Marcel Moreau (1933-2020), écrivain et correcteur de presse

Portrait de Marcel Moreau
Mar­cel Moreau. Source : RTBF.

Écri­vain1 fran­çais d’o­ri­gine belge, Mar­cel Moreau (1933-20202) fut cor­rec­teur pen­dant trente-cinq ans3. Orphe­lin de père à 15 ans, il tra­vaille d’abord comme ouvrier dans une robi­net­te­rie, puis est recru­té comme aide-comp­table au jour­nal Le Peuple. En 1955, il répond à une annonce : on cherche un cor­rec­teur. « Je ne savais pas très bien ce que cela vou­lait dire. J’en savais assez cepen­dant pour rêver à un monde déli­vré des nombres, à un royaume de mots4. » Il entre ain­si dans le cas­se­tin5 du Soir, à Bruxelles.

C’est pour lui une pénible expé­rience (poin­tage, contrôle, chef médiocre…), dont il se « puri­fie » par l’écriture : il rentre, le soir, « l’œil brouillé par une somme inhu­maine de lec­ture », « ayant tri­tu­ré toute la jour­née et jusqu’à la nau­sée l’infra-vocabulaire », pour « un salaire ridi­cu­le­ment bas ». 

En 1962 paraît Quintes, son pre­mier roman, qui « met en scène un employé d’imprimerie cher­chant à rompre avec la médio­cri­té de sa vie6 ». Grâce à cette « fic­tion aux réso­nances kaf­kaïennes [… il] fait une entrée remar­quée dans le monde lit­té­raire7 ». 

Couverture du livre "Incandescences" de Marcel Moreau (Bruxelles, Labor, 1984), regroupant "Égobiographie tordue" (ou "L'Ivre livre", 1973) et des extraits de "Quintes" (1962).
Cou­ver­ture du livre Incan­des­cences de Mar­cel Moreau (Bruxelles, Labor, 1984), regrou­pant Égo­bio­gra­phie tor­due (ou L’Ivre livre, 1973) et des extraits de Quintes (1962). Toutes les cita­tions du pré­sent article en sont extraites.

En 1968, il s’installe à Paris avec femme et enfants, et tra­vaille aux édi­tions Alpha (9, rue Chau­chat8), puis au Pari­sien libé­ré et, enfin, au Figa­ro9. Sa vie change alors. Il prend goût au métier de cor­rec­teur — « En dépit des purismes décou­ra­gés et des laxismes enten­dus, ce métier tel que je l’exerce en ce moment reste à mes yeux l’un des plus beaux qui soient » —, tout en conti­nuant à écrire, avant et après sa jour­née de tra­vail10.

“Cette peuplade sans race”

Dans son Égo­bio­gra­phie tor­due (1984, rééd. de L’Ivre livre, 1973), Moreau consacre des pages élo­gieuses aux cor­rec­teurs de presse et aux ouvriers du livre. Comme d’autres avant lui (notam­ment, Bout­my, 1866, et Décembre-Alon­nier, 1864), il rap­pelle que les cor­rec­teurs sont une « peu­plade sans race » et des « être[s] hybride[s], […] mi-ouvrier[s] mi-intellectuel[s] » :

[…] contrai­re­ment aux linos et aux typos qui ont en com­mun d’être pas­sés par la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, les cor­rec­teurs semblent venir de par­tout et de nulle part. Ils me font l’ef­fet d’im­mi­grés ayant aban­don­né une terre appe­lée spé­cia­li­sa­tion pour cher­cher l’a­ven­ture dans une contrée appe­lée cor­rec­tion. On trouve par­mi eux d’an­ciens avo­cats, d’ex-pro­fes­seurs ou artistes, des marins, des avia­teurs, des curés défro­qués, des mar­chands de beurre, des saxo­pho­nistes, des rimailleurs, et je ne jure­rais même pas qu’il n’y ait par­mi nous au moins une pros­ti­tuée en puis­sance ou repen­tie, un ex-voleur de grands che­mins bla­sé par les années de prison. 

