
J’ai terminé l’article précédent sur deux exemples où l’enseigne commençait par une préposition : Chez Chablin et Au Rendez-vous des Cheminots. Le cas est fréquent. Comme l’écrit Alain Frontier1, « la préposition à […] fait [de l’enseigne] un complément circonstanciel de lieu : Au rendez-vous des pêcheurs ; le syntagme prépositionnel est déjà tout prêt à être intégré dans l’énoncé que le limonadier souhaite que produise son destinataire (c’est-à-dire l’éventuel client) : Allons boire un verre au Rendez-vous des pêcheurs… ».
Nous avons vu, dans l’article précédent, que chez Zola l’enseigne Au Bonheur des Dames, quand elle est intégrée à la phrase, passe en romain et perd sa préposition d’origine : « le Bonheur des Dames », « du Bonheur des Dames », « au Bonheur des Dames ». C’est ainsi qu’on parle naturellement et donc qu’on écrit. (Les grammairiens ajouteraient que, dans dîner chez ou aller à, la préposition est régie par le verbe.)
Sur son blog2, le correcteur Stéphane Lamek liste trois enseignes : « Le café Chez Jules, le restaurant À la Table ronde, l’Hôtel de la clé d’or », qu’il glisse ensuite dans une phrase, en suivant les règles prescrites : « Nous avons bu un soda chez Jules, nous avons mangé à la Table-Ronde, nous avons dormi à la Clé-d’Or. »
Chez Jules ? Quel Jules ?
Les deux derniers exemples, équivalents à celui du Bonheur des Dames, ne présentent aucune difficulté. Mais l’énoncé « Nous avons bu un café chez Jules » n’est-il pas (ou ne risque-t-il pas d’être) ambigu ?
Bien sûr, quand l’enseigne est, comme ici, composée de la préposition chez suivie d’un prénom, le contexte permet, le plus souvent, de décider de quel lieu il s’agit : par exemple, si « dîner chez Colette » signifie être invité à la table de la célèbre écrivaine ou se rendre au restaurant Chez Colette.
De même, si un Lyonnais vous propose de « dîner chez Georges », il y a de fortes chances qu’il pense vous emmener à la célèbre Brasserie Georges (ou brasserie Georges)3. Mais il pourrait également songer au Petit Bouchon « Chez Georges »4. L’ambiguïté fait partie de la vie quotidienne.
Les noms de famille, surtout prestigieux (dîner chez Ledoyer, chez Lasserre, chez Drouant…), sont moins susceptibles d’occasionner un doute.
L’idéal est, évidemment, de préciser sa pensée, comme le fait Georges Perec dans La Vie mode d’emploi (ch. VIII) : « […] même son petit déjeuner, il préférait aller le prendre chez Riri, le tabac du coin de la rue Jadin et de la rue de Chazelles5. »
Des cas plus épineux
Mais des confrères m’ont récemment soumis des cas plus épineux, tirés de romans. Dans le premier cas, l’auteur avait choisi d’écrire « dîner Chez Papa » (enseigne de restaurants parisiens de cuisine du Sud-Ouest6). On ne peut écrire « dîner chez Papa » sans risquer l’ambiguïté. (L’option « dîner chez Papa » me paraît à peine plus compréhensible.) Donc soit on suggère à l’auteur de reformuler par « dîner au restaurant Chez Papa » (mais ce n’est sans doute pas son souhait), soit on admet la capitale à chez.
Le second roman contenait nombre d’occurrences d’un bar nommé Chez Charlie. L’auteur écrivait de ses personnages : « ils vont chez Charlie », se donnent rendez-vous chez Charlie », « passent derrière chez Charlie », etc. On peut l’admettre aisément si Charlie est le patron du bar où ils ont leurs habitudes. Mais ce n’était pas le cas. J’ai donc recommandé d’écrire « Chez Charlie ». Ainsi, on supprime l’ambiguïté7.
Voici un exemple équivalent dans un roman récent8 :

Autre exemple, cette fois signé de Michel Houellebecq (et en italique) : « […] ils s’arrêtèrent pour boire quelque chose Chez Claude, rue du Château-des-Rentiers, qui devait plus tard devenir leur café habituel […]9 »
L’enseigne est glissée sans chichi dans la phrase. On comprend aussitôt de quoi il s’agit. Nombre d’auteurs aiment ainsi bousculer la syntaxe avec un titre d’œuvre ou un nom d’enseigne.
Souci d’exactitude
C’est une pratique observable surtout dans des textes où le respect de l’intégrité de l’enseigne est important : livres d’histoire, guides touristiques, messages publicitaires (acheter un bouquet Au Nom de la Rose10). Ainsi, dans Le Roman de Bruxelles11, on peut lire, à propos de Jacques Brel :

La préposition est intégrée à l’enseigne, c’est un fait. Est-ce vraiment gênant de l’y laisser, quand c’est la meilleure solution ? La capitale, associée ou non à l’italique, guide la lecture. De même, on distingue sans problème « parcourir le monde » de « parcourir Le Monde » ou « lire sur la route » de « lire Sur la route ». L’enseigne, comme le titre d’œuvre, est à lire d’un bloc.
- La Grammaire du français, Belin, 1997, p. 345. ↩︎
- « Les noms des entreprises, des administrations, etc. », Orthotypographie. Règles de typographie française [en ligne]. Consulté le 21 février 2025. ↩︎
- Institution fondée en 1836, située à Perrache et familièrement appelée « la Georges ». Site officiel : Brasserie Georges. ↩︎
- « Lyon 1er. Au Petit Bouchon Chez Georges, un des meilleurs ! », La Tribune de Lyon, 30 septembre 2021 [en ligne]. Consulté le 21 février 2025. ↩︎
- Précisons tout de même que cet énoncé laisse dans l’incertitude quant à l’enseigne réelle : Riri (ou Henri) peut n’être que le prénom du patron. ↩︎
- Site officiel : Chez Papa. ↩︎
- On peut même imaginer un récit où les personnages iraient tantôt chez Charlie (à son domicile), tantôt Chez Charlie (à son bar). ↩︎
- Gilles Vincent, Beso de la muerte, Les éditions du 38, 2023, ch. 7 [livre numérique]. ↩︎
- La Carte et le Territoire, Flammarion, 2010, p. 111. Je dois cet exemple et celui de Perec à une discussion de 2010 sur le forum abclf. ↩︎
- Franchise de fleuristes spécialisés dans cette fleur. Site officiel : Au Nom de la Rose. ↩︎
- José-Alain Fralon, éd. du Rocher, 2008. ↩︎