers ! — Un ours métamorphosé en cerf. — Les manies de caste : celles des érudits, des compilateurs, des saint-simoniens, des prêtres, des avocats, des médecins, de la brasserie des Martyrs, des authoress, des éditeurs millionnaires. — Les auteurs aimables et aimés. — Conclusion.
C’est par abus, sans doute, mais enfin, en typographie, on appelle auteur quiconque fait imprimer sa prose. Parler des auteurs est peut-être un peu bien hardi, pour un simple correcteur d’imprimerie comme moi, car tel d’entre eux excelle à découvrir une paille chez le voisin sans admettre pour cela qu’on aperçoive une poutre chez lui. Par bonheur, nous parlons à des gens d’esprit ; donc, nous pouvons nous aventurer. Parlons.
Si le valet de chambre d’un grand homme n’a plus d’illusions sur son maître, comment le correcteur qui, chaque jour, voit nos écrivains à l’œuvre, les considérerait-il du même œil que vous ? lui devant qui l’on maquille la période, on place le mot à effet, on discute un adjectif louangeur, on aiguise la pointe perfide ? Et comment, sans son aide, amputer la phrase gangrénée, ou débrider une boursouflure ? — Aussi, pour lui plus de prestige ; il connaît tous les secrets de toilette, et ne mesure (là est son tort) le mérite de l’homme qu’à la dose d’ennuis qu’il lui cause. Aussi faut-il voir, je veux dire entendre, par quels quolibets il se venge.
Tel manuscrit “ressemble à une rue de Paris en démolition”
D’abord, il divise les gêneurs en trois classes : les pallassiers1 (discoureurs implacables sur une vétille) ; les artificiers (Balzac, Villemain, Desnoyers, traçant des fusées du texte à la marge) ; les raseurs (venant trois fois par jour activer le travail). — Restent les verbeux qui s’oublient en conversations oiseuses ; ceux-là sont exécutés sur place : un Dominus vobiscum en sourdine part du fond de l’atelier, auquel toute la galerie en chœur répond, sur le ton liturgique : Et cum spiritu tuo. Cela veut dire dispensez-nous de l’Oremus.
Dans cet esprit-là, on présume bien qu’il est peu de ridicules qui nous échappent ; il en est, Dieu merci, d’assez comiques. Avant tout, il importe de constater, comme observation générale, qu’à une époque où tous les garçons de magasin sont plus ou moins calligraphes, les lettrés, qui s’honorent de la plume et en vivent, s’obstinent à la tenir le plus mal possible. — Jamais, en effet, celui qui parcourt un journal ou un livre ne parviendrait à se figurer sur quels manuscrits il nous a fallu étudier pour arriver à deviner ce que l’auteur a voulu dire. — Tenu à bout de bras, l’un fait l’effet d’une pluie de perles, l’autre d’un champ d’asperges en insurrection ; celui-ci ressemble à un plat de macaroni, celui-là à une rue de Paris en démolition : aucune [sic] n’a de rapport avec une écriture européenne. On devrait décorer les Champollions qui finissent par les traduire, car les excentricités de la fantaisie dans le genre graphique n’ont ni terme ni limite. Quelques exemples vont le prouver.
Pattes de mouche et “plumes qui crachent”
Tandis que le bibliophile Jacob s’efforce de faire tenir sur une dizaine de feuillets la matière d’un volume, on pourrait lire à cinq pas Léon Gozlan, mieux encore l’illustre Méry, qu’on devrait, sous plus d’un rapport, prendre pour modèle. — Carrée, magistrale est l’écriture d’Edgard [sic] Quinet, tandis que tel article du Constitutionnel configure littéralement une écumoire. On dirait, en voyant ceux que Pierre Véron envoie au Charivari, qu’il a coupé sur une feuille de papier toute [sic] les soies d’une brosse ; Arsène Houssaye affecte le style dit flamboyant, et sa signature est tout hérissée de piquants. Pour si lisible qu’il soit, Victor Hugo trouve le moyen de n’avoir que des plumes qui crachent, et l’on attribuerait à une main féminine les lignes de Girardin. Cette page d’histoire que vous avez lue hier dans Guizot a été, d’un bout à l’autre, tracée sans hésitation, au crayon ; c’est aussi l’habitude de Prosper Pascal et de Louis Venet2, qui cultive à la fois le Monde et le Rosier de Marie, comme chacun sait.
