Anarchie dans la composition des noms d’enseignes

Restaurant Au Rendez-vous des Camionneurs, Paris, carte postale, sans date.
Res­tau­rant Au Ren­dez-vous des Camion­neurs, 30, rue Riquet, Paris. Carte pos­tale, s.d., sous la licence CC-BY-NC-SA 2.0 Crea­tive Com­mons.

Les règles de com­po­si­tion typo­gra­phique des noms d’enseignes com­mer­ciales (maga­sin, hôtel, auberge, res­tau­rant, bar, café, etc.) sont connues des cor­rec­teurs. Wiki­pé­dia1 les résume bien :

L’italique est obli­ga­toi­re­ment uti­li­sé […] pour les noms d’enseignes com­mer­ciales lorsqu’ils sont cités inté­gra­le­ment (abré­gés, ils sont com­po­sés en romain et les mots conser­vés sont reliés par des traits d’union ; de même, dans une phrase, l’italique n’est pas obli­ga­toire quand on repro­duit inté­gra­le­ment l’enseigne et que celle-ci com­porte un nom com­mun dési­gnant le type de commerce).

Exemples : en France, l’Auberge des Tem­pliers est un hôtel-res­tau­rant ; on peut man­ger et dor­mir aux Tem­pliers (sous-enten­du « à l’Auberge des Tem­pliers ») ; le maga­sin Au Bon Mar­ché, le maga­sin du Bon-Mar­ché ; dans le cas des enseignes « Grand Hôtel » et « Auberge des Tem­pliers », il est ain­si pos­sible d’écrire « j’ai dor­mi au Grand Hôtel puis à l’Auberge des Tem­pliers » ou bien « j’ai dor­mi au Grand Hôtel puis à l’auberge des Tem­pliers » (cette seconde option — en romain — est pré­fé­rée car elle est plus simple2).

C’est plus compliqué que cela

Contrai­re­ment à ce que laisse pen­ser ce résu­mé, « les usages ortho­ty­po­gra­phiques flottent beau­coup pour cette caté­go­rie de déno­mi­na­tions » (Coli­gnon, 20193), qu’il s’a­gisse de la place des capi­tales, de l’u­sage de l’i­ta­lique ou de l’emploi du trait d’union.

C’est au caba­ret Au franc buveur (ou : Au Franc Buveur, ou : Au Franc-Buveur, ou : C’est au caba­ret « Au Franc Buveur », ou C’est au caba­ret « Au Franc-Buveur », mais : le caba­ret du Franc[-]Buveur)4.

À la dif­fé­rence des titres d’œuvres (ex. : À la recherche du temps per­du), « [l]es noms des enseignes com­mer­ciales prennent [géné­ra­le­ment] des capi­tales au mot ini­tial, aux noms et aux adjec­tifs impor­tants ». Ex. : « l’au­berge Au Che­val Blanc » (IN, p. 76).

Dans les faits, les variantes sont infi­nies. On trouve aus­si bien Au ren­dez-vous des artistes, Au Ren­dez-vous des artistes, Au Ren­dez-vous des Artistes ou Au Ren­dez-Vous des Artistes.

En ce qui concerne le trait d’u­nion dans les enseignes abré­gées, Coli­gnon5 donne : « Le caba­ret du Piment noir (ou : du Piment-Noir) », « le caba­ret de la Belle Angé­lique (ou : de la Belle-Angé­lique) » ou encore « le caba­ret du Che­val furieux (ou : du Che­val-Furieux) ». Pour ma part, cette règle me semble peu connue et rare­ment appli­quée6.

Dans leurs ouvrages typo­gra­phiques res­pec­tifs, Bros­sard (19347) écrit « l’au­berge du Canon d’Or », tan­dis qu’Au­ger (20038) com­pose « Il est des­cen­du au Bon Accueil ». Ita­lique chez l’un, romain chez l’autre, trait d’u­nion chez personne.

