Des corps de métier(s), un syndicat de métier(s) ?

Il règne un grand désordre dans l’emploi du com­plé­ment de métier après les noms corps, syn­di­cat ou union1. On le trouve tan­tôt au sin­gu­lier, tan­tôt au plu­riel, aus­si bien dans les ouvrages de réfé­rence que dans les textes des livres et jour­naux. Si un emploi iso­lé passe inaper­çu, il est pré­fé­rable d’unifier la gra­phie lorsque les occur­rences se mul­ti­plient dans un même texte.

Google Ngram de la fré­quence, entre 2000 et 2020, des gra­phies syn­di­cat de métier, syn­di­cat de métiers, union de métier et union de métiers.

Or « il n’y a pas de règle abso­lue qui déter­mine si le nom en fonc­tion de com­plé­ment du nom se met au sin­gu­lier ou au plu­riel ; c’est géné­ra­le­ment le sens qui nous fait opter pour l’un ou l’autre2 ». Quel est alors le sens de ce de métier ?

Retour au Moyen Âge

Rap­pe­lons, pour com­men­cer, que « le mot [métier] a vu son sens s’étendre nota­ble­ment. Il a d’abord signi­fié une occu­pa­tion manuelle ou méca­nique avec l’indication d’une cer­taine oppo­si­tion à l’égard du mot art3. […] Métier peut s’utiliser aujourd’hui pour dési­gner n’importe quelle pro­fes­sion : être méde­cin, quel métier4 ! »

Autre­fois, les corps de métier étaient des com­mu­nau­tés d’artisans dont les membres for­maient des cor­po­ra­tions5. On les appe­lait aus­si « les métiers ». (Elles ont été rem­pla­cées par les chambres consu­laires et syn­di­cales.) Aujourd’hui, un corps de métier désigne l’ensemble des per­sonnes exer­çant la même pro­fes­sion. Anti­dote donne pour exemples : Les règles et tra­di­tions d’un corps de métier. Les corps de métier du bâti­ment com­prennent les char­pen­tiers, les maçons, les plom­biers, etc. — tout en notant l’hésitation gra­phique au plu­riel dans son cor­pus. Le Larousse admet les deux gra­phies6. Le Grand Robert et l’Académie7 donnent seule­ment le plu­riel corps de métiers. Outre son héri­tage his­to­rique, cette gra­phie béné­fi­cie aus­si de la ten­dance qu’ont cer­tains scrip­teurs à mar­quer dou­ble­ment le plu­riel : à la fois au nom et à son complément.

Curieu­se­ment, la locu­tion (tous) corps d’é­tat8, cou­rante dans le domaine de la construc­tion, est peu affec­tée par cette ten­dance, alors que son sens est équi­valent. Autant être cohé­rent : les corps d’état, les corps de métier.

L’Union des métiers du bois est une union de métier

De même, on trouve aus­si bien syn­di­cat de métier que de métiers, union de métier et de métiers, là aus­si avec un fré­quent « plu­riel par attrac­tion » (un syn­di­cat de métier, des syn­di­cats de métiers).

L’hésitation est com­pré­hen­sible : ces asso­cia­tions regroupent-elles plu­sieurs métiers ou bien des per­sonnes exer­çant le même métier ? Cer­tains inti­tu­lés tels que Union des métiers et des indus­tries de l’hô­tel­le­rie ou Grou­pe­ment des métiers de l’im­pri­me­rie incitent à choi­sir le plu­riel, mais leurs adhé­rents ont bien en com­mun l’hô­tel­le­rie ou l’im­pri­me­rie. Au-delà de leurs dif­fé­rences (les métiers regrou­pés), ils par­tagent un métier.

Contrai­re­ment à corps de métier, je ne trouve ces termes dans aucun dic­tion­naire usuel, mais le Larousse donne : « Syn­di­ca­lisme de métier, syn­di­ca­lisme de type bri­tan­nique (trade unio­nism), ayant pour but de défendre les inté­rêts des sala­riés par métier (trade) et non par branche pro­fes­sion­nelle9. » C’est bien le métier qui les réunit.

Il me semble donc pré­fé­rable, du moins dans un même texte, d’é­crire corps de métier, syndicat(s) de métier et union(s) de métier.

