Qu’est-ce qu’être “emblématique” aujourd’hui ?

Ernes­to « Che » Gue­va­ra « reste une figure emblé­ma­tique » (Togo diplo­ma­tie).

L’u­sage de l’ad­jec­tif emblé­ma­tique a explo­sé depuis les années 1990 (voir les gra­phiques four­nis par l’article de La Langue fran­çaise).

Ce mot appa­raît en fran­çais en 1564, au sens de « com­po­sé de pièces rap­por­tées », dans le Cin­quième livre (chap. 39) de Rabelais.

Fon­da­men­ta­le­ment est emblé­ma­tique ce qui contient un emblème ou ce qui en a le carac­tère (Lit­tré ou le Dic­tion­naire de l’A­ca­dé­mie).

Ain­si, des tableaux emblé­ma­tiques avec devises (Sainte-Beuve, Port-Royal, t. 4, 1859) [peints dans le grand salon d’un châ­teau] contiennent des emblèmes, alors que seize est le nombre emblé­ma­tique de la volup­té (Gau­tier, Le Roman de la momie, 1858) : il la sym­bo­lise (exemples du TLF). De même, la colombe est la figure emblé­ma­tique (ou l’emblème) de la paix.

Une œuvre d’art peut donc être emblé­ma­tique soit parce qu’elle contient un emblème (cet emploi est rare aujourd’­hui), soit parce qu’elle est repré­sen­ta­tive d’autre chose : la BnF parle, par exemple, d’« un des­sin emblé­ma­tique du fonds » (il est extrait d’un ensemble de des­sins réa­li­sés entre 1943 et 1944 par les enfants de la colo­nie d’Izieu).

L’emploi d’emblé­ma­tique au sens pre­mier de « qui a valeur d’emblème » n’a pas tota­le­ment disparu :

Don­ner à la dis­pa­ri­tion de quelques espèces par­ti­cu­lières un carac­tère emblé­ma­tique est sans doute béné­fique, car nous avons besoin de sym­boles (Res­pon­sa­bi­li­té et envi­ron­ne­ment, 2009, Patrick De Wever, Cairn.info, cité par le Dico en ligne — je souligne).

Plus sou­vent est dit emblé­ma­tique, aujourd’­hui, ce « qui repré­sente (qqch., une idée) de manière forte » (Le Grand Robert).

André Bre­ton est la figure emblé­ma­tique du sur­réa­lisme (Wik­tion­naire) : il repré­sente ce mou­ve­ment artis­tique à lui seul ; l’œuvre de Rabe­lais est emblé­ma­tique de son temps parce qu’elle « ouvre sur la réflexion huma­niste et le besoin d’un renou­veau » (Maxi­cours).

On peut encore écrire que Gil­bert Dou­cet est une figure emblé­ma­tique du rug­by tou­lon­nais (La Langue fran­çaise, art. cité), parce que, « pos­sé­dant les carac­tères propres à une caté­go­rie d’êtres ou de choses, [il] peut être choi­si pour l’incarner, la reflé­ter » (repré­sen­ta­tif, Aca­dé­mie). Mais si l’on dit qu’Un­tel est une figure emblé­ma­tique du sport (Le Grand Robert), Untel repré­sente-t-il le sport à lui seul ? C’est plus discutable.

Emblématique, mais de quoi ?

C’est sur­tout quand le mot emblé­ma­tique est employé sans com­plé­ment que son sens nou­veau se révèle : la per­sonne ain­si qua­li­fiée n’est plus vrai­ment repré­sen­ta­tive de quoi que ce soit (du moins, l’é­non­cé ne le pré­cise pas), elle est seule­ment une figure mar­quante. Quelques exemples (tirés de Cor­dial et du Dico en ligne) :

Menés par leur emblé­ma­tique capi­taine, Fran­çois (Le Monde, juillet 1995).

Qui, hor­mis l’emblématique pré­sident, pour­ra dire la des­ti­na­tion des mal­ver­sa­tions ? (Le Monde, 1999).

À 63 ans, ce per­son­nage emblé­ma­tique va devoir rac­cro­cher les bottes sans savoir s’il va être rem­pla­cé (Ouest-France, mai 2019).

Les héros – gloire natio­nale, per­son­nage emblé­ma­tique, homme pro­vi­den­tiel ou femme fatale – font naître des dési­rs, pro­voquent des besoins et conduisent au trans­fert de per­son­na­li­té (Esprit, 2021, Cairn.info).

On en trouve la confir­ma­tion dans la liste de syno­nymes d’emblé­ma­tique que pro­pose, dans cette accep­tion, le logi­ciel Anti­dote : « mythique, mar­quant, incon­tour­nable, légen­daire, culte, célèbre, connu, his­to­rique, illustre, mémo­rable, inou­bliable, renom­mé, répu­té, immor­tel, notoire, popu­laire, glo­rieux, recon­nu, pro­ver­bial, de grand renom ».

Il ne faut donc pas confondre un « cli­ché “emblé­ma­tique” du Covid-19 » (Ouest-France, avril 2021) — pho­to­gra­phie dont la force expres­sive résume la pan­dé­mie — avec les « cli­chés emblé­ma­tiques » ven­dus à l’en­can par Chris­tie’s (« Série limi­tée », Les Échos, juin 2021). Ces der­niers sont plu­tôt remarquables.

Le terme s’est bana­li­sé au point qu’un sac en tis­su (ou tote bag) peut être qua­li­fié d’« objet emblé­ma­tique » (Capi­tal, décembre 2019, cité par le Dico en ligne) — ou ico­nique. Reste à savoir de quoi…