Le stylo rouge des correcteurs est-il un chasse-démons ? Titivillus est-il leur démon patron ? Il figure sur des tee-shirts, des décorations murales ; les enseignes de maisons d’édition, de correcteurs, d’un webmaster… Il a même sa pièce de chambre, composée par Betsy Jolas en l’an 2000 « pour conjurer le bogue ». Saint-Léger, éditeur de textes religieux, a publié sa légende, le qualifiant de « démon de tous les amoureux du livre : auteur, éditeur, correcteur, typographe, imprimeur… ». Pourtant, est-il bien coupable de tout ce qu’on lui attribue ? Rouvrons le dossier.
« Titivillus est selon la tradition un démon travaillant pour Belphégor, Lucifer ou Satan pour parsemer d’erreurs le travail des copistes », affirme d’emblée Wikipédia dans la fiche qu’elle lui consacre. « […] La première référence sous ce nom se trouve dans le Tractatus de Penitentia, vers 1285, de Jean de Galles, voire avant chez Caesarius [Césaire de Hesterbach].»
Cependant, le portrait du démon que brosse l’historien André Vernet en 1958 est tout autre :
Césaire de Heisterbach, Jacques de Vitry, Étienne de Bourbon, etc., dans la première moitié du xiiie siècle, ont raconté, pour l’édification de leurs auditeurs, l’histoire de ce diable (diabolus, demon) qui recueillait dans un sac les versets oubliés, les mots sautés, les syllabes syncopées, les voyelles omises dans leur psalmodie par des chantres paresseux, distraits ou somnolents, pour les en accabler au jour du Jugement dernier. Un siècle plus tard, John Bromyard, dans sa Summa predicantium (v. 1360-1368), connaît le nom de ce diablotin : Titivillus1.
Celui-ci fait aussi son miel des paroles inutiles lâchées par les fidèles durant l’office, qu’il note sur un parchemin. Il serait également, selon Pierre Martini, savant du xvie siècle, le démon qui note, dans un énorme codex, « les péchés commis par les hommes dans toutes les régions de la terre ».
À partir de là, la légende s’amplifie. « Titivillus, démon des copistes » (Samaran, 19462), « des copistes et des moines étourdis » (Vielliard, 19573), « de la calligraphie » (Drogin, 19804), « de la typographie » (Fraticola, 20015).
« Pour alléger ce fardeau permanent de la faute, l’imaginaire monastique a créé, probablement par jeu, au début, un démon particulier, du nom de Titivillus […], auquel les moines faisaient porter la responsabilité de leurs erreurs, disant parfois au dos de leur copie : “Titivillus m’a fait faire cette faute”», affirme l’Encyclopédie universelle en ligne. Selon les sites, cette nouvelle « fonction » remonterait soit au xiiie, soit au xve siècle ! Il est même dit que cet agent de Satan ajouterait lui-même des erreurs dans les textes.
Démon des chantres, et non des copistes
Pure calomnie, nous dit en substance Julio Ignacio González Montañés, chercheur en histoire de l’art (dans un texte espagnol en 20156, puis italien en 20187). S’il ne met pas de point d’interrogation au titre de son livre, « le démon des coquilles », sa réponse est nette : les informations sur l’activité de Titivillus comme « pousse-au-crime » des copistes et des typographes sont tardives et peu fiables.
Aucun texte médiéval n’y fait référence, pas plus qu’elle ne figure dans l’art du Moyen Âge. C’est, dit-il, une création française de la seconde moitié du xixe siècle, à partir d’une association d’idées de Victor Le Clerc8, diffusée dans les dictionnaires de l’époque9 et popularisée par Anatole France. Pour Montañés, la « première référence concrète à la question dans la bibliographie française est datée de 1877 » :
[…] la superstition s’en mêla : on inventa un démon : Titivitilarius, ou Titivillus, qui emportait les sacs de syllabes oubliées par les moines dans les psalmodies nocturnes ou dans les copies des livres10.
En résumé, le démon sachant écrire au Moyen Âge serait devenu, bien plus près de notre époque, le démon des écrivains et autres manieurs de plume et de plomb.
Quant à la miniature, largement reproduite, censée représenter Titivillus en action, elle mériterait, toujours d’après Montañés, une autre interprétation. La créature ailée faisant face à saint Bernard de Menthon ne serait pas notre démon, mais celui qui, selon la légende, aurait révélé à l’archidiacre les sept vers des psaumes dont la récitation quotidienne assure le salut (septem versus santi Bernardi, titre latin de l’image, en rouge – je n’entre pas les détails plus érudits).
Alors, quel est donc le texte où Anatole France aurait assuré la notoriété de Titivillus ? Notre écrivain le cite à la fin de la longue préface de sa Vie de Jeanne d’Arc11 :
Au siècle que j’ai essayé de faire revivre en cet ouvrage, un démon nommé Titivillus mettait chaque soir dans son sac toutes les lettres omises ou changées par les copistes durant la journée et les portait en enfer, pour que Saint-Michel [sic], alors qu’il pèserait les âmes de ces scribes négligents, mît la part de chacun dans le plateau des iniquités. Je crois que ce diable justement vétilleux, s’il a survécu à la découverte de l’imprimerie, assume aujourd’hui la lourde tâche de relever les coquilles semées dans les livres qui prétendent à l’exactitude ; car il serait bien naïf de s’occuper des autres. Je pense qu’il met ces coquilles, selon le cas, à la charge du prote ou de l’auteur. J’ai une infinie reconnaissance à mes éditeurs et amis MM. Calmann-Lévy et à leurs excellents collaborateurs d’avoir, par leurs soins et leur expérience, allégé de beaucoup le sac dont Titivillus me chargera au jour du jugement.
Nous autres, correcteurs, ne pouvons donc blâmer Titivillus lorsque nous laissons malencontreusement passer une erreur – la fatigue et le stress du bouclage sont nos vrais ennemis. Le pauvre diablotin, lui, a bien d’autres chats à fouetter : les discussions oiseuses et les commérages sur Internet ont largement de quoi remplir ses sacs.