Il est toujours agréable de trouver formulée dans un livre une réflexion qu’on s’était déjà faite, plus ou moins clairement. Ainsi, dans l’Histoire de l’écriture typographique1 de Jacques André, je trouve :
Assez curieusement, les marches typographiques sont fort peu disertes sur le gras. Par « marches typographiques », nous entendons les « codes typographiques », dont le Code typographique, le Lexique des règles en usage à l’Imprimerie nationale, le Ramat de la typographie, le Guide du typographe romand, etc. […] Alors qu’elles consacrent toutes de nombreuses pages aux usages de l’italique ou des petites capitales, aucune ne parle de ceux du gras. À croire qu’il est mal aimé, maudit ou banni ! Pourtant, toutes ces marches sont elles-mêmes composées avec du gras, pour la « titraille » (grands titres mais aussi les titres de section, sous-section, etc., marquant la structure du texte) bien sûr et, depuis le quart du xixe siècle, dans le texte courant.
Les caractères gras « sont l’une des grandes inventions typographiques du début du xixe siècle », nous dit J. André. Il en donne quelques exemples dans les titres et dans le texte courant, notamment pour les entrées de dictionnaires, les listes (annuaires, horaires, notamment des chemins de fer), les manuels de lecture. « Le plus ancien dictionnaire que nous ayons trouvé qui ait utilisé du gras pour ses entrées date de 1832 : le Dictionnaire de la conversation et de la lecture de Duckett. »
Jacques André poursuit avec des considérations sur les « connotations du gras », notamment par rapport à l’italique :
Des exemples précédents, on peut dire que le principal usage du gras est la mise en évidence. Tschichold2 n’aimait pas le gras au point de dire qu’il « préfère ne pas parler des caractères […] gras, sinon pour mettre instamment en garde contre leur emploi dans un livre ». Mais il ajoute : « sauf pour les lexiques et répertoires, etc. et en tout cas pour les titres. Leur fonction est de capter le regard, non de différencier. » De son côté, Gérard Blanchard3 signalait que « le gras remplace efficacement l’italique [pour la valeur de contraste ordinairement accordée à l’italique] » et donne une « fonction de différenciation renforcée ». Gouriou4 est l’un des rares auteurs à avoir bien analysé les fonctions de l’italique (au xxe siècle), fonctions qu’il classe en deux grands catégories : l’insistance (que d’autres appellent l’emphase) et la disjonction (ou différentiation […]).
Cette disjonction est utilisée dès le milieu du xvie siècle pour « différencier » les mots de langue étrangère […], les changements d’interlocuteurs, etc. L’insistance se met aussi en italique […]. L’italique n’a cependant pas la propriété d’accrocher l’œil au niveau de la page (comme c’est le cas pour le gras) mais seulement au niveau de la ligne. Il nous semble que les éditeurs-imprimeurs d’avant 1800 aient alors utilisé des petites capitales, non pas pour leur graisse, mais du fait que celles-ci étaient alors toujours composées très espacées, les blancs donnant alors un effet d’accroche plus important que l’italique mais sans toucher au gris de la page.
Mais l’usage du gras aujourd’hui (paraissant plus noir, un peu comme les gothiques utilisées par les Anglais) accentue cet effet d’accroche. […]
Photo : Gallica, BNF.