Le 15 août 1882, la revue littéraire La Jeune Belgique (lien Wikipédia1) publie le texte d’un certain John Keat narrant son embauche comme correcteur, à moins qu’il ne s’agisse d’une fiction. Rien à voir, bien sûr, avec le célèbre poète anglais John Keats (1795-1821), mort de la phtisie à 24 ans. Le signataire de ce texte (ou son personnage) se serait, d’après le nota — qui fait froid dans le dos — pendu à une corde qui « le défiait » au-dessus de son bureau. On passe brutalement du naturalisme, mouvement défendu par la revue, à l’horreur ! Je n’ai trouvé aucune information supplémentaire au sujet de ce John Keat. Ce texte est surtout intéressant par sa description de l’univers de travail.
CORRECTEUR !
Aujourd’hui pour la première fois, je suis entré dans l’atelier où j’ai obtenu la place de correcteur.
C’est une grande salle allongée, couverte d’un vitrage, comme une serre. Au milieu, deux rangées de casses adossées et au fond cinq presses qui marchent avec un bruit de charrette de brasseur ; le tiroir des presses sort, entre, va, vient régulièrement roulant sur ses rails, tandis que les courroies qui s’élèvent obliquement vers l’arbre, tournent sans fin avec une oscillation lente, et le tiroir avance toujours et recule, éternellement. Des filles perchées sur un tabouret présentent du papier aux griffes de la presse, un rouleau tourne, la feuille disparaît, une autre est happée. Cette machine a l’air d’un monstre, elle me fait peur.
Les ouvriers, les typos, debout devant leurs casses, composent avec un mouvement d’automate, sans parler ; les petits apprentis vous passent entre les jambes et vont chercher de la bière pour les assoiffés.
De temps en temps une margeuse fredonne une chanson monotone qu’accompagnent dans le fond les conducteurs et les gamins, et la chanson s’enfle en bourdonnant, bête et traînarde, jusqu’au moment où un éclat de voix arrête le chœur, qui se tait effrayé.
M. Loutard, le contre-maître, m’a donné une place au fond, près des marbres. Il m’a présenté à mon confrère Malicot, un charmant garçon très-chauve qui se pique de beau langage et qui a la manie de mâcher sans cesse de la centaurée. « C’est bon pour l’estomac, dit-il. »
Malicot me passe des épreuves à corriger : Cahier des charges : Pavage à exécuter sur la route de Namur à Bruxelles par Waterloo, sur une longueur de 160 m. dans la traverse de Sombreffe.
Cela m’a pris deux heures à corriger. Il est vrai que comme intérêt brut, c’était folâtre.
Malicot m’a appris ce que c’est qu’un bourdon, une espace, un cadratin, un lingot, une galée et une forme. Ces notions sont très utiles.
Aujourd’hui le patron a fait le tour des ateliers ; c’est un petit vieux tout gris, à l’air grincheux. Il a daigné me dire que mon épreuve était bien corrigée.
Je le savais. Je ne suis pas modeste de nature. La modestie est la vertu des sots ; ils ont conscience de leur valeur.
Il fait triste à l’atelier ; il pleut dehors et les vitres ruissellent.
Malicot est parti. Il a mangé trop de centaurée.
Son pupitre est désert et dessus se prélasse une épreuve de l’Histoire contemporaine de A. P… Cette épreuve m’attire ; j’ai envie de la prendre. Mais M. Loutard m’a regardé. Il arrive. Horreur ! il m’a donné douze folios de chiffres, des chiffres mal imprimés avec un nimbe noir qui fait papilloter les yeux. J’en ai pour trois heures. C’est horrible. J’ai peur de me transformer en chiffre, de m’arrondir en 6, de me hacher en 4, de me couleuvrer en 8 ; je deviens arithmométrique, je sens des vertiges, les lobes de mon cerveau s’en vont ; je les vois s’envoler sous forme de 000000, comme des ronds de fumée…
Malicot est revenu ; il corrige la Revue du Nord et mâche de la centaurée (pour l’estomac). Heureux homme ! il a lu presque entièrement un article de M. X… sur les Améliorations des chemins de fer brabançons, sans compter un chapitre complet d’un roman de Zénaïde Fleuriot — romancier de grand talent, assure-t-il. — Moi, je ne rêve qu’un ouvrage complet à corriger ; ne fût-ce que trois pages, mais que cela ait un commencement et une fin ! Je n’ose plus ouvrir un livre ; je crains de n’y voir que des coquilles et des lettres bloquées ; et puis il me semble qu’au plus palpitant du livre, il y aura une coupure nette et… des annonces de pastilles anti-asthmatiques.
Il y a une corde qui pend au-dessus de mon pupitre. À quoi sert cette corde ? Pourquoi est-elle là ? Elle m’agace, elle a l’air de me défier, je la couperai…
John Keat.
N. B. — Il s’y est pendu.
Précision : Dans la mise en page originelle, le nota et la signature figurent sur la même ligne.
La Jeune Belgique, 2e année, n° 18, vol. 1, p. 282-283.
- Lire aussi « Un événement à l’ULB : naissance de La Jeune Belgique », Esprit libre, no 8, Université libre de Bruxelles, novembre 2002.