Singulier contraste : l’auteur de Lélia3 écrit d’une main de fer, à l’encre bleu foncé, avec de grosses ratures ; et les petits feuillets du terrible Jouvin pourraient être comparés aux autographes minuscules de Paul Lacroix. Mme Dash a probablement fréquenté la même école que Pierre Véron ; et M. G.4, du Musée des Familles, n’écrit que la moitié du mot, le reste est une barre. Le rédacteur en chef de la Gazette a renoncé à se lire lui-même ; à l’aspect d’un manuscrit de Solar on ne sait jamais s’il s’agit d’espagnol ou de français ; le charmant auteur de l’Esprit des Bêtes5 a des l, des p, des f, qui projettent jusqu’au-delà du papier leur aspiration échevelée ; mais n’espérez point sans une loupe deviner Xavier Aubryet. Certes, il eût ri de bon cœur, en 1848, s’il eût vu M. T.6 rédiger des brochures avec un bâtonnet gros comme le doigt, en guise de plume. Toutefois, quelque excentrique que puissent être les mille et une manières de noircir du papier, il n’en est point dont on ne triomphe à force d’étude ; mais ce qui confond, ce qui défie à la fois l’œil et la raison, ce sont les autographes du premier des lundistes7, empereur des illisibles. Ici, l’expression fait défaut : il n’y a point de terme dans la langue pour peindre la chose. Impossible, si on ne l’a vue, de s’en faire une idée. — Là-dessus il faut tirer l’échelle, car toute citation pâlirait.
Comme correctif, on pourrait en revanche montrer des écritures fort belles : rari nantes in gurgite8. Tout le monde connaît le talent calligraphique de l’auteur des Mousquetaires ; rien n’est plus coquet que les petites cartes de Ch. Blanc traitant les questions d’art ; et l’on peut dire que les feuillets corrects et proprets de Monselet charment l’œil du typographe avant d’aller enchanter ses lectrices. Disons encore, à l’honneur des poètes, que leur copie, bonne ou mauvaise, est généralement nette : il est visible qu’avant de l’écrire ils ont scandé le vers.
“Ceux qui n’ont pas de tocades forment la minorité”
Voilà donc qui est démontré : les auteurs griffonnent, c’est la règle ; quelques-uns écrivent, c’est l’exception. Il en est tout différemment de leurs tocades, puisque ceux qui n’en ont pas forment la minorité. — Les maîtres mêmes, je devrais dire eux surtout, n’en sont point exempts. — Balzac, dont le système de ponctuation a donné lieu à un procès9, a laissé dans la typographie le souvenir des sept ou huit épreuves successives qu’il exigeait, les travaillant de telle sorte qu’à la dernière il ne restait plus un tiers de la composition primitive10.
M. Villemain est allé plus loin le jour où, donnant des soins plus minutieux encore que de coutume à son compte rendu d’une séance de l’Institut, il en corrigea jusqu’à onze épreuves l’une après l’autre. Sarrans jeune, après avoir fait composer le salon hebdomadaire de la Semaine, démolissait tout : à la vérité, il signait Nicolas, ce qui est une excuse. Cette manie, plus répandue que de raison, nous met au désespoir ; elle s’explique par cette particularité qu’on juge bien mieux la phrase en lettres moulées que manuscrite.
L’auteur d’Eugénie Grandet, quand l’inspiration lui dictait un beau type11, ou si une description telle qu’il les savait faire lui souriait, traçait tout d’une haleine des alinénas [sic] de quatorze pages in-18, luxe inconnu dans les écrits modernes. (Ô Dumas ! Ô Girardin !)
