Souvenirs de Jeanne Humbert, qui fut correctrice après la Seconde Guerre

Couverture du livre "La Mémoire des femmes. Sept témoignages de femmes nées avec le siècle", de Christiane Germain et Christine de Panafieu, éd. Sylvie Messinger, 1982.

Dans La Mémoire des femmes (éd. Syl­vie Mes­sin­ger, 1982), Chris­tiane Ger­main et Chris­tine de Pan­afieu ont don­né la parole à des « femmes nées avec le [xxe] siècle ». Elles « sont pas­sées de la lampe à pétrole à l’informatique, elles ont vécu deux guerres, le déve­lop­pe­ment indus­triel, l’avènement du vote des femmes, l’invention des congés payés et des lois sociales, l’arrivée de la télé­vi­sion et le voyage vers la lune ».

Par­mi ces femmes, Jeanne Hum­bert (née Rigau­din, 1890-1986). Au moment de l’entretien, elle a 91 ans et « occupe avec sa fille » un « petit appar­te­ment en sous-sol » dans le sei­zième arron­dis­se­ment de Paris. Veuve d’Eugène Hum­bert (1870-1944), grande figure du mou­ve­ment néo­mal­thu­sien, elle a publié avec lui des jour­naux mili­tants, Géné­ra­tion consciente (1908-1914) puis La Grande Réforme (1931-19391), ce qui « leur a valu des per­sé­cu­tions et des années pas­sées en pri­son ». Par­mi leurs amis de l’é­poque figure le mili­tant anar­chiste et cor­rec­teur d’im­pri­me­rie Louis Lecoin.

Eugène Humbert entre Eugénie de Bast (à g.) et Jeanne (à dr.), devant le journal "Génération Consciente", 27, rue de la Duée, Paris 20e, 1909. Debout : Eugénie de Bast. Carte postale.
Eugène Hum­bert entre ses deux com­pagnes2, Eugé­nie de Bast (à g.) et Jeanne (à dr.), devant le jour­nal Géné­ra­tion consciente, 27, rue de la Duée, Paris 20e, 1909. Carte pos­tale. Archives Jeanne Hum­bert / Ins­ti­tut inter­na­tio­nal de l’his­toire sociale d’Amsterdam.

Après la mort de son mari, « elle conti­nue à défendre leurs idées, écri­vant des bio­gra­phies des grands néo­mal­thu­siens et des articles pour les jour­naux liber­taires comme Le Réfrac­taire » (1974-1983, fon­dé et diri­gé par une autre cor­rec­trice célèbre, May Pic­que­ray3). « Je n’ai pas pu en assu­mer la direc­tion, car, à la suite de mes condam­na­tions, je suis pri­vée de mes droits civiques », a-t-elle pré­ci­sé au Monde, en 19804.

Dans le pas­sage repro­duit ci-des­sous, Jeanne Hum­bert évoque son expé­rience de cor­rec­trice d’im­pri­me­rie après guerre, expé­rience que ne men­tionnent ni sa fiche Wiki­pé­dia ni celle du Mai­tron.

« J’ai com­men­cé à tra­vailler à dix-huit ans. Avant, j’a­vais fait des études. D’a­bord à l’é­cole [jus­qu’au cer­ti­fi­cat d’é­tudes pri­maires5], ensuite, j’ai pris des cours par­ti­cu­liers de sté­no et de dac­ty­lo­gra­phie chez un pro­fes­seur, qui était une ancienne ensei­gnante. En plus des cours de sté­no­gra­phie, elle m’en­sei­gnait la phi­lo­so­phie, parce qu’elle sen­tait que je m’in­té­res­sais à ça. […] Si j’ai choi­si la for­ma­tion de secré­taire, c’est parce que je ne voyais pas d’autre embauche. [Elle a aus­si fré­quen­té les uni­ver­si­tés populaires.]

[…]

« Après la mort de mon mari [« tué le 25 juin 1944 dans le bom­bar­de­ment [amé­ri­cain] de l’hô­pi­tal d’A­miens »], j’ai tra­vaillé pen­dant cinq ans comme cor­rec­trice dans une impri­me­rie, rue Laffit[t]e [Paris 9e]. Plus tard, j’ai cor­ri­gé une par­tie de la Pléiade pour Gal­li­mard, et des bre­vets pour l’Im­pri­me­rie Natio­nale. Cela, je le fai­sais à la maison.

Jeanne et Eugène Humbert vers 1934. Photographie.
Jeanne et Eugène Hum­bert vers 1934. « Pen­dant [les] entre­tiens, elle se tient assise à côté du por­trait de son mari qui semble être pré­sent plus de trente-cinq ans après sa mort. » Archives Jeanne Hum­bert / Ins­ti­tut inter­na­tio­nal de l’his­toire sociale d’Amsterdam.