Cette fluc­tua­tion de l’u­sage se retrouve, bien sûr, obser­vée par Gre­visse (§ 88 d) :

La salle du Petit-Passe-Temps […] (DUHAMEL, Deux hommes, V). — La clien­tèle de la Boule d’Or […] (JOUHANDEAU, Cha­mi­na­dour, p. 188). — […] les draps minces du Che­val-Blanc (CAYROL, Froid du soleil, p. 41).
[…] l’hô­tel des Deux Cha­mois (TROYAT, Tendre et vio­lente Eli­sa­beth, p. 10). — À côté du café de Flore (J. DUCHÉ, Elle et lui, I). — […] à l’hô­tel de la Poste (COLETTE, Mai­son de Claud., XVII). — […] à l’hô­tel de la Boule d’Or (BEAUVOIR, Force de l’âge, p. 17).

Chez Zola (Au Bon­heur des Dames, cha­pitre pre­mier9), seule l’en­seigne stric­to sen­su est en ita­lique. Quand Jean la lit, c’est le sens des mots qui compte. Puis l’en­seigne, inté­grée à la phrase, est en romain :

Deux figures allé­go­riques, deux femmes riantes, la gorge nue et ren­ver­sée, dérou­laient l’enseigne : Au Bon­heur des Dames. […]
— Au Bon­heur des Dames, lut Jean avec son rire tendre de bel ado­les­cent, qui avait eu déjà une his­toire de femme à Valognes. […]
Il était là, le sang aux yeux, la bouche contrac­tée, mis hors de lui par les éta­lages du Bon­heur des Dames […]
Sa face bilieuse s’était éclai­rée, il n’avait plus les yeux sai­gnants dont il regar­dait le Bon­heur des Dames. […]
Et, mal­gré son bon cœur, ses yeux retour­naient tou­jours au Bon­heur des Dames […].

Et ce n’est pas tout

Le rôle de mise en évi­dence de l’i­ta­lique est par­fois tenu par les guille­mets, comme l’a déjà mon­tré Coli­gnon plus haut et comme dans d’autres exemples don­nés par Gre­visse (§ 134 b 1°) :

Après avoir déjeu­né au res­tau­rant de la Cité, ou « chez Cha­blin10 » (BEAUVOIR, Mém. d’une jeune fille ran­gée, p. 334). — Il prend un bock au « Ren­dez-vous des Che­mi­nots » (SARTRE, Nau­sée, M. L. F., p. 12).

Étant don­né cette anar­chie, « il ne faut pas hési­ter à tran­cher arbi­trai­re­ment afin d’ap­pli­quer une marche de tra­vail constante », conclut Colignon.

☞ Sur le pro­blème que peut poser une enseigne com­men­çant par une pré­po­si­tion comme le der­nier exemple ci-des­sus (Au Ren­dez-vous des Che­mi­nots), voir l’article sui­vant.


  1. « Conven­tions typo­gra­phiques ». L’ar­ticle se fonde sur les règles don­nées par l’Im­pri­me­rie natio­nale (p. 76-77) et par Louis Gué­ry (Dic­tion­naire des règles typo­gra­phiques, p. 86). Pour les réfé­rences de ces ouvrages clas­siques, voir La biblio­thèque du cor­rec­teur. ↩︎
  2. « Plus simple » mais dis­cu­table : l’Auberge des Tem­pliers n’est pas l’au­berge Aux Tem­pliers, de même que le Café de la Paix n’est pas le café La Paix. ↩︎
  3. Dic­tion­naire ortho­gra­phique moderne, Paris : CFPJ, s.v. caba­rets. ↩︎
  4. Loc. cit. ↩︎
  5. Loc. cit. ↩︎
  6. Mon confrère et ami Raphaël Wat­bled me confirme « ne jamais croi­ser de textes où ce prin­cipe est appli­qué ». ↩︎
  7. L.-E. Bros­sard, Le Cor­rec­teur typo­graphe, t. II : Les règles typo­gra­phiques, Impr. de Châ­te­lau­dren, p. 379. ↩︎
  8. Daniel Auger, Gram­maire typo­gra­phique, t. I, Paris : l’au­teur, p. 196. ↩︎
  9. G. Char­pen­tier et E. Fas­quelle, 1883 — Wiki­source. ↩︎
  10. Je n’ai pas réus­si à véri­fier si « chez Cha­blin » fai­sait effec­ti­ve­ment par­tie de l’en­seigne du res­tau­rant ou s’il s’a­gis­sait là seule­ment d’une manière de le dési­gner par le nom du patron. ↩︎