La ponctuation, dont les règles peuvent être discutées, mais qui a pourtant ses principes, prête beaucoup au caprice ; aussi en abuse-t-on. — L’abbé Moigno, dont la science est à bon droit populaire, a l’habitude de saupoudrer son style d’une quantité de virgules tout étonnées de tomber là sans savoir pourquoi, alors que la majeure partie des rédacteurs de la presse légère, pour en finir avec ces signes fatigants, les ont simplement supprimés. Ce n’est pas qu’à leur tour les hommes d’un certain âge n’aient aussi leurs fantaisies : on essayerait en vain de persuader à M. Buloz qu’en 1865 les imparfaits et les conditionnels ne s’écrivent plus par un o12 : et M. Lalandelle [sic, La Landelle] vous prouvera qu’on doit pluraliser toujours un chef d’escadronS, un capitaine de vaisseauX. Que voulez-vous ? c’est son système. Ils ont aussi le leur, ceux qui brochent les petites turpitudes à 1 franc publiées dans les passages ; toutefois, ils feraient mieux d’avouer qu’absorbés par leurs études à l’Alcazar, ils négligent un peu leur Chapsal13, et sont forcés, par suite, de barbouiller, à dessein, les désinences de mots embarrassantes.
Pardon du rapprochement, mais Châteaubriand [sic] savait être plus franc et plus habile à la fois. Il disait aux correcteurs, avec un fin sourire : « Messieurs, je vous abandonne l’orthographe. » En effet, à chacun son métier ; d’autant plus que les hommes, généralement fort instruits, dont le chantre d’Atala ne dédaignait pas les avis, prêtent volontiers leur concours pour peu que l’on n’affecte pas avec eux des façons trop cavalières. Une petite anecdote me revient à ce sujet.
Certain Auvergnat rusé avait imaginé une combinaison à l’aide de laquelle il exploitait les industriels qui croient encore aux effets de la réclame ; il était d’une ignorance crasse, n’avait ni secrétaire ni copiste, et mettait l’atelier de composition aux abois par de lamentables autographes. Un jour que le correcteur, toujours obligeant envers lui, était allé prendre son gloria14, notre homme, contrarié de ne pas le trouver là, lui décoche, trois lignes en style de Saint-Flour15. Que fait le malicieux correcteur ? Après l’avoir corrigé comme une épreuve, il renvoie le billet à l’auteur, avec ces mots au bas : « Bon à tirer après correction. » Dix jours plus tard, il changeait d’imprimerie, naturellement ; mais la langue était vengée, et lui aussi.
“Petites faiblesses humaines”
Les écrivains de la presse quotidienne ne sont pas dans les mêmes conditions que les auteurs proprement dits ; ils peuvent cependant, eux aussi, nous fournir quelques types, qu’il serait assez curieux d’opposer les uns aux autres. Ainsi, tandis que ceux-ci ont l’idée laborieuse et l’expression difficile, ceux-là rédigent tout en causant, et n’en écrivent pas plus mal. — M. de La Guéronnière, à une certaine époque, donnait à deux journaux quotidiens à la fois ses impressions parlementaires, et pourtant sa plume, une fois lancée, ne s’arrêtait pas, et il passait, sans les relire, au metteur en pages ses feuillets tout humides. M. Granier de Cassagnac, au Globe napoléonien, n’apportait ses premiers-Paris16 qu’à l’heure où, de guerre las17, on allait éteindre le gaz, et beaucoup de journalistes, s’ils étaient sincères, avoueraient qu’ils ne livrent leur article qu’à la dernière extrémité, et sous la menace du départ, cette heure de Damoclès. Ah ! c’est qu’aussi il est plus difficile que le lecteur ne le pense d’avoir des idées politiques ou de l’esprit à heure fixe. — Jules Janin, bien souvent, faisait ses comptes rendus au sortir du théâtre, sur le coin d’une table de café, en se servant du premier objet venu, plume d’auberge ou allumette. Aussi, Dieu sait en quels hiéroglyphes ses jugements attendus étaient formulés ! Il est vrai que, passé minuit, une gratification était due aux compositeurs des Débats, et l’on peut affirmer, qu’à plus d’un titre, ils ne la volaient point.
