Une coquille diabolique, à perdre la raison

C’est l’histoire de mon­sieur Jacques, « de loin le meilleur cor­rec­teur de toute la cor­po­ra­tion », per­tur­bé par une coquille infer­nale. Alors que l’imprimerie où il tra­vaille « prépar[e] une édi­tion par­ti­cu­liè­re­ment soi­gnée des Pen­sées de Pas­cal », il « commen[ce] à faire de ter­ribles cauchemars »…

Couverture de "Pentaméron", de Jean-François Sonnay, L'Âge d'homme, 1993

« […] On en était au pre­mier jeu d’épreuves, lorsque mon­sieur Jacques eut sa pre­mière vision d’horreur : avec une extra­or­di­naire pré­ci­sion, la page 53 lui appa­rut en rêve, par­fai­te­ment com­po­sée, élé­gam­ment jus­ti­fiée, cepen­dant qu’une voix malé­fique répé­tait : “coquille ! coquille ! il y a une coquille à la page 53 !” Il se dres­sa d’un bond sur son lit, trem­pé de sueur, per­sua­dé d’être vic­time d’une hal­lu­ci­na­tion dia­bo­lique, car il ne pou­vait admettre qu’une erreur échap­pât à sa vigi­lance. Après deux heures de grande agi­ta­tion, il réus­sit à se ren­dor­mir, mais le len­de­main il trou­va le chiffre 53 grif­fon­né sur son paquet de ciga­rettes et l’angoisse le sai­sit à nou­veau. Il se pré­ci­pi­ta à l’imprimerie et quelle ne fut pas son humi­lia­tion de décou­vrir qu’effectivement une coquille salis­sait la page 53 : “incré­dule” avait été écrit avec un accent grave. Il s’empressa de cor­ri­ger et il tira même une cer­taine fier­té de sa mésa­ven­ture : fal­lait-il qu’il eût un sacré coup d’œil pour repé­rer incons­ciem­ment une faute et pour s’en sou­ve­nir pré­ci­sé­ment pen­dant son som­meil ! Ouf ! À quelque chose mal­heur est bon.

« Mais la nuit sui­vante, catas­trophe ! Le même rêve se repro­dui­sit image pour image, mot pour mot ! Inca­pable cette fois de se ren­dor­mir, mon­sieur Jacques revint de nuit à l’imprimerie pour consta­ter avec stu­peur que la page 53 pré­sen­tait tou­jours la même faute : l’accent d’incrédule était encore grave ! Avait-il par mégarde oublié de noter la cor­rec­tion et de refaire la ligne, empor­té par l’émotion d’avoir trou­vé l’erreur ? Ce n’était pas impos­sible, aus­si entre­prit-il sur le champ [sic] de recom­po­ser la chose, puis il ren­tra chez lui. Ce matin-là fut le pre­mier où il arri­va en retard à l’atelier. Mais le diable peut-être s’en mêlait, car la nuit sui­vante même cau­che­mar, et la sui­vante, et la sui­vante, et au deuxième jeu d’épreuves, et au troi­sième… Quand le livre sor­tit enfin, mon­sieur Jacques était deve­nu com­plè­te­ment fou et on dut l’interner. »

Extrait du conte « La coquille », dans Penta­mé­ron, de Jean-Fran­çois Son­nay [né en 1954], Lau­sanne, éd. L’Âge d’homme, 1993, p. 77-79. L’in­té­gra­li­té du conte est dis­po­nible sur Google Livres.