Outre la varié­té des par­cours, il s’émerveille aus­si du mélange des posi­tions poli­tiques de ses collègues : 

Poli­ti­que­ment, le registre confine à la pétau­dière. Com­mu­nistes, trots­kistes, maoïstes, anar­chistes [c’est à ces der­niers qu’il s’ac­corde le mieux] dansent un sab­bat théo­rique autour d’une poi­gnée d’o­li­brius dépo­li­ti­sés aux­quels se mêlent les obs­curs effec­tifs du fas­cisme nostalgique.

Les échanges entre eux peuvent être vifs, mais l’hu­mour fait oublier les dissensions :

C’est ici que l’on apprend à blas­phé­mer, à voci­fé­rer, à rire de tout et de rien comme si, fina­le­ment, nous en savions plus long que n’im­porte qui sur la déri­sion qui passe. L’hu­mour se fait alors en toute inno­cence média­teur pour un conflit fugace. Autour d’un calem­bour les éner­gies un ins­tant contra­riées se refont une cohé­sion de quelques heures.

Les cor­rec­teurs de presse, par « leur contact per­ma­nent avec la nou­velle […], savent com­ment cet évé­ne­ment est fabri­qué, modi­fié, fal­si­fié même » :

Je res­pire le mot dans sa fraî­cheur encrée au moment même où j’en décèle toutes les usures. Ses malices jour­na­lis­tiques, les tours de passe-passe aux­quels il se prête n’ont plus de secrets pour nous. À notre manière, nous savons fêter sa promp­ti­tude au mirage, sa plas­ti­ci­té toute per­verse. C’est un clown dont notre rôle consiste à faire chaque jour la toi­lette avant la repré­sen­ta­tion. Mais ce n’est que nous qu’il fait rire.

Un cas­se­tin, en fin de compte, c’est un uni­vers unique et attachant :

Les cor­rec­teurs ne sont pas un remède au scep­ti­cisme phi­lo­so­phique. Sur leurs tré­teaux, ils déroulent l’in­va­riable spec­tacle des tra­vers humains. Mais la diver­si­té de leurs ori­gines, à quoi s’a­joute sinon un cer­tain sens de la liber­té du moins une ten­sion per­ma­nente vers elle, tout cela concourt sou­vent à don­ner à l’en­droit où ils se trouvent une qua­li­té d’at­mo­sphère incon­ce­vable ailleurs. […] C’est une engeance dont je ne suis pas encore lassé […].

“Courte expérience arnachique”

Julie ou la dis­so­lu­tion (1971), roman le plus connu de Mar­cel Moreau, « dépeint l’arrivée d’une nou­velle dac­ty­lo, Julie Mal­chair, dans la rédac­tion d’une revue scien­ti­fique. Elle entre ain­si dans le quo­ti­dien d’un cor­rec­teur et de ses col­lègues et les conduit à se libé­rer des habi­tudes et des règles que la vie sociale leur impose. Le recours au vin et à la drogue conduit à des fes­tins déca­dents dans le bureau […]11 ».

D’après le témoi­gnage de l’au­teur, c’est lui-même qui, semble-t-il, se cache der­rière le per­son­nage de Julie Mal­chair. En effet, dans une mai­son d’édition (Alpha ?), en l’absence du chef de ser­vice, qu’il rem­pla­çait contre son gré, il « introduisi[t] sans ver­gogne les fac­teurs de liba­tions ». Il pen­sait, pré­tend-il, qu’« encourage[r] le rire, l’ivresse, le spec­tacle » ne nui­rait pas à l’exé­cu­tion des tâches. Cette « courte expé­rience anar­chique », quoique « réus­sie sur le plan ludique, tour­na […] à la décon­fi­ture » : « La fête se fit, mais sans le tra­vail. » Il en garde cepen­dant « un sou­ve­nir exquis ».

La vie du cas­se­tin devait être joyeuse avec « ce fou de Mar­cel » à ses côtés.