Dans cette église militante, où la présence d’esprit et le sang-froid sont indispensables, on a vu des athlètes renommés payer parfois leur tribut aux petites faiblesses humaines. Jupiter-Havin lui-même a ses mauvais quarts d’heure ; Nefftzer, pour si Alsacien qu’il soit, n’est pas un prototype de longanimité ; Janicot est souvent un peu vif ; Achille Denis, le meilleur des bourrus, s’emporte comme une soupe au lait si son tirage est en retard ; il ne faudrait pas prendre trop à la lettre le nom de M. Boniface18, et Girardin, lui qui en a tant vu, tirait un soir ses cheveux à poignée, parce qu’un membre de phrase avait été omis dans son article de fond. Ce qui ne l’empêcha pas, en juin 1848, lors que la Presse fut suspendue, de payer de ses propres deniers les ouvriers du journal pendant tout le temps que dura le chômage.
À titre d’excentricités, c’est ici le cas de rappeler Jules Lecomte : adroit chroniqueur, il était médiocrement lettré, car c’est lui qui forgea l’étrange épithète d’hydroprusse, et le correcteur eut toutes les peines du monde à l’y faire renoncer. Laborieux quoiqu’il fût déjà riche, et attaché à deux ou trois journaux très différents, on le voyait, comme la prévoyante fourmi, faire ses petites provisions, garder sur la planche, pendant trois mois, des anecdotes plus ou moins apocryphes avec la date en blanc ; compter scrupuleusement ses lignes en les multipliant par 25 centimes, et enfin coller bout à bout ses épreuves et en former des rubans de trois ou quatre mètres de longueur.
L’étrange disparition d’un “précieux autographe”
Les imprimeries où se bâclent les journaux ne ressemblent guère à celles où l’on ne fait que le labeur, c’est-à-dire le livre. Elles présentent, à certaines heures, l’aspect fiévreux d’une ruche en activité ; on va, on vient, on crie, on se heurte, et c’est au milieu de ce tohu-bohu qu’on enfante la feuille au moment prescrit. Aujourd’hui, le type de ce genre d’établissements est celui de la rue Coq-Héron ; mais vers 1830, chez Selligues [sic, Selligue], rue des Jeûneurs (la première maison qui employa les machines sur une grande échelle), il s’imprimait chaque jour trente-cinq journaux aussi disparates de couleurs que de formats. C’est là que le Commerce et le Messager, deux ennemis jurés, comme Fichet et Huret19, prenaient soin (ô sacerdoce de la presse !) d’échanger leurs épreuves pour l’éreintement du lendemain ; là encore que la Contre-Révolution, créée tout exprès pour combattre la Révolution, avait les mêmes rédacteurs, réfutant dans le journal opposé leurs propres articles ; là enfin que fut inventée cette ficelle, à l’usage des départements, de former quatre ou cinq journaux d’une seule composition, en changeant tout simplement le titre ; ce qui se pratique encore, nous savons où.
Mais nous perdons de vue les auteurs. — Gaspard de Pons, qui n’était pas sans mérite, avait une singulière habitude : à mesure qu’il relisait ses pièces de poésie, ses souvenirs aidant, il les surchargeait de notes, si bien que les marges ne lui suffisant plus, il avait pris le parti d’y attacher des bandelettes qui affectaient toutes sortes de couleurs, selon le hasard qui les lui avait fournies, et les collait tout autour de ses pages ; en sorte qu’à distance elles ressemblaient à ces châles frangés qui faisaient, il y a quelque trente ans, la gloire des portières.
Il est des hommes fort distingués à tous égards, chimistes, professeurs, légistes, qui n’écrivent qu’en abrégé les termes les plus usités de la science qu’ils traitent, ce qui rend leur manuscrit inintelligible si l’on n’a, de longue main, appris à le traduire.
