Henry Miller, correcteur du “Chicago Tribune”, à Paris, en 1932

En 1930, l’é­cri­vain amé­ri­cain Hen­ry Mil­ler (1891-1980) s’ins­talle seul à Paris, où ses pre­miers mois de bohème sont misé­rables. En mars 1932, il est embau­ché comme cor­rec­teur de l’édition pari­sienne du Chi­ca­go Tri­bune, grâce à l’é­cri­vain bri­tan­nique Alfred Per­lès, qui y était employé. Il relate cette expé­rience dans un roman qu’il a déjà com­men­cé à écrire — avec une liber­té de ton qu’il veut totale — et qui sera célèbre : Tro­pique du Can­cer. Extraits.

« […] Assis dans ma petite niche, tous les poi­sons que le monde répand chaque jour passent à tra­vers mes mains. Je ne me souille même pas le bout de l’ongle. Je suis abso­lu­ment immu­ni­sé. Je suis même plus pépère qu’un gars du labo­ra­toire, parce que je n’ai pas d’odeurs nau­séa­bondes ici, tout juste l’odeur du plomb brû­lant. Le monde peut sau­ter ! — je n’en serai pas moins ici, à mettre une vir­gule ou un point-virgule. […]

« […] Un bon cor­rec­teur d’épreuves n’a ni ambi­tion, ni orgueil, ni cafard. Un bon cor­rec­teur d’épreuves est un peu comme Dieu tout-puis­sant : il est dans le monde, mais n’en fait pas par­tie. Il en tient pour le dimanche seule­ment. Le dimanche est sa nuit de repos. Le dimanche, il des­cend de son pié­des­tal et montre son der­rière aux fidèles. Une fois par semaine il se met à l’écoute pour cap­ter tous les cha­grins pri­vés et la misère du monde ; et ça lui suf­fit pour le reste de la semaine. Le reste de la semaine, il demeure dans les maré­cages d’hiver gla­cés, il est l’absolu, l’impeccable abso­lu, avec seule­ment une cica­trice de vac­ci­na­tion pour le dis­tin­guer de l’immense vide.

« La plus grande cala­mi­té pour un cor­rec­teur, c’est la menace de perdre sa place. Quand nous nous réunis­sons pen­dant la pause, la ques­tion qui nous fait cou­rir un fris­son dans le dos, est : qu’est-ce que tu feras si on te fout à la porte ? […]

« Cette vie, qui, si j’étais un homme ayant encore de l’honneur, de l’orgueil, de l’ambition et ain­si de suite, m’apparaîtrait comme le der­nier éche­lon de la dégra­da­tion, je l’accueille avec joie main­te­nant, comme un malade accueille la mort. C’est une réa­li­té néga­tive, juste comme la mort — une espèce de para­dis sans la souf­france et la ter­reur de la mort. Dans ce monde chtho­nien la seule chose d’importance est l’orthographe et la ponc­tua­tion. Peu importe la nature de la cala­mi­té, pour­vu qu’elle soit ortho­gra­phiée cor­rec­te­ment. […] Rien n’échappe à l’œil du cor­rec­teur, mais rien ne pénètre à tra­vers sa cotte de mailles. »

Hen­ry Mil­ler, Tro­pique du Can­cer [1934], trad. de l’anglais (États-Unis) par Paul Rivert, Denoël, 1945.