Poème trouvé dans la Circulaire des protes, no 408, août 1934.
le correcteur de journaux
Près de l’endroit sonore,
Couru, non inodore,
Dénommé lavabos1,
Tout proche des ballots,
Balais et balayures,
Quelle est cette figure
De scribe déplumé,
Décrépi, boucané2,
Qui, hagard, gesticule,
Se débat, ridicule,
Pitoyable aliéné,
Au milieu de carrés
De papier hydrophile3,
De pathos sur coquille,
Coquilles sur jésus4,
De vergé vermoulu,
De flacons de tisane
Auprès d’une banane !
De textes inédits,
De textes reproduits,
De notules curieuses5
Sur études copieuses
De crayons à copier
Plumes, buvards, encriers,
Et d’écrits regrattés, tels des palimpsestes,
Où la loupe elle-même inopérante reste6 ?
Ce fantoche affairé, c’est le vieux correcteur !
Investi de l’emploi par hasard, par malheur7,
Depuis trente-cinq ans il vit dans ce coin sombre,
En proie aux souvenirs, aux souvenirs sans nombre,
Du temps fortuné qu’il vécut au pays natal,
Dans sa terre (hypothéquée !), avec son cheval
(Ce cher ami), son chien, ses livres, ses chimères,
Spleen rendant ses nuits de labeur plus amères !
Alors que la batterie des « linos8 »
« Opère » avec ses servants les « typos »
(Cette métallurgie de la pensée
Qui fixe forme durable à l’idée),
La « roto9 » rote, ronfle, brait, mugit,
Bien que cherchant à restreindre son bruit ;
La linotype
Fume sa pipe
Toute bourrée de plomb fondu,
Ce qui produit, bien entendu,
De l’oxyde
Homicide10 ;
Experte, elle a son bras d’acier ;
Savante, elle a son clavier ;
Virtuose, mais discrète,
Elle joue des castagnettes !
En cette ambiance, en ce vacarme fiévreux,
Le correcteur, lui seul, reste silencieux.
Il brave tout : tapage,
Gaz, cris, « roto », clichage11,
Et, présomptueux, se fie à son savoir infus,
Tel, jadis, se vantait le fat Olibrius12 !
Pendant sept heures en grande lutte,
Il a lu vingt lignes à la minute !
Lu, dis-je, hélas ! et corrigé, puis annoté.
Raturé, paraphé, numéroté, daté.
Et, quand il sort enfin, à prime matinée,
Il résume ainsi sa lamentable pensée :
Travailler la nuit, sommeiller le jour,
Et vivre ce long calvaire toujours !
Vous, aspirants, imbus de sous-littérature,
Ne prenez pas l’emploi pour une sinécure,
Mais reportez-vous au vers que Dante inscrivit
Aux portes de l’enfer, antre à jamais maudit :
Lasciate ogni speranza !
(Abandonnez toute espérance !)
Camille Mital,
Correcteur.
- Voir aussi : « Ainsi M. Dutripon était, en 1833, dans un cabinet au-dessous du sol, dont le jour venait de haut, que l’on ouvrait de la main droite, tandis que sans changer de place on ouvrait de la main gauche, les lieux d’aisances où se rendaient tour à tour, toute la journée, 150 ouvriers […] », dans le Témoignage de M. Dutripon, correcteur d’épreuves, 1861. ↩︎
- Desséché. ↩︎
- Sans doute une allusion au fait que les épreuves des journaux étaient réalisées sur du papier humidifié. ↩︎
- La coquille et le jésus sont deux formats de papier, la première de 44 × 56 cm, le second de 56 × 76 cm. Mais la coquille est aussi une erreur de composition typographique. ↩︎
- Sans doute une allusion aux signes de correction, connus des seuls professionnels de l’imprimerie. ↩︎
- Allusion aux manuscrits illisibles. Voir : « […] n’espérez point sans une loupe deviner Xavier Aubryet », dans Un correcteur de presse débine toutes les plumes de Paris, 1865. ↩︎
- Voir Pourquoi le correcteur est-il un déclassé ? (1884). ↩︎
- Les linotypes, machines à composer. ↩︎
- La presse rotative. ↩︎
- Allusion au saturnisme, intoxication au plomb fréquente chez les typographes. ↩︎
- Reproduction en relief de l’empreinte d’une composition mobile, permettant de réaliser plusieurs tirages. ↩︎
- « Un hypothétique gouverneur des Gaules, réputé avoir martyrisé sainte Reine en l’an 252. Tourné en ridicule dans les représentations de mystères du Moyen Âge, ce serait de lui que vient l’utilisation d’Olibrius dans le langage » (Wikipédia). ↩︎