Et puis les plus épineux sont toujours les moins patients si l’on vient à ne pas les comprendre. M. Sainte-Beuve, sensible lui-même aux piqûres de la presse, ménage très peu l’épiderme d’autrui, et M. Cousin est trop prompt à offrir du chardon à ceux que ses pattes de mouche embarrassent. Cette façon d’agir est d’autant moins généreuse que ces messieurs règnent et gouvernent. Et comment l’illustre professeur de philosophie20, quand il s’emporte à propos de la moindre erreur, ne craint-il pas qu’on lui cite tel de ses livres où il présente à l’admiration du lecteur des phrases qui ont le malheur d’être conçues comme celle-ci : « Je pense qu’il n’y aura pas que lui qui trouve qu’il y aurait plus de probité à cela qu’à ce que j’ai pu prétendre. »
Après tout, s’il est dans la république des lettres de petites faiblesses aigrelettes, il en est d’inoffensives. Telle, par exemple, celle de l’auteur du Solitaire21, supposant que ses moindres brouillons seraient des reliques pour nos arrière-neveux. Un fragment de sa copie s’étant égaré dans l’imprimerie où fut composé son dernier feuilleton, il se mit à faire une scène. C’était inouï ! c’était déplorable ! — Bref, le compositeur accusé de négligence ayant été appelé à comparaître, il avait d’abord cherché à se disculper, lorsque tout à coup, d’un air enthousiaste, il s’écrie :
« — Ah ! monsieur, je serais si heureux de posséder un autographe de vous !
« — Eh bien, s’il en est ainsi, mon ami, dit d’Arlincourt subitement radouci, gardez-le, puisque vous êtes homme de goût. Je vous en fais présent ! »
Le drôle, en rentrant à l’atelier, pouffait de rire. Ce précieux autographe enveloppait son gruyère.
Cocasses “antennes” d’un “digne entomologiste”
Tandis que nous parlons du papier, disons qu’il a pour nous des révélations imprévues : je me rappelle encore un certain grand-raisin22 assez compromettant qui trahissait son origine administrative et dont, par parenthèse, le contenu contrastait fort avec le contenant ; j’ai lu sur des en-tête [sic] du ministère de la justice des articles de sport mêlé de haute bicherie ; et je vis un soir les feuillets roses d’un bureau de journal de modes s’attrister sur une lugubre nécrologie. — Sur ce chapitre, s’il m’était permis de formuler un axiome, je dirais à messieurs les auteurs : Regardez-y à deux fois avant d’employer le premier papier venu ; ou plutôt écoutez ceci : — C’était vers la fin de l’hiver 1845. L’homme dont il va être question, nature moutonnière qui avait en horreur la moindre discussion, en était venu à n’être plus rien chez lui, ce qui arrive à beaucoup d’honnêtes gens. Madame, fort dépensière, laissait son mari sans le sou, si bien que le bonhomme n’ayant même plus de quoi s’acheter du papier, collectionnait les notes d’épicier, les bandes de journaux, bref tout ce qui lui tombait sous la main, pour inscrire l’un après l’autre les articles du grand Dictionnaire entomologique auquel il consacrait ses loisirs. Un jour, parmi ces fragments de toutes sortes, s’était glissé un bout de lettre déchirée : le hasard, qui n’en fait pas d’autres, voulut que le compositeur en tournant le feuillet lût, au-dessous de la déchirure, cette fin de phrase tronquée :
« … prudence ! Tu sais bien que l’ours rentre à cinq heures. »
L’écriture était féminine ; plus de doute, ce pauvre ours qui pourtant n’éprouvait de curiosité qu’à l’égard des insectes, subissait le sort d’Actéon ! On voit d’ici le sourire qui parcourut l’atelier quand il revint le lendemain. Heureusement on prit la précaution de biffer les deux lignes traîtresses, et le digne entomologiste put continuer ses études sur les antennes, organe qui semblait l’intéresser particulièrement.
