Un des portraits de correcteurs les plus connus dans notre milieu est sans doute l’archétype, peu flatteur, dessiné par l’un des nôtres, Eugène Boutmy, en 1866.
« Le correcteur, par son caractère et la nature de ses fonctions, est isolé, timide, sans rapports avec ses confrères, supporté plutôt qu’admis dans l’atelier typographique. Le patron voit souvent en lui une non-valeur, puisque son salaire est prélevé sur les étoffes ; le prote, la plupart du temps, diminue le plus possible l’importance de ses fonctions. Aussi, et nous avons le regret de le dire, le réduit le plus obscur et le plus malsain de l’atelier est d’ordinaire l’asile où on le confine. C’est là que, pendant de longues heures, il se livre silencieusement à la recherche des coquilles, heureux quand il n’est pas troublé dans sa tâche ingrate par les exigences incroyables de ceux qui exécutent ou dirigent le travail. Et pourtant, qu’est-ce que le correcteur ? D’ordinaire un déclassé, un transfuge de l’Université ou du séminaire, une épave de la littérature ou du journalisme, et que les circonstances ont fait moitié homme de lettres, moitié ouvrier. Aujourd’hui, sans doute, les choses ne sont plus ce qu’elles étaient il y a dix ans. Un élément jeune, plus énergique, est venu s’adjoindre aux hommes timides1. »
Publiée un siècle plus tard, La Cage de verre (1971) est, pour certains, l’un des romans les plus tristes de Georges Simenon. En tout cas, Émile Virieu est l’un des personnages les plus gris clair de la littérature !
Il n’avait pas de traits bien définis. Les lignes étaient molles et l’arête du nez n’était pas marquée. Quant à ses yeux sombres, ils étaient gros et saillants, sans expression. C’était presque toujours ses yeux que les gens regardaient et il les soupçonnait de ressentir une sorte de malaise.
Il s’habillait sans apporter à sa toilette la moindre coquetterie. Il était toujours vêtu de sombre, comme s’il voulait se faire remarquer le moins possible, et pourtant, dans la rue, il y avait des passants pour se retourner sur lui. Il ne savait pas pourquoi. C’était une question qu’il se posait depuis son enfance. Il avait l’impression de ne pas être comme les autres et il lui arrivait de raser les murs2.
Le correcteur décrit par A.‑T. Breton en 1843 a plus d’allure, proche de celle d’un poète romantique, mais reste un loser.
Si vous avez quelquefois dépassé les limites de la banlieue, et poussé vos explorations jusqu’aux prés Saint-Gervais, à Romainville, au bois de Boulogne, à Gentilly, au bois de Vincennes, vous n’avez pas été sans rencontrer quelque personnage de vingt-cinq à trente ans, à la démarche grave, mais quelque peu étudiée, aux cheveux longs et bouclés avec soin, habit noir d’une coupe antérieure d’un an à la mode du jour, pantalon idem, bottes selon le temps, le tout d’une propreté irréprochable, cravate mise avec goût, et tenant à la main un livre dont il paraît dévorer la substance : c’est le correcteur cosmopolite aux limites de son univers, le Correcteur au début de sa carrière, distillant avec feu sa sève juvénile sur le traité de la ponctuation de Lequien, ou le jardin des racines grecques de Claude Lancelot. Tel est ce néophyte de l’art : esclave de l’étude ou de l’ambition qu’elle lui suggère, trop pour être si peu, trop peu pour être quelque chose, sa vie n’est que labeur et déception3.
Pour nous parler de l’Histoire « impossible à corriger », George Steiner, lui, a imaginé un correcteur mythique, le Professore, infaillible, même quand on lui soumet les documents les plus ardus.
Depuis trente ans et plus, un maître dans sa spécialité. Le plus rapide, le plus précis des réviseurs et des correcteurs d’imprimerie de toute la ville, voire de toute la province. Travaillant sept nuits sur sept, de la tombée du jour jusqu’à l’aube. Afin que documents officiels, actes de vente, avis financiers, contrats, cotations en bourse paraissent le matin, irréprochables, exacts à la décimale près. Il n’avait pas de rival dans l’art du scrupule. […] Ses corrections des épreuves de l’annuaire téléphonique (bisanuelles), des listes électorales, des registres du recensement et des procès-verbaux municipaux étaient légendaires. Les ateliers d’imprimerie, les archives nationales, les tribunaux ses disputaient son labeur4. […]