« À l’im­pri­me­rie, j’é­tais avec de jeunes col­lègues. Ils tra­vaillaient un peu dans le désordre. Je leur disais : « Il faut pro­cé­der de façon régu­lière et ration­nelle. » On cor­ri­geait des copies à très petits carac­tères. Quand ils allaient les cher­cher chez les typo­graphes, ils com­men­çaient par ce qu’il y avait de plus facile. Je leur racon­tais que lorsque j’é­tais petite, ma mère me disait : « Dans le tra­vail, il faut que tu com­mences par le plus dif­fi­cile, après ça ira tout seul. »

Un petit bureau mal aéré près des toilettes

« À l’im­pri­me­rie, je tra­vaillais dans un bureau minus­cule à la lumière élec­trique toute la jour­née. Il y avait une petite fenêtre en hau­teur, qui s’ou­vrait sur le cou­loir qui nous sépa­rait de la grande salle des machines, de la salle où il y avait les typos, le marbre et l’a­te­lier des lino­types. Le cou­loir don­nait sur la rue et, à côté de la porte, il y avait des cabi­nets. J’aime mieux vous dire que la concierge ne les soi­gnait pas par­ti­cu­liè­re­ment, et il fal­lait tou­jours vivre portes et fenêtres fer­mées. J’ai vécu là-dedans pen­dant cinq ans, sans me repo­ser une seule jour­née, sans être malade jamais. Sou­vent, quand il était six heures, on me disait que du tra­vail venait d’ar­ri­ver. Et on me deman­dait si je pou­vais don­ner une ou deux heures de plus. Au lieu de m’en aller à dix-huit heures, je par­tais à vingt heures. On com­men­çait à huit heures. Je me levais à six heures pour faire ma toi­lette ; je par­tais à sept heures. Je pre­nais mon petit déjeu­ner à côté du Temps, sur les bou­le­vards6. À midi, une heure de bat­te­ment, pas le temps de ren­trer. J’al­lais dans une bras­se­rie, prendre un thé avec une tartine.

« L’im­pri­me­rie n’a­vait pas de crèche, il n’y avait pas d’a­van­tages sociaux. J’a­vais des assu­rances sociales, et j’é­tais payée comme un homme. Il y avait un cor­rec­teur de pre­mière, qui fai­sait la « morasse », la der­nière cor­rec­tion. Il tou­chait un peu plus que nous. Quand il par­tait en vacances, c’est moi qui fai­sais son tra­vail et c’est moi qui tou­chais son salaire. Il y avait des typo­graphes, des lino­ty­pistes, beau­coup étaient des femmes. Les hommes se renou­ve­laient sou­vent. On voyait beau­coup d’i­vrognes dans cette cor­po­ra­tion. Avant d’y entrer, je me disais que ce devait être une cor­po­ra­tion tout de même assez évo­luée, parce qu’elle tra­vaille dans ce qui s’im­prime. J’ai été déçue. Et quand je pense aux fautes que fai­saient ces gens dans leurs copies ! »

☞ À com­pa­rer au Témoi­gnage de M. Dutri­pon, cor­rec­teur d’épreuves, 1861.


  1. Source des dates : Pas­taud. ↩︎
  2. Pré­ci­sion don­née par Télé­ra­ma : Tho­mas Bécard, « Jeanne Hum­bert, une enra­gée sur le front de la régu­la­tion des nais­sances », publié le 30 avril 2021, mis à jour le 27 février 2023. Consul­té le 22 mars 2025. ↩︎
  3. Voir « Cor­rec­teurs et cor­rec­trices célèbres ». ↩︎
  4. Fran­cis Ron­sin, « Les com­bats anti­na­ta­listes de Jeanne Hum­bert, l’in­sou­mise », Le Monde,  23 juin 1980. Consul­té le 22 mars 2025. ↩︎
  5. Selon Wiki­pé­dia. ↩︎
  6. Il s’a­git déjà du jour­nal Le Monde, puisque Le Temps s’est sabor­dé le 28 novembre 1942. « Après guerre, le jour­nal est visé par l’or­don­nance du 30 sep­tembre 1944 sur les titres ayant paru sous l’oc­cu­pa­tion de la France par l’Al­le­magne, ses locaux situés no 5 de la rue des Ita­liens sont réqui­si­tion­nés et son maté­riel est sai­si. Le Monde, qui com­mence à paraître en 1944, sera le béné­fi­ciaire de cette confis­ca­tion : la typo­gra­phie et le for­mat res­te­ront long­temps héri­tés du Temps. » (Wiki­pé­dia.) ↩︎