Choix fantaisistes de papier et d’encre
Si des tics personnels nous passons aux aberrations communes, nous remarquerons, par exemple, que tous les auteurs, y compris les plus expérimentés, se persuadent qu’une épreuve à laquelle ils ont donné tous leurs soins est entièrement purgée de fautes. Erreur profonde ; le correcteur en retrouve toujours après eux, et rien alors n’est plus singulier que leur contenance entre un mécompte d’amour-propre et la satisfaction de voir leur œuvre épurée. — Particularité fort remarquable, il y a des manies qui font esprit de corps, c’est-à-dire propres à telle ou telle catégorie d’auteurs ; mille exemples en sont la preuve. — Ainsi, un savant économise le papier en raison directe de son érudition.
Les vieux raturent beaucoup, les jeunes pas assez, les femmes point du tout.
Les rats de la Bibliothèque n’emploient qu’un papier jaune, rugueux, enfumé, qu’on ne rencontre que dans leurs mains. Où diable vont-ils le chercher ?
Les phalanstériens, les saint-simoniens criblaient leur copie d’italiques et de petites capitales.
Jamais un prêtre-auteur n’écrira qu’avec de l’encre roussâtre ; un bibliomane ne saurait renoncer aux lettres microscopiques ; un avocat qui pourrait se faire lire passerait pour déshonorer la robe ; et les médecins prennent un soin particulier de rendre indéchiffrables les mots gréco-latins de leur invention.
Si vous voyez un auteur se récrier et se défendre mordicus plutôt que de sacrifier cinq lignes de sa prose, comptez que sa muse est vierge de toute impression ; et si vous le voyez faire parade de londrès23 au détriment de sa chaussure, c’est assurément un des Quarante de la brasserie des Martyrs24.
Quant à mesdames les authoress dont la vocation littéraire brave l’épithète de bas-bleus, il faudrait une bonne fois les prier de remarquer que les accents, les points et les virgules, ont été inventés pour quelque chose, et, profitant de l’occasion, leur donner pour modèles Mmes Colet, Farrenc25, de Renneville, Dash et Aubert.
“Les auteurs qui ont su se faire aimer sont nombreux”
Il n’est pas jusqu’aux éditeurs qui n’aient aussi leurs manies et leurs obstinations. On a vu quelques-uns d’entre eux, partis du bouquin à deux sous, devenir millionnaires ; mais sait-on que ceux-là, quand ils dressent des catalogues, font servir à quatre usages successifs un même morceau de carte (en écrivant au dos, puis en travers, puis en rouge) et qu’ils s’évertuent à chercher en ce moment un cinquième procédé.
Arrêtons là cette longue liste de griefs ; aussi bien chaque métier a-t-il ses ennuis ; or, la difficulté de concilier des impossibilités matérielles avec les exigences de l’écrivain n’est pas le moindre de nos embarras. Encore, avec les généraux de lettres, qui ont beaucoup vu, il est des accommodements ; mais les caporaux !…
Les auteurs qui ont su se faire aimer sont nombreux, Dieu merci, et on les connaît : ceux-là se voient toujours secondés avec zèle, presque devinés. À leur tête marche Girardin, qui depuis le jour où, pauvrement vêtu, il fondait le Voleur, jusqu’aujourd’hui qu’il jouit des bienfaits de la fortune, n’a pas cessé d’être bon et paternel ; après lui nous citerons Alph. Karr, qui ne manquait jamais de serrer la main au metteur en pages de ses Guêpes. Dumas, se sentant chez lui, nous tutoie ; Albéric Second, Villemessant, Nemo26, Trimm, Rochefort, Sarcey, Petitjean27 et la plupart des journalistes émérites traitent les typographes en artistes. Amédée Achard, Élie Berthet sont d’une politesse parfaite, et Arnaud, le méridional, a le ton d’une demoiselle. Monselet, surtout s’il est en retard, a des manières charmantes ; Jules Richard fait de nous ce qu’il veut ; Marcelin n’a pas cru s’encanailler en s’attablant à côté de ses compositeurs, et l’on a vu d’Aurevilly lui-même, sur la rive gauche, s’humaniser jusqu’à la chope.
