C’est l’histoire de monsieur Jacques, « de loin le meilleur correcteur de toute la corporation », perturbé par une coquille infernale. Alors que l’imprimerie où il travaille « prépar[e] une édition particulièrement soignée des Pensées de Pascal », il « commen[ce] à faire de terribles cauchemars »…

« […] On en était au premier jeu d’épreuves, lorsque monsieur Jacques eut sa première vision d’horreur : avec une extraordinaire précision, la page 53 lui apparut en rêve, parfaitement composée, élégamment justifiée, cependant qu’une voix maléfique répétait : “coquille ! coquille ! il y a une coquille à la page 53 !” Il se dressa d’un bond sur son lit, trempé de sueur, persuadé d’être victime d’une hallucination diabolique, car il ne pouvait admettre qu’une erreur échappât à sa vigilance. Après deux heures de grande agitation, il réussit à se rendormir, mais le lendemain il trouva le chiffre 53 griffonné sur son paquet de cigarettes et l’angoisse le saisit à nouveau. Il se précipita à l’imprimerie et quelle ne fut pas son humiliation de découvrir qu’effectivement une coquille salissait la page 53 : “incrédule” avait été écrit avec un accent grave. Il s’empressa de corriger et il tira même une certaine fierté de sa mésaventure : fallait-il qu’il eût un sacré coup d’œil pour repérer inconsciemment une faute et pour s’en souvenir précisément pendant son sommeil ! Ouf ! À quelque chose malheur est bon.
« Mais la nuit suivante, catastrophe ! Le même rêve se reproduisit image pour image, mot pour mot ! Incapable cette fois de se rendormir, monsieur Jacques revint de nuit à l’imprimerie pour constater avec stupeur que la page 53 présentait toujours la même faute : l’accent d’incrédule était encore grave ! Avait-il par mégarde oublié de noter la correction et de refaire la ligne, emporté par l’émotion d’avoir trouvé l’erreur ? Ce n’était pas impossible, aussi entreprit-il sur le champ [sic] de recomposer la chose, puis il rentra chez lui. Ce matin-là fut le premier où il arriva en retard à l’atelier. Mais le diable peut-être s’en mêlait, car la nuit suivante même cauchemar, et la suivante, et la suivante, et au deuxième jeu d’épreuves, et au troisième… Quand le livre sortit enfin, monsieur Jacques était devenu complètement fou et on dut l’interner. »
Extrait du conte « La coquille », dans Pentaméron, de Jean-François Sonnay [né en 1954], Lausanne, éd. L’Âge d’homme, 1993, p. 77-79. L’intégralité du conte est disponible sur Google Livres.