Visite du marbre de “L’Humanité-Dimanche” en 1954

Couverture du livre "Même si ça dérange", de Roland Passevant, Robert Laffont, 1976

Roland Pas­se­vant (1928-2002) est un jour­na­liste fran­çais, spé­cia­li­sé dans le domaine spor­tif, puis dans l’in­ves­ti­ga­tion poli­tique. […] En 1954, il rejoint L’Hu­ma­ni­té-Dimanche, puis L’Hu­ma­ni­té : il dirige, à par­tir de 1963, le ser­vice des sports de ce quo­ti­dien. (Wiki­pé­dia).

Dans ses Mémoires, inti­tu­lés Même si ça dérange (Paris, Robert Laf­font, 1976, 326 p.), il raconte (p. 28-30) ses débuts à L’Hu­ma­ni­té-Dimanche, où il s’i­ni­tie au secré­ta­riat de rédac­tion sur les pages dépar­te­men­tales : « […] je consacre quelques heures par semaine à mode­ler les pages de la Dor­dogne, de la Drôme et du Gard, mes trois coins de province. »

« Reve­nons au petit jour­na­liste débu­tant. […] Sa pano­plie, hors du sty­lo, com­prend un ligno­mètre et un typo­mètre, d’or­di­naire réser­vés au secré­taire de rédac­tion et au maquet­tiste. Le ligno­mètre per­met d’é­va­luer, sur la maquette, la capa­ci­té de lignage d’un empla­ce­ment, sui­vant les dif­fé­rents calibres de carac­tères. Le typo­mètre, outil pri­vi­lé­gié du typo­graphe, ramène tout au cicé­ro, mesure de base de l’imprimerie.

Détail d'un typomètre en cicéro et en millimètres.
Détail d’un typo­mètre en cicé­ro et en mil­li­mètres. Source : For­nax édi­teur.

Le secrétaire de rédaction crée la page

« Savoir cali­brer un article, com­man­der un titre, un cli­ché, et voi­là le débu­tant presque bon pour le ser­vice. Il connaît le ter­rain, l’u­sage que l’on fait du texte, son trai­te­ment. Le plus dur reste à faire. L’art d’é­crire juste, celui de rédi­ger un titre, de le tra­vailler, d’en extraire l’élé­ment choc, sont des exer­cices de longue haleine.

Titre de "L'Humanité-Dimanche" du 7 novembre 1954.
Titre de L’Hu­ma­ni­té-Dimanche du 7 novembre 1954. Source : librai­rie Gré­goire, Abe­books.

« En 1954, à la rédac­tion de l’Hu­ma­ni­té-Dimanche, ces exer­cices nous sont impo­sés par la fabri­ca­tion, à Paris même, de toutes les pages dépar­te­men­tales qui ont pour mis­sion de régio­na­li­ser le maga­zine, d’y inté­grer la cou­leur locale. Chaque rédac­teur, res­pon­sable de trois à quatre pages dépar­te­men­tales, reçoit la copie de pro­vince, géné­ra­le­ment accom­pa­gnée d’une amorce de maquette. À lui de jouer, d’en­ri­chir le pro­jet de mise en page, d’ins­tal­ler l’é­di­to­rial, d’é­qui­li­brer les élé­ments pho­tos, de choi­sir les carac­tères, de tailler les trop longs articles sans en alté­rer le conte­nu. C’est le tra­vail d’un secré­taire de rédac­tion, pré­cieux pour le jeune jour­na­liste qui s’im­prègne des notions de dis­tance, de pré­sen­ta­tion, qui per­çoit mieux l’as­pect esthé­tique du jour­nal. Son rôle ne se limite pas à manœu­vrer du typo­mètre et du ligno­mètre, mais le conduit à appré­cier textes et titres, à pro­po­ser d’é­ven­tuelles amé­lio­ra­tions à la rédac­tion en chef.

« Le secré­taire de rédac­tion qua­li­fié, faut-il immé­dia­te­ment pré­ci­ser, n’est pas un simple met­teur en page. Il par­ti­cipe, de manière active, la plus ingé­nieuse pos­sible, à la créa­tion de la page. Res­pon­sable de la “vitrine”, il col­la­bore étroi­te­ment avec le chef de service. […]

“L’air manque et la place aussi”

« […] Lors­qu’on découvre le “marbre”, ate­lier de com­po­si­tion de l’im­pri­me­rie, on y voit de tout, sauf du marbre. Les tables de tra­vail sont en fonte et le plomb est roi.

« Dans l’heure pré­cé­dant l’en­voi de la forme vers la presse, secré­taires de rédac­tion et rédac­teurs col­la­borent là à la phase finale de fabrication.

« La mise en forme ne se fait pas en se gon­flant les pou­mons, ni en se mus­clant le jar­ret — l’air manque et la place aus­si. La forme est un cadre de fonte aux dimen­sions réelles de la page. Le typo tra­vaille côté tête de page, le rédac­teur côté bas de page.

« Les articles, com­po­sés par le lino­ty­piste (un typo assis, qui tire les lettres de son cla­vier, comme une dac­ty­lo), pla­cés dans des “galées”, sou­mis à un encrage et à une pre­mière empreinte par le “plom­bier” (un typo-dis­pat­cher, vers lequel converge tout le plomb à net­toyer et clas­ser), arrivent vers les pages, accom­pa­gnés d’é­preuves qu’u­ti­lisent cor­rec­teur, jour­na­liste et typo­graphe pour contrô­ler et rec­ti­fier le texte.

Dernières corrections sur la morasse

« Le tra­vail touche à sa fin lorsque le typo­graphe, par petits coups ryth­més, avec une brosse spé­ciale munie d’un long manche, imprime l’en­semble de la page. Ain­si née [sic] la “morasse” qui donne la pre­mière vue glo­bale de la page et sert aux der­niers contrôles, aux der­nières cor­rec­tions. Ce rou­le­ment des bat­tages de brosse, c’est le sprint du “typo”.

« Le “marbre”, royaume du plomb, c’est pour chaque édi­tion ce tête-à-tête d’une heure ou deux, per­tur­bé par les exi­gences de l’ac­tua­li­té qui com­mande et impose d’in­ces­santes retouches. C’est une curieuse ambiance de tra­vail, mélange de bonne humeur, d’en­gueu­lades brèves mais explo­sives, de coups de gueule et de coups à boire. On y res­pire l’air vicié par les éma­na­tions de plomb fon­du, mais on y sent bien vivre le jour­nal. On y éprouve les émo­tions res­sen­ties près du chauf­feur de la loco­mo­tive, en tête du train. »

☞ Voir aus­si « L’imprimerie d’un jour­nal pari­sien dans les années 1960 ».