Quoi d’étonnant ? L’imprimerie n’est-elle pas fille de l’écriture et n’est-ce point par elle que la pensée devient livre ? En admettant que, comme on nous le reproche, nous ne soyons que ruolzés28 d’instruction, entre toutes les professions manuelles la nôtre reste la plus noble, puisqu’il lui est donné de comprendre, de traduire et de propager la pensée ; en quoi elle a fait plus pour la civilisation que la poudre et la vapeur.
Au surplus, notre maître, Jean Genfleisch [sic, Gensfleisch] de Gutenberg, était gentilhomme.
CH. R.
- Boutmy (ainsi que Chautard) donne pallasseur, « celui qui a l’habitude de faire des phrases, des pallas. […] C’est sans doute par une réminiscence classique qu’on a emprunté ironiquement pour désigner ce genre de discours l’un des noms de la sage Minerve, déesse de l’éloquence. »
- Chroniqueur catholique. Voir Revue du monde catholique, vol. 22, 1863, p. 156.
- George Sand.
- Sans doute, Émile de Girardin, son fondateur.
- Alphonse Toussenel. Voir aussi Toussenel règle ses comptes avec son correcteur.
- Toussenel, à nouveau.
- « Chroniqueur qui publie régulièrement un article de critique chaque lundi » — TLF. Il s’agit ici de Sainte-Beuve et de son feuilleton hebdomadaire Causeries du lundi.
- Citation tronquée de Virgile (L’Énéide, I, 118) : rari nantes in gurgite vasto, « De rares naufragés flottent sur le vaste abîme » — Locutio.
- Mes recherches à ce sujet sont restées vaines.
- Lire notamment Takayuki Kamada, « Fonctionnement de la technique des épreuves chez Honoré de Balzac », dans Alain Riffaud (dir.), L’Écrivain et l’Imprimeur, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 279-291.
- « Personnage qui résume en lui-même les traits caractéristiques de tous ceux qui lui ressemblent », selon Balzac dans la préface d’Une ténébreuse affaire.
- Voir Réforme de l’orthographe française de 1835, sur Wikipédia.
- Sans doute la Nouvelle Grammaire française de François Noël et Charles-Pierre Chapsal.
- « Café (ou parfois thé) sucré, additionné d’eau-de-vie ou de rhum » — TLF.
- Allusion à la cathédrale Saint-Pierre de Saint-Flour, de style gothique flamboyant.
- « Article placé en tête dans un journal parisien » — TLF.
- Variante de la locution de guerre lasse. Voir Wiktionnaire.
- « (Celui) qui est bon avec simplicité, qui est d’une gentillesse un peu naïve » — TLF. Je n’ai pas trouvé ce monsieur.
- Alexandre Fichet et Léopold Huret, concurrents dans les coffres-forts.
- Il s’agit toujours de Victor Cousin.
- Le vicomte d’Arlincourt.
- « Format de papier un peu plus grand que le précédent [le raisin, 50 × 65 cm] ; feuille de papier correspondante utilisée surtout pour les éditions de luxe » — TLF.
- « Cigare de la Havane, à l’origine fabriqué spécialement pour Londres et l’Angleterre » — TLF.
- La « caverne de […] tous les bohèmes du petit journalisme », selon les frères Goncourt, cités par Anthony Glinoer et Vincent Laisney, « La Brasserie des Martyrs : un lieu commun de la bohème », dans Alain Vaillant et Yoan Vérilhac (dir.), Vie de bohème et petite presse du xixe siècle, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2018, p. 87.
- Peut-être Césarie Farrenc. Identité proposée par mon amie Karine Chadeyron.
- À l’époque, deux journalistes au moins ont employé ce pseudonyme : Henry de Pène et Eugène Piot.
- Je ne l’ai pas encore identifié.
- Tels des bijoux ruolzés, c’est-à-dire recouverts de ruolz, un alliage argenté. Aujourd’hui, on parlerait de « vernis de culture générale ».