Georges Brassens et le métier de correcteur (suite)

« Ce tra­vail-là nous res­semble quand même un peu mieux que tous les autres. » C’est du métier de cor­rec­teur que Georges Bras­sens parle ain­si à son ami Roger Tous­se­not, dans une lettre de 1948. Il vient de lui annon­cer avoir « failli [lui] trou­ver un emploi […] à Ce soir [grand quo­ti­dien com­mu­niste, 1937-1953]. Hélas, il aurait fal­lu y son­ger plus tôt1. »

Dans l’impasse Flo­ri­mont (Paris 15e), où il par­tage le petit logis de Jeanne et Mar­cel, on ne mange pas tous les jours. Bras­sens accepte assez stoï­que­ment les aléas de la vie d’artiste, que d’autres avant lui, comme Bau­de­laire, ont connus. La cor­res­pon­dance, entre Paris et Lyon, avec Tous­se­not lui est pré­cieuse. « […] tu es l’ami du meilleur de moi-même2 », lui écrit-il joli­ment. Ou encore : « En regret­tant ton absence phy­sique, je ne t’envoie pas notre ami­tié puisqu’elle réside chez toi, mais je te prie d’en user à ta guise3. » 

J’avais déjà écrit sur l’expérience de Bras­sens comme secré­taire de rédac­tion et cor­rec­teur du jour­nal Le Liber­taire. La lec­ture des Lettres à Tous­se­not, publiées en 20014, apporte un bon complément. 

C’est au siège de cet heb­do­ma­daire anar­chiste, quai de Val­my, que le phi­lo­sophe et le poète se ren­contrent. Ils ont alors res­pec­ti­ve­ment 20 et 25 ans. « Bras­sens pro­pose les articles de Tous­se­not à la rédac­tion qui les refuse. N’appréciant pas que l’on “cen­sure”, rec­ti­fie ou dis­cute ses choix, il quitte le jour­nal en jan­vier 1947 », raconte l’éditrice du recueil. Dans l’in­ti­mi­té de sa rela­tion avec Tous­se­not, Bras­sens qua­li­fie le jour­nal de « glos­saire d’idioties5 » et résume son équipe à « une ving­taine de cré­tins6 ». Admi­ra­teur exi­geant des textes de son ami, il lui écrit : « […] je dirai que tout ce que tu fais, tout ce que tu écris vau­drait que l’on créât un jour­nal ou une revue digne de nous. J’y ai son­gé7. »

À l’é­té 1948, Hen­ri Bouyé, qui vient de quit­ter la Fédé­ra­tion anar­chiste dont il était secré­taire géné­ral, décide de créer un nou­veau jour­nal. L’Anarchiste doit démar­rer comme men­suel avant de pas­ser heb­do­ma­daire. Bras­sens accepte d’en être rédac­teur en chef, dans l’espoir d’y pla­cer ses propres textes et ceux de Tous­se­not (« Bouyé devra me subir et te publier inté­gra­le­ment. C’est la condi­tion fon­da­men­tale de ma col­la­bo­ra­tion au jour­nal8 »). Mais, pré­cise-t-il, « je serai sur­tout char­gé de rendre les articles lisibles9 », ce qui ne l’enchante guère : « Mon Dieu, que d’améliorations de copies en pers­pec­tive ! Ce n’est pas du jour­na­lisme, c’est de la cor­rec­tion de devoirs10 ! » Ce jour­nal ne ver­ra pas le jour11.

Bras­sens gar­de­ra des sym­pa­thies anar­chistes, mais ne mili­te­ra plus jamais. Il est lan­cé dans la chan­son par Pata­chou en 1952. La cor­res­pon­dance avec « [s]on cher vieux », décli­nante depuis la fin de 1951, s’interrompt défi­ni­ti­ve­ment, mais le chan­teur lui ren­dra visite à Lyon, durant ses tour­nées ou en reve­nant de Sète, en 1953 et 1954. Roger Tous­se­not mour­ra à 38 ans, le 31 mai 1964, dans le plus grand dénue­ment. Bras­sens paie­ra ses obsèques. Il ne quit­te­ra l’impasse Flo­ri­mont qu’en 1967.

Georges Bras­sens, Lettres à Tous­se­not, 1946-1950, recueil com­po­sé par Janine Marc-Pezet, Tex­tuel, 2001, 224 pages.

Couverture des "Lettres à Toussenot, 1946-1950," de Georges Brassens,  Textuel, 2001.

  1. Lettre du 20 août 1948. ↩︎
  2. Lettre du 16 novembre 1948. ↩︎
  3. Lettre du 15 juin 1948. ↩︎
  4. Les lettres de Tous­se­not n’ont pas été retrou­vées. ↩︎
  5. Lettre du 29 mars 1948. ↩︎
  6. Lettre du 2 octobre 1946. ↩︎
  7. Lettre du 29 mars 1948. ↩︎
  8. Lettre du 9 sep­tembre 1948. ↩︎
  9. Lettre du 24 juillet 1948. ↩︎
  10. Lettre du 15 juillet 1948. ↩︎
  11. Bras­sens a aus­si ten­té de tra­vailler dans un ate­lier de reliure, mais « l’au­to­ri­ta­risme » du direc­teur l’a fait fuir. Il raconte à Tous­se­not : « Songe qu’il a eu cette audace de me dire d’un ton tran­chant que la pipe est un ins­tru­ment qui sent mau­vais de l’avis des clients, et, bro­chant sur le tout, il m’a inti­mé ex abrup­to l’ordre d’aller remettre une feuille de papier qu’il appe­lait une fac­ture à un mon­sieur que je n’avais jamais ren­con­tré et à qui je n’avais pas été pré­sen­té. J’aurais fini par l’attraper et le balan­cer par la fenêtre. J’ai choi­si la pru­dence » (lettre du 10 avril 1949). ↩︎