  1. « Consi­dé­ré comme un écri­vain mar­gi­nal, au style ver­bal fort sin­gu­lier – véhé­ment et orga­nique, tein­té de lyrisme et d’envolées paroxys­tiques, tout à la fois cares­sant et bous­cu­lant –, il est l’auteur d’une œuvre ample et foi­son­nante, fon­ciè­re­ment char­nelle » (Espace Nord, 4e de cou­ver­ture de Julie ou la dis­so­lu­tion, 2021). ↩︎
  2. Vic­time du Covid-19 dans l’Eh­pad de Bobi­gny (Seine-Saint-Denis) où il rési­dait depuis deux ans. ↩︎
  3. Il figure à ce titre dans mon Petit dico des cor­rec­teurs et cor­rec­trices. ↩︎
  4. Toutes les cita­tions de cet article sont tirées du livre de Mar­cel Moreau Incan­des­cences (Bruxelles, Labor, 1984 ; rééd. Espace Nord, 2001). Il regroupe Égo­bio­gra­phie tor­due, réédi­tion de L’Ivre livre (1973), et des extraits de Quintes (1962). Cathe­rine Magnin, pré­si­dente de l’Asso­cia­tion romande des cor­rec­trices et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie (ARCI), m’en a gen­ti­ment trans­mis les pages per­ti­nentes pour mes tra­vaux (p. 115 à 135). Qu’elle en soit ici remer­ciée. ↩︎
  5. Terme de jar­gon pour le bureau des cor­rec­teurs. ↩︎
  6. Selon Objec­tif plumes, por­tail des lit­té­ra­tures belges. ↩︎
  7. Pau­line Petit, « Mort de Mar­cel Moreau, pos­sé­dé du verbe », France Culture, 5 avril 2020. ↩︎
  8. Témoi­gnage de Fran­çoise Lach­ka­reff, rap­por­té par Langue sauce piquante (« Ce fou de Mar­cel s’en est allé », 12 avril 2020) : « Au pre­mier étage, la rédac­tion et le secré­ta­riat de fabri­ca­tion, et au deuxième, dans une sou­pente, le “petit monde à part des cor­rec­teurs” — dont Mar­cel […]. Le chef cor­rec­teur, c’était Eugène Simon­gio­van­ni, le “très méti­cu­leux”. Mar­cel, Fran­çoise en parle comme de “l’ami de la langue”. Elle se sou­vient comme si c’était avant-hier de ses doigts jau­nis, de sa barbe pleine de brins de tabac, de son “amour très mar­qué pour les dames”, et de ses sor­ties dans l’après-midi pour aller ravi­tailler l’équipe en jaja. Ça non, Mar­cel ne buvait pas en Suisse, il y en avait pour tout le monde, “c’était un pousse-au-crime !”. » ↩︎
  9. Témoi­gnage de Thier­ry Por­ré, recueilli par Langue sauce piquante (ibid.) : « L’atelier se trou­vait ave­nue Mati­gnon, à deux pas de l’hôtel par­ti­cu­lier […] où logeait à l’époque le jour­nal ; à l’étage, les clients venaient pas­ser leurs annonces, et… à la cave, elles étaient cor­ri­gées. […] “Je fus bien sur­pris de voir quelqu’un comme lui s’activer comme un diable pla­cide ! Que fai­sait un écri­vain de son enver­gure dans un cas­se­tin où il était plus impor­tant de véri­fier les numé­ros de télé­phone des petites annonces immo­bi­lières que d’exceller dans les accords de par­ti­cipes ?” se deman­dait Thier­ry. “Mar­cel pré­fé­rait les ser­vices du matin, la fra­ter­ni­té avec les typos, sans oublier les liba­tions !” Et puis les PA, la pub’, les annonces de mariages, de fian­çailles, d’enterrement…, tout cela lais­sait l’esprit “plus tran­quille”. » ↩︎
  10. « L’écriture […] l’engage corps et âme. Il s’y adonne sans relâche, dès cinq heures du matin et sitôt finie sa jour­née de tra­vail. » Macha Séry, « L’écrivain belge Mar­cel Moreau est mort », Le Monde, 6 avril 2020. ↩︎
  11. Résu­mé par la RTBF. Voir aus­si Romans récents avec un per­son­nage de cor­rec­teur (2). ↩︎