Pour faire le tour de la ques­tion, ajou­tons que les chambres de métiers (et non des métiers, comme on le dit sou­vent10) — qui, depuis 1925 en France, assurent la défense des inté­rêts de l’ar­ti­sa­nat — ont chan­gé de nom en 2004 : elles sont deve­nues les chambres de métiers et de l’ar­ti­sa­nat (CMA). A contra­rio, le registre public des arti­sans de France est bien le réper­toire natio­nal des métiers.

Logo des chambres de métiers et de l’artisanat.

Men­tion­nons, pour finir, l’emploi du nom com­plé­ment métier sans pré­po­si­tion11, plus déli­cat encore à tran­cher — avec, là aus­si, une ten­dance au plu­riel par attrac­tion12 et une indé­ci­sion séman­tique. Des pro­ces­sus métier(s) sont-ils ceux du métier ou des métiers de l’en­tre­prise13 ? Et ses direc­tions métier(s)14 ? ses besoins métier(s)15 ? Faut-il écrire une fiche métier, des fiches métiers ? L’u­sage hésite16.

Cette ten­dance forte à la jux­ta­po­si­tion de noms, par­ti­cu­liè­re­ment dans les textes tech­niques, n’est pas le moindre pro­blème posé au correcteur. 


  1. Cœur de métier (acti­vi­té pre­mière d’une entre­prise) ou homme/femme de métier (professionnel·le) posent moins de pro­blèmes. ↩︎
  2. « Règles géné­rales quant au nombre du com­plé­ment du nom », Banque de dépan­nage lin­guis­tique, Office qué­bé­cois de la langue fran­çaise (OQLF), 2015. ↩︎
  3. On la trouve encore dans la dési­gna­tion de l’École natio­nale supé­rieure darts et métiers. ↩︎
  4. Paul Dupré, Ency­clo­pé­die du bon fran­çais, éd. de Tré­vise, 1972, t. II., p. 1596. Voir aus­si le long article « Métier » du TLFi. ↩︎
  5. Voir « Métier (corps) », Wiki­pé­dia. « Tous les Arti­sans sont divi­sez par la Police en plu­sieurs corps de mes­tiers », écrit Fure­tière en 1690 (onglet « 17e siècle », dans « Métier », Dico en ligne Le Robert (je sou­ligne). ↩︎
  6. « Métier », Larousse. ↩︎
  7. « Corps », Dic­tion­naire de l’A­ca­dé­mie, 9e éd. Voir aus­si corps de métier au sin­gu­lier dans « Métier », ibid. ↩︎
  8. À ne pas confondre avec les corps de l’É­tat. Voir Corps (fonc­tion publique fran­çaise), Wiki­pé­dia. ↩︎
  9. « Métier », Larousse. Voir aus­si « Syn­di­ca­lisme de métier », Wiki­pé­dia. ↩︎
  10. Et comme l’é­crit le Larousse. ↩︎
  11. Cer­taines gram­maires (notam­ment celle d’An­ti­dote) parlent d’appo­si­tion. ↩︎
  12. « Quand on place ce nom direc­te­ment après un autre, on le fait sans trait d’union, et il prend facul­ta­ti­ve­ment la marque du plu­riel en contexte plu­riel », écrit Anti­dote (je sou­ligne). ↩︎
  13. L’ar­ticle « Pro­ces­sus métier : défi­ni­tion, ges­tion et exemples », de HubS­pot (par Erell Le Gall, 20 jan­vier 2023), a choi­si le sin­gu­lier. ↩︎
  14. L’ar­ticle « Direc­tion métier : rôle, fonc­tions, et stra­té­gies pour l’op­ti­mi­sa­tion des opé­ra­tions », du Blog du diri­geant (par Yous­sef Eid, 30 août 2024), penche pour l’accord en nombre. ↩︎
  15. L’ac­cord est pri­vi­lé­gié dans l’ar­ticle « Défi­ni­tion des besoins métiers avec vos uti­li­sa­teurs », d’IS­LEAN (par Paul Schwe­bius, 21 sep­tembre 2021). ↩︎
  16. « Quand on peut sous-entendre une pré­po­si­tion devant le nom com­plé­ment, […] c’est le sens qui indique si le nom com­plé­ment évoque l’idée d’une réa­li­té unique ou mul­tiple. Cela dit, le nom com­plé­ment est le plus sou­vent sin­gu­lier. » — « Règle géné­rale du plu­riel et du trait d’union pour le nom com­plé­ment du nom », Banque de dépan­nage lin­guis­tique, OQLF (je sou­ligne). ↩︎