David Nicholls dans les pas d’une correctrice

Ma consœur Caro­line Abo­li­vier m’a récem­ment infor­mé que le der­nier roman d’un auteur bri­tan­nique à suc­cès met­tait en scène une cor­rec­trice. Je lui ai donc pro­po­sé de rédi­ger elle-même un compte ren­du de sa lec­ture. C’est la pre­mière fois que j’ai une invi­tée et j’en suis ravi.

"You Are Here", roman de David Nicholls

L’auteur bri­tan­nique David Nicholls a séduit des mil­lions de lec­trices et de lec­teurs avec Un jour, adap­té en film, puis en série. Dans son der­nier roman, You Are Here (non tra­duit en fran­çais à ce jour), son héroïne, Mar­nie, est une cor­rec­trice et relec­trice de 38 ans. « Indé­pen­dante, seule », mal­heu­reuse en amour, mais non dénuée d’humour, elle part ran­don­ner dans un décor (et sous un cli­mat) typi­que­ment anglais.

Mar­nie consi­dère que son tra­vail consiste à faire preuve de pré­ci­sion, à « com­bler autant que pos­sible les nids-de-poule sus­cep­tibles de rendre la lec­ture caho­teuse ». Elle se sait « conseillère, effa­cée, mais indis­pen­sable, signa­lant à l’auteur, par un geste dis­cret, le mor­ceau d’épinard coin­cé entre ses dents ». Les pro­jets se suivent et, « de même qu’un den­tiste ne se réveille pas en pleine nuit pour se deman­der si ses patients se sont bien bros­sé les dents, elle véri­fie rare­ment si ses recom­man­da­tions ont été suivies ».

Mar­nie observe que les jeunes auteurs « délaissent les guille­mets » et qu’« il y a des modes dans l’usage des minus­cules ». Elle regrette « le recours exces­sif aux points vir­gules qui trans­forme la lec­ture en une course de saut d’obstacles » et s’interroge : à quand une IA capable de cor­ri­ger un roman à sa place, « en une nano­se­conde » ? Elle repère les « adeptes du terme “épo­nyme” » et les « triples “mais” dans une même phrase ». Sur­tout, elle sait dis­tin­guer une « construc­tion fau­tive » d’un « choix stylistique ».

Mal­gré « un maigre salaire », bien que « la notion même de congé soit extra­va­gante, et la crainte de tom­ber malade bien trop pré­gnante », Mar­nie aime son métier. D’ailleurs, elle y excelle. Pour preuve, édi­teurs et auteurs « la réclament, comme on récla­me­rait une coif­feuse ou un chi­rur­gien en par­ti­cu­lier ». Ils l’implorent comme on sup­plie­rait « un assas­sin d’accepter une ultime mis­sion. Résul­tat, voi­là trois ans qu’elle n’a pas pris de vacances. »  Et, lorsqu’elle se décide enfin à par­tir ran­don­ner, elle pro­fite de son tra­jet en train pour cor­ri­ger un roman par­ti­cu­liè­re­ment sul­fu­reux, « ter­ri­ble­ment sou­la­gée de n’avoir pas de voi­sin ». Un texte aus­si riche en per­son­nages qu’en péri­pé­ties orgiaques. 

L’acte sexuel peut-il avoir un goût d’océan ?

À tel point que la voi­là qui « doit prendre des notes sur sa ser­viette en papier pour com­prendre qui fait quoi, tra­çant un enche­vê­tre­ment de flèches et d’initiales, telle une repré­sen­ta­tion de la bataille d’Austerlitz ». Après avoir véri­fié l’emploi indif­fé­ren­cié (et dou­teux) de « PVC » et « latex », elle prend soin d’effacer son his­to­rique de recherche. Pro­fes­sion­nelle, elle pro­cède « de façon métho­dique, se deman­dant si l’acte sexuel peut vrai­ment avoir un goût d’océan et, dans ce cas, si c’est posi­tif. La réponse dépen­dant peut-être de l’océan dont il est ques­tion. Car qui vou­drait boire l’eau de la Manche ? »

Alors que « sa dead­line » approche, Mar­nie « trouve son tem­po, elle enchaîne les cha­pitres, les scènes de sexe et de meurtre, anti­ci­pant l’identité du cou­pable (l’agent secret), goû­tant une forme de plé­ni­tude dans son rythme, accé­dant au stade de la cor­rec­tion-relec­ture à l’état pur et suprême, comme une gamine face à un jeu d’arcade », dégom­mant les lettres super­flues et tra­quant « les yeux gris deve­nus verts ». 

Au gré d’une plume pince-sans-rire et cise­lée, David Nicholls prend plai­sir à confron­ter la soli­tude de son héroïne à la nature anglaise et aux inter­ac­tions sociales nées de la ran­don­née. Un voyage pro­pice à la décou­verte de soi et de l’autre, loin du refuge de l’appartement qui sert aus­si, bien sûr, de bureau à Marnie. 

David Nicholls, You Are Here, éd. Sceptre, 2024, 368 pages.

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