Monté à Paris, un jeune auteur, sans le sou, désespère de trouver du travail. Jusqu’au jour où il est reçu par « le rédacteur en chef de Marie-Marie, le grand hebdomadaire féminin », qui le recommande à un certain Marcel, « directeur littéraire des Éditions Bâché-Fourasson ». En même temps que la nature du travail qu’on attend de lui, il découvre le bureau où il devra s’installer.
« — Louis a eu une bonne idée de vous envoyer. Mais que savez-vous faire ?
— J’ai écrit quelques nouvelles, répondit Sébastien.
Lapostat leva la main, d’un air blasé :
— Normal, à vingt ans, plus une tragédie en vers, plus un traité de philosophie. Et on lit l’Express pour achever d’avoir l’air d’un monsieur très intelligent. Donc, vous ne savez rien faire ? Excellent ! Il vaut mieux apprendre à un pékin à monter à cheval, qu’à le lui désapprendre pour le lui réapprendre. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Oui, monsieur !
— J’espère que vous n’avez pas de diplômes ?
— Je suis licencié ès lettres.
— Tâchez de l’oublier. Savez-vous taper à la machine ?
— Oui, avec trois doigts, monsieur !
— Que ne le disiez-vous tout de suite ? Deux doigts de plus que nos meilleurs écrivains ! Quand voulez-vous commencer ?
— Commencer quoi ?
— Louis ne vous a pas dit que je cherchais un correcteur-metteur au point ?
— C’est que je ne sais pas exactement en quoi consiste le travail.
« Lapostat tira une grosse bouffée du cigare suisse à trois sous — trois sous suisses, s’entend — qu’il fumait et essaya d’envoyer des ronds vers le plafond. Sans succès.
— Voilà ! La maison édite de nombreux récits d’explorateurs que rien ne prédisposait à la littérature. Vous savez, ces types qui louent la salle Pleyel avant de partir imberbes, et qui reviennent y faire des conférences une fois que leur barbe leur a bouffé la figure. Ces gars-là sont bien gentils, et ils écrivent avec leur machette ou avec celle de leur nègre. C’est du pathos amazonien, en général. Remarquez que quelques-uns écrivent fort bien, mais ne confondons pas : ceux-là, ce sont des écrivains qui explorent. Pas la même chose.
« Lapostat cracha des bribes de tabac dans un coin et désigna des rangées de titres sur des étagères :
— Nous, notre métier, c’est de vendre leur camelote. Donc, il faut que je revoie tous leurs ours1 avant parution. Je n’y suffis pas. Il me faut quelqu’un qui m’aide, un correcteur, un metteur au point… C’est le mot : metteur au point. Vous allez être le metteur au point.
« Il proposa à Sébastien un salaire d’essai, qui lui permettrait de ne pas crever de faim, et de commencer de suite son travail.
— Vous avez le pied dans la maison… Pour quelqu’un qui veut devenir auteur, vous commencez bien. Simonin, lui, a débuté par le taxi.
« Il appela la standardiste, qui faisait également fonction d’huissière, et lui ordonna d’installer Sébastien dans ses nouvelles fonctions. La fille l’enferma dans une sorte de réduit sans fenêtre, éclairé au néon en plein jour, qui sentait vaguement le camphre.
— C’est le bureau des correcteurs, dit-elle d’un ton extrêmement fatigué.
— Nous sommes plusieurs ? demanda le jeune homme en calculant l’exiguïté du réduit.
— Non, on n’en a qu’un à la fois ; mais il en passe tellement…
« Sur ce bon mot, sans un sourire, sans qu’une lueur d’intérêt se fût allumée dans ses yeux, elle referma la porte. […]
« Sébastien, à l’idée de travailler chaque jour huit heures dans son placard, fut tenté de se jeter par la fenêtre. Sans doute ses employeurs y avaient-ils pensé, puisqu’il n’y en avait pas. Il alla jusqu’à la porte, en fit jouer le bouton. On ne l’avait pas verrouillée. Si un incendie se déclarait, du moins pourrait-il se sauver. L’envie de crier « Au feu », de franchir précipitamment le vestibule et de plonger dans le sein de la rue accueillante, l’effleura.
« Sur une table de bois blanc qui, avec une chaise à cannage, constituait tout le luxe du bureau, il lut : « À rewriter ». Un premier manuscrit l’attendait : Avec les cygnes noirs du Bengale. La curiosité l’emporta sur les désirs de fuite.
« Il s’assit. »
Manuel de Cuebbas, Des blondes à pleins paniers, « Série blonde », Éditions de Paris, 1957, p. 42-45.
☞ Voir aussi ma sélection « Le correcteur, personnage littéraire ».
- « Fam. Brouillon, canevas, ébauche ou version d’un texte inachevé qui demande à être révisé(e) et corrigé(e). (Ds Rob. 1985). » — TLF.